Intervention de Marianne Bel

Mission d'information Illectronisme et inclusion numérique — Réunion du 17 juin 2020 : 1ère réunion
Table ronde des associations en téléconférence

Marianne Bel, chargée de projet de l'apprentissage du français à La Cimade :

Merci beaucoup pour cette invitation. La Cimade accompagne des personnes migrantes depuis 80 ans. J'aborderai le sujet de l'illectronisme à travers deux angles : celui de l'accès au droit et celui de l'apprentissage du français.

Je commencerai par vous exposer une situation qui est apparue pendant la période de confinement et démontre à quel point il importe de penser la question du numérique de façon globale, pour toutes et tous, dans l'objectif de favoriser le vivre ensemble. Au début de la période de crise sanitaire, nous avons constaté la difficulté des personnes loin du numérique et dites « alpha », c'est-à-dire ayant des difficultés avec la lecture et l'écriture du français, par rapport à l'acquisition d'attestations de déplacement dérogatoires. Sans imprimante ni téléphone, ne sachant pas écrire le français, beaucoup se sont retrouvées dans des situations peu confortables, ajoutant du stress dans une période déjà anxiogène. Cette situation, pendant laquelle les personnes pouvaient être verbalisées, n'a pas touché que des allophones, c'est-à-dire des personnes ne parlant pas français, mais aussi les personnes en situation d'illettrisme. Celui-ci concerne en France 12,5 millions de personnes. Par la suite, des attestations simplifiées avec pictogrammes ou des attestations en ligne ont pris le relais. Ces nouvelles attestations ont solutionné certains cas, mais pas tous. L'univers du numérique propose de nouvelles solutions, mais pose aussi d'autres problématiques, qui ne doivent pas être négligées, en ce qu'elles peuvent être facteurs d'encore davantage d'exclusion et de précarité.

La Cimade dresse ce constat depuis plusieurs années au regard de la dématérialisation des prises de rendez-vous en préfecture et en sous-préfecture. Ces demandes de rendez-vous via internet sont soit proposées soit obligatoires, pour déposer une demande de première délivrance de titre de séjour ou pour son renouvellement. Depuis 2020, certaines préfectures, comme la Loire-Atlantique, la Seine-Maritime ou l'Hérault ont commencé à rendre obligatoire le dépôt dématérialisé de ces demandes. Pour obtenir une convocation à leur préfecture, la personne doit remplir un formulaire en ligne et charger toutes les pièces nécessaires, préalablement scannées. Lorsque ces prises de rendez-vous se font exclusivement par internet, sans alternative en présentiel, elles deviennent un facteur d'exclusion et donnent lieu à la cessation de prise de rendez-vous, et donc à une certaine rupture de l'accès au service public. Les longues files d'attente devant les préfectures que nous avons connues pendant si longtemps disparaissent parfois, et le numérique rend alors invisibles des drames. Nous espérons fortement que la France ne s'embourbera pas dans ces pratiques et proposera de nouveau, partout en France, des alternatives au numérique. Le Conseil d'État a rappelé le 27 novembre dernier que la réglementation applicable reconnaît l'absence d'obligation pour les usagers de l'administration d'utiliser internet pour accomplir leurs démarches. L'État ne saurait donc rendre obligatoire l'usage d'internet pour les démarches administratives, notamment en matière de droit des étrangers. Il est donc nécessaire de penser non seulement l'inclusion numérique mais aussi le maintien d'alternatives effectives. Le tout-numérique dans l'accès au droit peut être facteur d'exclusion, et ainsi accentuer la précarité.

Pour l'apprentissage du français, pendant la période de confinement, malgré la difficulté d'échanger dans une langue étrangère sans être physiquement présent, des rencontres et une chaîne de solidarité ont pu se mettre en place grâce au numérique. Nous avons néanmoins constaté que ce changement de méthode n'était pas possible ou évident pour toutes les personnes que nous accompagnions et les bénévoles. Bien que nous ayons pu garder le lien avec certains et réinventer nos pratiques, nous n'avons pas pu le faire avec tous. Cette problématique est liée à celle de l'apprentissage de la langue française et de l'alphabétisation. Aujourd'hui, le numérique est omniprésent dans le quotidien de tous. Nous l'intégrons ainsi à travers des supports tels que le téléphone, les emails, l'utilisation des bornes de retrait d'argent, de tickets de bus, de métro et de train dans nos ateliers sociolinguistiques. Depuis le confinement, l'utilisation des applications et sites d'apprentissage du français en ligne est bien plus fréquente. Forts de ces expérimentations, nous réfléchissons à la mise en place de classes numériques, en parallèle et en complément de nos ateliers. L'inclusion numérique pose trois questions : la formation de nos bénévoles (majoritairement retraités) aux outils numériques, l'utilisation de matériel et donc de moyens pour intégrer pleinement le numérique à nos pratiques, et enfin l'accès au numérique pour les personnes précaires (matériel, connexion wifi ou 4G). Nous posons aujourd'hui la question de savoir si cet accès devrait, en 2020, être considéré comme étant un besoin de première nécessité.

Je terminerai en citant une belle initiative favorisant l'accès au numérique : Bibliothèques sans frontières met gratuitement à disposition, dans les laveries, des livres, des ordinateurs équipés d'un accès internet ainsi que des bibliothécaires pour accompagner les utilisateurs.

Le numérique offre la possibilité d'aller plus loin dans nos pratiques et de continuer à exporter nos actions hors de nos locaux, en étant au plus proche des personnes que nous accompagnons. Néanmoins, toutes celles-ci n'y ont pas accès. C'est la raison pour laquelle La Cimade envisage le numérique comme un complément de ses actions en présentiel, et demande, pour les démarches administratives, sociales et sanitaires, l'apprentissage du français et le vivre-ensemble, de favoriser l'accès au numérique, mais non le tout-numérique.

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