Intervention de Joël Guerriau

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 24 juin 2020 à 9h35
Vision stratégique de l'armée de terre — Audition du général thierry burkhard chef d'état-major de l'armée de terre

Photo de Joël GuerriauJoël Guerriau :

Ces dernières années ont été marquées par des conflits en apparence asymétriques, recourant notamment à des combattants anonymes, appartenant pourtant à des armées régulières. Je songe notamment à la Crimée et à la Syrie, où les soldats retiraient leurs écussons. Cependant, la force Barkhane combat toujours des groupes organisés en guérilla. Comment gérez-vous ce type de conflit, qui nécessite un savoir-faire particulier au contact des populations, et implique de consacrer une part importante de ses forces au renseignement ?

En termes de capacités technologiques et opérationnelles militaires, quels écarts doivent-ils être corrigés vis-à-vis de nos ennemis avérés et potentiels, de nos partenaires, mais aussi de nos alliés ?

Enfin, vous préconisez la conduite d'un exercice de niveau division en 2023, préparant à la manoeuvre multimilieux, dans le cadre d'un conflit majeur, qui permettrait de développer l'interopérabilité interarmées et interalliées dans un scénario de conflit dur, en environnement très dégradé. Ce projet est très ambitieux. De tels exercices permettraient assurément une bonne préparation aux conflits symétriques. Pouvez-vous en évaluer le coût ? Les crédits qui seront votés, affectés à la défense, permettent-ils d'organiser de tels entraînements, de sorte qu'ils soient réellement efficaces en termes d'occurrence, de durée, de matériel, de personnel mobilisé, d'évaluation, etc. ?

Général Thierry Burkhard. Monsieur le sénateur Perrin, vous me demandez quels sont les impacts de la crise COVID sur l'armée de Terre. Premièrement, malgré la crise sanitaire, les opérations auxquelles contribue l'armée de Terre se sont poursuivies, tant en opérations extérieures que sur le territoire national. Deuxièmement, l'armée de Terre s'est engagée dans l'opération Résilience, en faisant effort sur la décentralisation et la subsidiarité. Il a fallu combiner le plus intelligemment possible la poursuite de nos missions et la protection de nos soldats tout en faisant preuve de créativité pour soutenir au mieux les Français, dans le cadre de l'opération Résilience. Les chefs de corps ont réalisé une grande partie de ce travail. Il faut leur rendre hommage.

Autre constat, nous avons réalisé une opération de type va-et-vient : lancement de l'opération, réalisation des missions puis repli et réduction de nos effectifs. Nous ne nous sommes pas englués dans l'opération Résilience, ce qui n'est jamais évident, sur le territoire national. Il n'y a pas eu de très forte visibilité médiatique sur nos missions en dehors du transport des patients par hélicoptères. Ceci s'explique par le fait qu'elles aient été menées à une échelle plus locale.

Nous avons enfin apporté un appui à l'expertise et cette crise nous a appris à découvrir de nouveaux interlocuteurs. Alors que Sentinelle nous fait travailler quasi exclusivement avec les FSI, dans cette crise, nos partenaires ont été très différents. Il s'agissait notamment du monde de la santé, avec les Agences régionales de santé (ARS), ou les hôpitaux. Dans un temps assez court, des détachements de liaison ont été insérés à la cellule de crise du ministère de la Santé ou dans les ARS. Ils ont pu décoder les besoins et proposer l'appui de l'armée de Terre. Je pense que cela a fonctionné globalement de manière assez satisfaisante.

Le pic de cette crise a duré deux mois et demi, et en une quinzaine de jours nous avons trouvé des modes de fonctionnement efficaces. Nous avons également pu apporter notre expertise en matière de planification à d'autres administrations, qui en avaient moins l'habitude.

Nous devons nous préparer à une éventuelle deuxième vague en adoptant une autre posture. Sur la première vague, nous nous sommes avant tout protégés. Pour la deuxième vague, forts de notre expérience, et des études de santé qui doivent nous y aider, nous devons avoir pour objectif de protéger et de maintenir au meilleur niveau notre capacité opérationnelle.

La réserve a été engagée dans l'opération Résilience à hauteur de 900 réservistes Terre. En effet, pour une crise particulière, il n'était pas opportun de déployer massivement la réserve, alors que du personnel d'active était disponible. Enfin, ne sachant pas si la crise durerait deux ou six mois, il aurait été déraisonnable d'engager d'emblée un volume important de réservistes.

Lorsque la crise a débuté, j'ai souhaité maintenir à tout prix les activités de préparation opérationnelle pour les unités qui allaient être projetées dans les six mois à venir. Les risques sanitaires étaient incomparablement plus faibles que les menaces auxquelles nos unités s'apprêtaient à faire face dans six mois, lorsqu'elles se trouveraient confrontées aux Groupes armés terroristes et à des engins explosifs improvisés en BSS. En guise d'exemple, le centre de préparation opérationnelle de Canjuers devait recevoir le 35e régiment d'infanterie de Belfort, qui venait de l'une des zones les plus frappées par l'épidémie. Des voix se sont ainsi opposées à sa venue, craignant une contamination. Certains élus s'en sont également fait l'écho.

A contrecoeur et dans une logique d'apaisement, j'ai décidé de basculer le 35e RI à Suippes, où il a pu réaliser sa préparation opérationnelle, dans des conditions cependant moins bonnes que celles du centre de Canjuers. Chacun doit tirer des enseignements de cette crise où la logique de l'émotion l'a parfois emporté sur la rationalité.

Madame Conway-Mouret, vous vous souciez de la ressource humaine et vous avez raison, l'armée de Terre vit de sa ressource humaine. Il s'agit d'un combat permanent, où jamais rien n'est définitivement acquis. L'année dernière, nous avons atteint nos objectifs quantitatifs et qualitatifs. Cette année, l'interruption de deux mois et demi de notre plan de recrutement pour les militaires du rang représentera un retard potentiel de 2 000 hommes. Pour les officiers, le recrutement a lieu annuellement, au mois de juin ou de juillet. Il n'y aura donc pas de déficit. Enfin, l'Ecole nationale des sous-officiers d'active (ENSOA) de Saint-Maixent n'a dû supprimer qu'une seule promotion de semi-directs, c'est-à-dire de caporaux en régiment passant des stages pour devenir sous-officiers. Ils pourront donc être répartis sur d'autres promotions, et le retard sera rattrapé au début de l'année 2021.

Les centres de recrutement pour les militaires du rang ont rouvert début mai. Pour une très grande majorité, les candidats n'ont pas renoncé à leur projet d'engagement et viennent aujourd'hui se présenter pour finaliser leur dossier. Pour autant, nous ne pourrons pas tout absorber. Il existe plusieurs goulots d'étranglement, à commencer par le recrutement lui-même. Par la suite, les capacités des centres de formation initiale ne sont pas extensibles. Pour l'heure, je n'ai pas d'inquiétude particulière à l'idée du risque sanitaire que représente la vie en collectivité. Nous aurons une vision un peu plus fine de cette situation au mois de septembre. J'aurais plutôt tendance à penser qu'à la fin de l'année, il ne pourrait manquer que 400 hommes par rapport aux 2 000 prévus. Les mesures d'assouplissement que vous avez votées nous permettront sans doute de compléter ces effectifs.

La durée moyenne de service de nos militaires du rang est d'environ cinq ans et demi en moyenne, ce qui est inférieur à la cible idéale qui est de sept ans. Cela n'est donc pas totalement satisfaisant et nous devons continuer à progresser. Par comparaison, dans le civil, une population identique change d'emploi en moyenne tous les dix-huit mois.

Madame la sénatrice Conway-Mouret, le SNU n'est encore qu'un projet. Je devais cependant le faire figurer dans notre vision stratégique, car l'armée de Terre participe à son expérimentation. Mais cela s'inscrit dans une vision de la jeunesse plus large, dont le SNU n'est qu'un élément parmi d'autres. Il est naturel que, dans la vision stratégique, l'armée de Terre ait une ambition jeunesse. Comme officier, j'estime que les armées ont quelque chose à lui apporter. Comme chef d'état-major de l'armée de Terre, je ne peux que m'y intéresser dans une logique de recrutement.

En se préparant au conflit de haute intensité, l'armée sera prête pour des opérations de moyenne intensité comme en BSS ou pour des opérations sur le territoire national. Qui peut le plus peut le moins. Se préparer à un conflit majeur ne veut pas dire que nous allons délaisser le territoire national, ni que nous ne serons pas en mesure d'agir toujours efficacement dans l'opération Barkhane, bien au contraire.

Madame Conway-Mouret, vous dîtes que la perspective d'une guerre Etat contre Etat n'apparaît pas dans le livre blanc de 2013 et vous avez raison, mais cette perspective est toutefois traitée dans la revue stratégique de 2017.

La vision stratégique est construite sous enveloppe du budget prévu par la LPM. Néanmoins, depuis son vote, l'accentuation de certaines menaces rend nécessaire la prise en compte de nouveaux besoins pour y faire face. Se pose également la question du niveau technologique et du coût de possession de nos matériels. Un juste équilibre doit être trouvé. Il ne faudrait pas que le coût du maintien en condition opérationnelle (MCO) augmente en proportion du budget de la défense car cela obèrerait notre capacité à nous entraîner. Il y a également un équilibre à trouver en matière de contractualisation du MCO. Nous avons verticalisé certains contrats de MCO ce qui a de très nombreux avantages. Toutefois, cela a un coût supplémentaire. Le risque pour l'armée de Terre est que ce coût entame le budget de la préparation opérationnelle, qui est déterminante. Il ne sert à rien d'investir dans du matériel, si nous n'entraînons pas nos hommes avec. Cette question est liée par ailleurs à celle de la fidélisation. Un pilote de char Leclerc qui ne roule que 25 heures par an ne pourra pas être satisfait. Il faut lui donner les moyens de s'entraîner et notamment avec son matériel.

Monsieur le sénateur Bockel, vous abordez la question de la réserve. Cette réserve est un élément essentiel car elle contribue à la masse en complément de l'armée d'active. Nous avons largement progressé dans l'emploi de la réserve depuis 2015 comme en témoigne l'engagement des réservistes dans l'opération Sentinelle, en complément de l'active.

Dans le cadre de la vision stratégique, nous visons une armée de Terre durcie dans son ensemble, ce qui inclut la réserve. L'objectif à court terme est la remontée en puissance de l'armée d'active et c'est sur elle que je fais porter initialement mon effort. C'est dans cette phase-là que nous devrons également nous pencher sur la manière dont est gérée administrativement la réserve. Il existe de nombreuses marges d'amélioration, mais nous avançons rapidement en la matière.

Pendant les premières années où l'armée de Terre d'active commencera à se durcir, je souhaite que nous réfléchissions au rôle de la réserve en cas de conflit de haute intensité. Nous ferons des propositions. Nous pouvons ne rien changer, avec une réserve maintenue dans un rôle de protection, et une formation militaire assez basique. Au contraire, nous pouvons souhaiter qu'elle s'engage plus avant. Nous reviendrions alors à des missions comparables à celles de la Défense opérationnelle du territoire (DOT), avec des régiments plus équipés et mieux entrainés. Enfin, nous pouvons envisager que dans la haute intensité, la réserve, au moins en partie, soit un complément à l'armée d'active. Cela impliquerait un effort budgétaire particulier dans la future LPM. La création d'une éventuelle batterie d'artillerie de réservistes exigerait par exemple des canons, des obus pour s'entraîner, et des formations spécifiques.

Monsieur le sénateur Vial, nous avons beaucoup progressé en ce qui concerne la politique de défense, de diplomatie et de développement (3D). Cela a exigé du temps. Un conseiller développement a été mis en place auprès du COMANFOR Barkhane, chargé de l'interface avec les différents ambassadeurs, et l'AFD. La cohérence est indispensable. Si nous conduisons des opérations dans une zone donnée, nous devons créer une situation sécuritaire favorable et mettre en oeuvre, en parallèle, le développement et la diplomatie, pour améliorer la vie des habitants et réinstaller la gouvernance.

La coopération de défense est une piste importante. Les armées du G5 progressent. Nous devons trouver le meilleur type d'accompagnement. A cet effet, le centre pour le partenariat militaire opérationnel (CPMO) a été créé. Il s'agit d'une véritable stratégie dans la continuité où existent différents types de coopérations. La coopération opérationnelle est celle des unités sur le terrain. La coopération structurelle permet par exemple à des coopérants de se rendre dans des écoles de formation étrangères. De même, nous accueillons des stagiaires étrangers à l'école de guerre. Au-delà de la formation, certains officiers se retrouveront demain sur le terrain.

Monsieur le sénateur Cazeau, la prise en compte de la menace cyber est essentielle à la protection de nos réseaux. Nous avons largement progressé en la matière, bien qu'il faille demeurer humble. Un adversaire qui consacre des moyens suffisants à une attaque cyber parviendra probablement à la mener à bien. Nous devons être particulièrement vigilants dans le domaine du combat infovalorisé qui s'appuie largement sur des réseaux. Ces derniers doivent être protégés et surveillés. Mais nous devons aussi nous préparer à combattre dans le cas où ces réseaux ne fonctionneraient plus.

En matière de coopération européenne, le projet Capacités motorisées (CAMO) avec la Belgique est exemplaire. Nous entretenons de très bons rapports avec ce pays, qui envisage de projeter avec nous en 2021 un sous-groupement tactique interarmes (SGTIA) en BSS. Nous menons des entraînements en commun. De même, la Belgique est intégrée dans l'élaboration de la doctrine opérationnelle SCORPION. Nos partenaires majeurs sont par ailleurs le Royaume-Uni, les États-Unis, et l'Allemagne.

La question de l'interopérabilité avec nos alliés est avant tout une affaire de systèmes d'information et de commandement (SIC). L'enjeu d'un système de commandement et de communication est central en termes d'interopérabilité européenne.

Monsieur le sénateur Laurent, le lien entre l'armée et la nation est un élément essentiel et structurant. Nous y prêtons attention mais c'est un effort collectif de l'armée vers la nation et de la nation vers l'armée. Les efforts de l'armée de Terre s'incarnent par exemple au travers du développement de notre réseau de réservistes citoyens. Nous entretenons aussi des espaces de réflexion avec le monde civil, comme avec le Groupe de réflexion Terre.

Monsieur le sénateur Guerriau, par opposition au combat symétrique, dans le combat asymétrique le renseignement a une part encore plus importante parce que l'ennemi se dissimule et qu'il est nécessaire de le localiser, y compris quelquefois au sein des populations. Mais le renseignement est essentiel aux opérations, quelles qu'elles soient.

L'exercice divisionnaire se fera en lieu et place de plusieurs autres exercices habituels, de moindres importances. En conséquence, d'après une première estimation, le surcoût devrait être maîtrisé.

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