Merci à tous de votre présence pour examiner le rapport d'information qui nous a été confié par le groupe de suivi sur la stratégie industrielle, à mon collègue Olivier Henno et moi-même, sur la réforme de la politique européenne de concurrence. Lorsque nous avons commencé nos travaux en milieu d'année dernière, le contexte politique était très différent : nous ne pressentions aucune ouverture franche de la part de la Commission européenne sur une éventuelle réforme. Le rejet de la fusion entre Alstom et Siemens et la compétition accrue entre blocs économiques avaient pourtant placé la politique de concurrence sous le feu des critiques. Un an plus tard, des évolutions concrètes se matérialisent enfin. La réflexion autour de l'avenir de la politique de concurrence européenne s'accélère. Quel rôle doit-elle jouer dans la politique économique dans les décennies à venir ? Quelle sera son articulation avec les autres leviers de la politique commerciale et surtout industrielle ? Ses outils sont-ils toujours pertinents dans une économie mondialisée et numérisée ? Nous espérons que nos douze propositions seront portées par la France auprès des institutions européennes et contribueront à nourrir les débats législatifs qui s'annoncent.
La politique de concurrence est une compétence exclusive de l'Union, exercée par la Commission européenne. Son objectif est d'assurer la concurrence libre et non faussée entre agents économiques au sein du marché intérieur, garantissant le bon ajustement des prix pour le consommateur et l'ouverture des marchés aux nouveaux entrants. Elle repose sur trois leviers : la lutte contre les ententes et abus de position dominante, visant à empêcher les manipulations de prix ou le partage des marchés par des entreprises au détriment des clients ; le contrôle des concentrations, introduit plus tardivement, par lequel la Commission contrôle les rachats ou fusions d'entreprises afin d'empêcher la constitution de monopoles ou de réduire la concurrence - pour Alstom et Siemens, une fusion n'aurait pourtant représenté que 13 % des parts de marché au niveau mondial, loin du champion mondial chinois à 30 %, et de son second américain à 17 % ; enfin, le contrôle des aides d'État accordées par les pouvoirs publics à leurs entreprises, qui seraient susceptibles d'engendrer des distorsions au sein du marché intérieur.
Il faut d'abord bien distinguer politique de concurrence et compétitivité. La politique de concurrence est un outil de régulation de la concurrence sur les marchés, tandis que l'effort de compétitivité est bien plus large et mobilise d'autres outils, comme la fiscalité, l'innovation, les normes ou les compétences. Politique de concurrence et politique industrielle ne sont donc pas synonymes. C'est au coeur du débat sur les champions européens : si un géant européen était sans nul doute plus compétitif, il réduirait néanmoins la concurrence au sein du marché intérieur.
Ensuite, si la plupart des pays développés ont mis en place une régulation de la concurrence, l'Union européenne a élevé celle-ci à un rang quasi constitutionnel. L'interdiction générale des aides d'État, par exemple, est sans équivalent dans le monde entier, et l'application de la réglementation apparaît plus stricte qu'ailleurs : pensons par exemple aux géants du numérique américains ou aux entreprises publiques subventionnées en Chine.
Ces deux exemples reflètent nos deux constats. La compétition internationale marquée par la montée des puissances émergentes comme la Chine ou l'Inde conduit les États à intervenir davantage en soutien à leurs économies. Les manipulations en matière de politique commerciale, le recours quasi systématique aux subventions publiques pour doper des industries émergentes sont utilisés comme outils de stratégie industrielle par nos concurrents. Je pense par exemple aux entreprises rachetées par des sociétés chinoises à des prix sans lien avec la réalité grâce à des subventions étatiques, ou aux importations facilitées par le dumping qui remplacent nos productions nationales et contribuent à la perte de capacité industrielle de l'Europe.
Ces pratiques, qui créent des distorsions au sein du marché intérieur, échappent le plus souvent au contrôle de la Commission. Celle-ci est contrainte d'examiner le marché pertinent, souvent européen, plutôt que le marché mondial. Elle se limite aussi à un horizon de court terme, rarement supérieur à deux ans, alors que nous anticipons déjà l'arrivée de concurrents étrangers sur le marché intérieur à cinq ans - souvenons-nous d'Alstom et Siemens -, voire à plus long terme... Enfin, certains estiment que la politique de concurrence fait obstacle aux objectifs de politique industrielle, lorsqu'il s'agit de soutenir l'émergence de nouvelles filières européennes : pensons à celle des véhicules électriques, que la Chine subventionne à coup de milliards d'euros, et à l'hydrogène. Si l'Europe ne joue pas le jeu sur l'hydrogène, nous aurons des difficultés.
Ce procès fait à la politique de concurrence doit néanmoins être nuancé. Certes, cette politique tempère l'ampleur de l'intervention publique en faveur des entreprises, et s'oppose à la création, par fusions, de géants européens monopolistiques. Mais elle a atteint ses objectifs : la concurrence sur le marché européen est plus élevée qu'aux États-Unis. Consommateurs et petites entreprises peuvent donc se procurer biens et services à des prix compétitifs. La concurrence encourage aussi les entreprises à innover, permettant à l'Europe de rester dans la course.
Second constat, la politique de concurrence, dont les principes sont simples, s'applique dans un monde de plus en plus complexe. Les secteurs traditionnels, tels que la distribution ou l'industrie, sont bouleversés par des évolutions sociétales et technologiques qui redessinent la structure des marchés. La naissance d'une économie digitale a rebattu les cartes et a donné naissance, en quelques années, à de nouveaux acteurs au pouvoir de marché considérable, notamment les Gafam - Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft. Ces phénomènes échappent en partie aux concepts et aux instruments historiques de la politique de concurrence. Les acquisitions prédatrices de petites start-up innovantes par les géants du numérique passent en dessous des seuils du radar de la Commission européenne. La gratuité des prestations, les avantages concurrentiels conférés par la détention de données, ou les effets de réseaux qui accentuent les positions dominantes ne peuvent pas être pris en compte à travers le seul prisme du prix. Pour que la régulation par la Commission reste pertinente, il faut adapter certains concepts traditionnels à ces nouvelles réalités économiques.
En outre, la politique de concurrence souffre d'une crise d'image. Elle est perçue comme un gendarme, un censeur, plutôt que comme un levier de développement économique et de compétitivité. L'impression de toute-puissance de la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne nuit à l'acceptation de ses décisions. La Commission doit mettre en oeuvre un effort de pédagogie et de transparence vis-à-vis des acteurs économiques.
La politique de concurrence européenne doit évoluer pour rester pertinente et efficace dans notre monde en mutation rapide, sans pour autant remettre en cause ses objectifs et ses principes fondateurs. Nous avons formulé douze propositions en ce sens, et je vous remercie de l'intérêt porté à ce travail, dans l'intérêt des entreprises et de l'Europe.