Avant de commencer, j'aimerais vous rappeler à tous cette citation bien connue de Simone de Beauvoir : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ».
En effet, c'est bien de nécessaire vigilance qu'il est question aujourd'hui : la régression, en quelques semaines, de la représentation des femmes dans les médias audiovisuels, peut être considérée comme un « dommage collatéral » de la crise sanitaire. Ce constat doit aiguiser notre conscience de la fragilité intrinsèque des progrès réalisés au cours des dernières années en la matière.
La crise sanitaire a significativement dégradé - sur une période toutefois circonscrite aux premières semaines du confinement - la représentation des femmes dans les médias audiovisuels.
Les conditions dans lesquelles les médias ont assuré le traitement de cette crise exceptionnelle ont eu, notamment au cours du premier mois de confinement, un impact négatif sur la présence et la visibilité des femmes à l'antenne et dans l'espace médiatique en général. Nous avons assisté au retour de « mauvais réflexes » tendant à privilégier, par exemple, la parole d'experts masculins, en raison de l'urgence, par manque de moyens ou faute d'un carnet d'adresses suffisamment étoffé.
Mais le constat d'une « confiscation » masculine de la parole publique pendant cette crise relève également de facteurs extérieurs sur lesquels les médias audiovisuels n'avaient pas toujours prise.
Nous considérons, à beaucoup d'égards, que les conséquences, aussi brutales que rapides, de cette crise sur la place des femmes dans les médias audiovisuels doivent nous questionner collectivement.
Les différents médias que nous avions auditionnés lors de notre table ronde du 27 février ont bien voulu nous faire part de leurs « retours d'expérience » et de leur analyse des raisons de la régression constatée de la place des femmes sur leurs antennes.
Tous ont constaté par exemple, au cours des premières semaines du confinement, un net recul de la présence de femmes invitées en tant qu'expertes.
Ainsi les deux groupes audiovisuels les plus regardés : France Télévisions et TF1 sont passés d'un taux habituel compris entre 40 % et 50 % à un taux de seulement 15 % entre mi-mars et fin avril, dans leurs tranches d'information.
Les raisons de ce recul sont multiples. Elles sont propres à l'organisation interne des médias eux-mêmes (des difficultés d'organisation de l'antenne liées au confinement engendrant un travail dans l'urgence et selon un mode « dégradé » ; la résurgence de mauvais réflexes privilégiant le recours à une parole experte masculine). Elles sont aussi liées à des contingences extérieures que les médias audiovisuels disent avoir subies (une surreprésentation masculine dans le « mandarinat » scientifique et hospitalier ou encore une parole publique officielle essentiellement masculine incarnée par des ministres hommes ou des membres du Conseil scientifique également très majoritairement masculins). Je l'ai rappelé hier en séance publique à notre nouvelle ministre de la culture, Mme Roselyne Bachelot, lors de l'examen du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne, au moment de la discussion de l'amendement habilitant le gouvernement à légiférer par ordonnances pour transposer la directive du Conseil européen du 14 novembre 2018 relative à la fourniture de services de médias audiovisuels (SMA).
Les constats alarmants de début de période ont fait craindre une certaine régression de la place et de la parole des femmes dans les médias audiovisuels.
Les signaux d'alerte ont toutefois bien fonctionné car, après la période de gestion dans l'urgence, les principaux médias audiovisuels ont pris conscience du danger de marginalisation de la parole des femmes expertes notamment et pris des mesures, au plus haut niveau, pour « redresser la barre ».
La délégation note d'ailleurs avec satisfaction que, dans le cadre du dispositif Nation apprenante mis en place par le ministère de l'éducation nationale, les quelque soixante-dix émissions spéciales de La maison Lumni, produites et diffusées dès le 23 mars sur les antennes de France Télévisions (France 2, France 4, France 5), ont affiché une représentation paritaire des intervenant(e)s. Ce qui montre que cela est possible, même dans l'urgence !
Nous tirons donc aujourd'hui deux enseignements principaux de l'impact de cette crise sur la place des femmes dans les médias audiovisuels :
- premièrement, en temps de crise, face à des circonstances exceptionnelles et des conditions de travail dégradées, le travail dans l'urgence des médias peut conduire à une moindre vigilance quant à la visibilité et à la qualité de la représentation des femmes à l'antenne.
D'où la nécessité de pouvoir anticiper à l'avenir les conséquences d'une autre crise sur cette représentation : il est temps pour les différents médias audiovisuels de se doter de réels outils de prospection afin de se constituer un annuaire de femmes expertes sur un spectre aussi large que possible, couvrant les domaines de compétences les plus pointus ;
- deuxièmement, la parole des femmes n'est pas considérée comme une parole universelle et l'absence manifeste de valorisation de la parole publique de la femme, y compris dans le domaine politique, a abouti à la confiscation par les hommes de la parole publique officielle. Force est d'ailleurs de constater, comme je le disais tout à l'heure, que le pouvoir politique n'a pas « joué le jeu » de la féminisation de la parole publique pendant cette crise.
J'en viens désormais aux principales préconisations de notre rapport. Elles sont développées selon quatre axes de réflexions et se déclinent en huit recommandations et six points de vigilance.
Pour améliorer la place, la visibilité et la représentativité des femmes dans les médias audiovisuels, nous préconisons notamment :
- de préciser et de rendre plus exigeants les critères d'évaluation de la place des femmes ;
- de changer les mentalités pour parvenir à une plus juste représentation des femmes dans les médias ;
- de fixer des objectifs permettant d'atteindre une proportion satisfaisante de femmes dans certains domaines les plus emblématiques ;
- d'intégrer à ces évolutions les nouveaux médias numériques.
Pour ce faire, nous formulons huit recommandations :
1. Mesurer, de façon plus précise, la présence des femmes à l'antenne avec des critères qualitatifs tels que leur exposition horaire, le type d'émissions dans lesquelles elles interviennent, les sujets associés à leur présence à l'antenne, les registres d'expertise pour lesquels elles sont sollicitées, les conditions dans lesquelles elles sont amenées à s'exprimer, la qualité de leur exposition à l'antenne ou encore le différentiel entre leur temps de présence et leur temps de parole.
2. Rendre obligatoire l'affichage par les médias audiovisuels d'une progression annuelle des critères d'évaluation en matière de représentation et d'image des femmes.
3. Mettre en place, dans toutes les écoles de journalisme, des modules de sensibilisation à la lutte contre les stéréotypes sexistes et contre le harcèlement sexuel.
4. Encourager la structuration de réseaux professionnels de femmes dans le domaine des médias audiovisuels.
5. Développer la coordination entre les médias audiovisuels autour d'échanges de bonnes pratiques sur les dispositifs mis en place dans leurs structures pour valoriser la représentation des femmes à l'antenne.
6. Fixer un objectif général de parité d'ici 2022 pour les éditorialistes et les intervenantes invitées en tant qu'expertes en plateau.
7. Encourager les médias à se fixer un objectif de croissance régulière du nombre de réalisatrices de fictions, documentaires ou magazines d'information, afin d'atteindre, avant 2025, une proportion de 40 %.
8. Élargir le champ de transposition de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA) à la lutte contre la diffusion de propos haineux ou dégradants à l'encontre des femmes.
Marta de Cidrac va maintenant vous exposer les six points de vigilance qui concluent notre rapport.