Je suis très heureux d'avoir été invité à poursuivre ma mission à la tête de la diplomatie française, et de pouvoir continuer d'avoir avec votre commission, comme c'est le cas depuis plus de huit ans, des relations de confiance totale et des échanges très fructueux.
Sur la pandémie de covid-19, je dois vous faire part de ma préoccupation : nous vivons, nous, Français, comme si le virus était en train de disparaître définitivement ; or, au niveau mondial, c'est-à-dire au niveau qui relève de ma responsabilité, la pandémie connaît une phase d'accélération. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) l'a signalé à plusieurs reprises. Le bilan global dépasse aujourd'hui les 11,5 millions de cas et les 535 000 décès, soit plus de 1 million de cas et 20 000 décès supplémentaires en une semaine.
La pandémie a désormais pour épicentres les Amériques, l'Amérique du Sud en particulier, ainsi que l'Asie du Sud. Dans le même temps, des autorités sont amenées à remettre en place des mesures restrictives concernant des centaines de milliers de personnes, en Australie, en Inde, en Afrique, en Espagne, en Allemagne. Ces sujets exigent des mesures de coordination au niveau européen. Je suis de près la question des frontières ; nous avons progressivement rétabli, depuis le 15 juin dernier, la liberté de circulation dans l'espace européen, en faisant preuve néanmoins d'une grande vigilance. Nous avons aussi mis en oeuvre un dispositif européen d'identification des pays avec lesquels il est possible de se mettre d'accord sur une réouverture des frontières. Nous avons sélectionné 14 pays avec lesquels nous avons désormais des relations ouvertes, sous réserve de réciprocité et de maintien d'un taux d'incidence faible, la situation étant revue tous les quinze jours en tenant compte d'un certain nombre de critères.
Concernant le Royaume-Uni, l'obligation de quarantaine sera levée après-demain pour les voyageurs en provenance d'une cinquantaine de pays, dont la France, ce qui devrait améliorer notre attractivité touristique auprès des ressortissants britanniques.
Un conseil restreint de défense sanitaire est organisé très régulièrement autour du Président de la République. La dernière audition que j'ai eue avec vous était essentiellement centrée sur la pandémie ; je ne m'y attarde donc pas plus longuement.
J'en viens aux sujets sur lesquels vous m'avez interrogé.
Concernant la Libye, je voudrais commencer par dire quelques mots sur les propos de certains commentateurs qui, à défaut de bien connaître l'histoire, prétendent que la France aurait choisi le camp du maréchal Haftar. Déroulons le fil de l'histoire : des élections ont eu lieu à l'été 2014. Une chambre des représentants, le Parlement de Tobrouk, a été reconnue fin 2015 par l'accord de Skhirat, sa légalité étant entérinée par une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU. C'est ce parlement qui a validé l'unification progressive, entre 2011 et 2014, de l'Armée nationale libyenne, regroupant plusieurs forces non islamistes autour de M. Khalifa Haftar, nommé le 24 février 2015 commandant général des forces armées arabes libyennes - sa nomination, émanant d'un pouvoir parlementaire légitime, est donc elle-même légitime. L'objectif principal de l'Armée nationale libyenne était bien, à ce moment-là, de lutter contre Daech. À l'époque, nous appuyions cette armée internationalement reconnue pour son combat contre Daech, non pas par des soutiens militaires actifs, mais par un soutien politique. Nous étions en 2014-2015 : Daech attaquait la France sur son territoire, et ses forces occupaient plusieurs villes libyennes, comme Benghazi. Ce n'est qu'à partir du début de l'année 2019 que la guerre a changé de nature : les forces de l'Armée nationale libyenne ne se sont plus mobilisées pour combattre le terrorisme, mais se sont organisées militairement dans un combat de guerre civile. Il faut mettre toute cette histoire en perspective pour comprendre la relation de la France avec le maréchal Haftar.
Je rappelle également que les accords de Skhirat, en 2015, validaient un gouvernement d'entente nationale coiffé par un pouvoir présidentiel, mais que ce dispositif était prévu pour un an, reconductible. Ensuite sont venues les dérives, et le mandat de Skhirat, qui prévoyait l'adoption d'une nouvelle Constitution, n'a pas été mis en oeuvre.
Tout cela nous amène à une situation aujourd'hui insupportable. La syrianisation de la Libye est réelle et pas uniquement symbolique. Les forces qui soutiennent le gouvernement d'entente nationale du président el-Sarraj sont organisées par les Turcs autour des milices de la région ouest de la Libye. Il s'agit de combattants pro-turcs rémunérés et transportés en avions de la zone d'Idlib pour combattre en Libye, encadrés par des officiers turcs.
De manière postérieure et moins significative, l'Armée nationale libyenne reçoit également le soutien des groupes parallèles dits « forces Wagner », qui sont également des combattants syriens, mais pas du même bord. Ils viennent plutôt de la zone du Nord-Est et sont fournis indirectement par les autorités syriennes officielles et par les Russes.
Une victoire militaire en Libye n'est pas envisageable. Il importe néanmoins que l'Union européenne prenne conscience que la maîtrise de cette partie du nord de l'Afrique sera assurée par des acteurs qui n'ont pas les mêmes normes de sécurité que nous ni les mêmes intérêts. Cette situation réduit considérablement nos marges de manoeuvre stratégiques. Il y a là pour l'Europe des risques en termes de sécurité et de souveraineté, qu'il s'agisse des flux migratoires incontrôlés ou de la menace terroriste. Ce n'est pas acceptable. Nous oeuvrons donc à une solution politique, mais sans l'ingérence de puissances extérieures, comme c'est le cas aujourd'hui.
Seul point de relative satisfaction : les hostilités sont à peu près stabilisées dans la zone de Syrte et de Joufra. Il faudrait pouvoir transformer cette situation de statu quo en processus de trêve, puis de cessez-le-feu. Sur ce point, nous parlons d'une même voix avec nos homologues allemands et italiens. Cette demande de cessez-le-feu s'inscrit dans la suite logique des accords de Berlin validés en janvier dernier, en présence du président Poutine, du président Erdogan, du président Macron, de la chancelière Merkel, du président Sissi, etc.
Autre priorité : avoir une approche européenne de fermeté autour de la mise en oeuvre de l'embargo sur les armes. C'est une condition nécessaire pour mettre fin à toutes les ingérences. Ce point sera examiné lundi à Bruxelles. Nous devons renforcer l'embargo sur les armes, notamment à travers l'opération européenne Irini. Il y va de notre crédibilité. Je n'en dirai pas trop, car cette audition est publique. Nous avons déjà eu l'occasion de dénoncer les manoeuvres de la Turquie en Méditerranée pour permettre la poursuite des violations de l'embargo. Il importe d'obtenir les clarifications sur l'articulation entre les missions de l'OTAN et de l'Union européenne pour le contrôle de l'embargo. Tant que les conditions d'exercice de l'opération Sea Guardian ne sont pas clarifiées, nous nous retirons de l'opération.
Enfin, dernier point, il importe que nous ayons aussi un processus politique pour suivre la mise en oeuvre de l'accord de cessez-le-feu. Nous insistons beaucoup auprès des Nations unies pour que le successeur de M. Ghassan Salamé soit nommé.