Je suis venu à Rennes, il n'y a pas longtemps, voir L'inondation ; c'était un très beau spectacle.
En ce qui concerne la stratégie, j'ai proposé à l'État d'anticiper les travaux qui étaient prévus à l'été 2021. Cette échéance correspondait initialement à la date de mon départ et de l'arrivée de mon successeur. Compte tenu des incertitudes qui pesaient sur la crise sanitaire, j'ai estimé qu'il serait plus intelligent de faire ces travaux dès maintenant, ne sachant pas comment on allait recevoir le public à partir du mois de septembre. Il aurait été absurde de devoir refermer de nouveau et arrêter la machine pour quatre mois en 2021, au moment de l'arrivée de mon successeur.
Nous avons attendu la réponse de l'Etat à cette proposition pendant cinq ou six semaines, ce qui a décalé le travail de programmation alternative que je voulais mettre en place à partir de septembre à Garnier : en fermant le rideau de fer, en relevant la fosse d'orchestre, j'ai pensé que nous pourrions avoir une programmation de concerts et une programmation de ballet, ce qui fait que Garnier ne sera pas fermé. À partir du 19 septembre, il y aura presque tous les week-ends des concerts à Garnier, et il y aura vingt représentations d'un ballet classique à partir du 4 octobre, puis vingt représentations d'une soirée contemporaine avec le ballet.
À Bastille, nous ne pourrons rien faire, et nous redémarrerons à partir du 23 novembre, avec un cycle de la tétralogie. Nous essaierons de faire le deuxième cycle à Radio France, pour ne pas supprimer beaucoup de représentations de La Bayadère, de Carmen et de La Traviata. Or je dois veiller à l'équilibre, pour que tout le monde puisse revenir : il faut que les danseurs étoiles puissent danser, que le corps de ballet travaille, que le choeur chante, dans La Traviata... En principe, à partir de janvier, les deux théâtres seront en conditions normales. Du coup, l'été prochain, mon successeur pourra prolonger la saison sur le mois de juillet, au lieu de l'arrêter comme prévu le 30 juin pour débuter les travaux.
Hier, nous avons fait deux concerts à Garnier, pour le personnel soignant et pour des associations - c'était le traditionnel concert gratuit du 14 juillet - et nous en avons également fait un avant-hier pour les abonnés et les mécènes. Il y avait à peu près 1 000 personnes dans la salle, puisque nous avons respecté les règles sanitaires : un groupe, un couple pouvaient s'asseoir ensemble ; sinon, il fallait laisser une place libre. Résultat : nous avions environ une demi-salle. Nous avons demandé aux spectateurs de rester masqués, même si ce n'était pas obligatoire. Et nous avons supprimé l'entracte pour limiter les déplacements. D'ailleurs, cela posera problème : comment représenter La Traviata sans entracte ? Puis, avec les gestes barrière, le choeur ne peut pas chanter sur la scène, et les danseurs non plus : le corps de ballet ne pourra pas évoluer groupé. Quant à la fosse d'orchestre, nous pourrons aller jusqu'à une nomenclature mozartienne, entre 45 et 60 musiciens, mais nous ne pourrons pas monter une tétralogie avec 120 musiciens : il faudra installer l'orchestre sur le plateau, en respectant la distanciation. Pour l'instant, nous ne savons pas quelles seront les conditions le 23 novembre.
Sur le prix des places, je pense comme vous qu'il y a un problème. D'ailleurs, dès qu'on sort du répertoire des oeuvres les plus connues, nous avons beaucoup de mal à vendre la première catégorie. Il y a une quinzaine d'années, le directeur étant Gérard Mortier, la billetterie rapportait entre 27 et 30 millions d'euros. Nous sommes aujourd'hui à 77 millions d'euros. Nous avons aussi fait plus que doubler le mécénat, qui est passé de 8 ou 9 à 19 millions d'euros. Mais, avec l'abaissement des incitations fiscales au mécénat des grandes entreprises par la loi de finances pour 2020, nous nous attendons à rencontrer plus de difficultés pour accroître cette recette. Nous devrions conserver le soutien des grandes sociétés étrangères comme Rolex qui ne sont pas affectées par ces nouvelles dispositions, ou même celui des grandes entreprises françaises qui soutiennent traditionnellement l'opéra, mais nous nous attendons à des baisses au niveau des petites entreprises du fait de la crise.
En ce qui concerne notre image, nous avons encore à récupérer le public, dont une partie a été très choquée par les grèves de décembre et janvier. Nous recevons toujours des réactions de mécènes ou d'abonnés qui sont extrêmement fâchés de ce qui s'est passé. Pour la rentrée, les prix sont fixés, puisque nous avons vendu les abonnements, même si nous en avons écoulé 35 % de moins que d'habitude. On voit en Europe que les retours, pour l'instant, ne sont pas très brillants. Le public hésite à revenir... Et on entend qu'il va falloir mettre un masque dans les endroits clos. Je ne suis pas très optimiste sur le remplissage, surtout si nous répliquons des représentations dix ou douze fois.
Comment reconquérir le public ? Nous avons lancé nombre d'opérations. Avec le streaming, nous avons eu des résultats extraordinaires, qu'il s'agisse de l'opéra, du ballet, des galas ou de la 3e scène. Nous sommes d'ailleurs quasiment au premier rang mondial en ce qui concerne les réseaux sociaux, puisque nous avons dépassé les 1,6 million d'abonnés, entre Twitter, Facebook et Instagram.
Avec la technologie, avec la plateforme digitale, nous devrons réfléchir à la création d'un nouvel objet - même si rien ne remplacera jamais le spectacle vivant. Par exemple, nous avons tous été marqués par la Carmen de Peter Brook, qui consistait en des extraits joués avec deux pianos aux Bouffes du Nord. Cela a bien montré qu'on peut donner une émotion à travers une oeuvre du grand répertoire autrement qu'avec un orchestre, un choeur, etc. Nous pourrions imaginer des créations à partir du répertoire, différentes d'une retransmission classique, qui nous permettraient d'aller vers un public différent. Nous verrons ce que fera mon successeur, mais je suis convaincu que, à cause du modèle économique, à cause de la situation que nous venons de vivre, nous devons réfléchir sur le futur. Cette pandémie nous enseigne qu'on ne peut pas continuer comme ça.
Cela dit, avec 1 500 salariés, l'Opéra de Paris est très en dessous de la moyenne européenne. Nous avons un théâtre de 2 700 places, avec un des plus grands plateaux au monde. Covent Garden, la Scala de Milan, l'Opéra de Vienne ont entre 1 700 et 2 000 places. Si vous ajoutez le théâtre de Garnier, qui compte 2 000 places, cela fait 750 personnes par théâtre - puisqu'il n'y a guère de mutualisation possible, en dehors du niveau de la direction générale. Or, aucun théâtre en Europe n'emploie moins de 1 000 salariés. Et le Metropolitan Opera, qui fait 200 représentations d'opéras par an, c'est-à-dire moins que nous, emploie 3 400 personnes. Notre subvention de 97 millions d'euros peut paraître énorme. Mais c'est pour deux théâtres ! Je dis à Bercy que, si nous n'avons plus les moyens d'entretenir deux théâtres, il faut n'en entretenir qu'un. Et je n'ai même pas compté l'école de danse, à Nanterre, qui compte 200 élèves et est réputée dans le monde entier.
On a envers nous une grande exigence, non seulement pour la gestion, ce qui est tout à fait normal, mais aussi sur le plan artistique. Or l'opéra, cela coûte : on ne peut pas réduire le nombre de musiciens ! Nous en avons 154 pour deux théâtres, quand à Vienne, il y en a 160 pour un théâtre... Nous avons tout de même fait, l'année dernière, 500 représentations.