Nous recevons ce matin MM. Stéphane Lissner et Martin Ajdari, respectivement directeur général et directeur général adjoint de l'Opéra national de Paris.
Nous tenions à vous recevoir, au vu de la situation très difficile dans laquelle se trouve aujourd'hui l'Opéra de Paris, auquel nous sommes très attachés - même s'il faut reconnaître que le monde lyrique dans son ensemble a été frappé de plein fouet par la crise sanitaire. Nous voyons bien les répercussions dramatiques de la crise sanitaire, que ce soit sur les finances de nos établissements et de nos collectivités, ou sur l'accès à la culture. Nous sommes en pleine réflexion sur les modalités de reprise des répétitions, j'en sais quelque chose pour siéger au conseil d'administration de l'Opéra de Rouen ! Mais sommes également très inquiets de l'attitude des publics dans les mois à venir, comme vous le confirmeront sans doute Mme Sylvie Robert, qui est notre rapporteure sur les crédits de la mission, ou Mme François Laborde, qui suit particulièrement la situation des festivals.
Nous aurions préféré que cette audition porte sur le bilan de vos six années à la tête de l'Opéra de Paris, monsieur Lissner, puisque vous quitterez vos fonctions de directeur général à la fin de l'année. Nous savons combien l'opéra avait déjà souffert ces dernières années des attentats de 2015, des manifestations des gilets jaunes, puis des grèves contre la réforme des retraites. L'annulation supplémentaire de plus de 150 représentations depuis le début de la crise sanitaire porte un coup sévère à l'établissement. Nous aimerions en savoir plus sur sa santé financière. Si j'ai bien compris, il enregistre aujourd'hui un déficit de 45 millions d'euros. Quelle est l'attitude de votre ministère de tutelle dans ce contexte ? Quelles sont les perspectives pour l'avenir ? M. Ajdari sera sans doute plus à même d'évoquer ce dernier sujet. Quelles stratégies envisagez-vous pour sortir de la crise sanitaire et reconquérir, dans les mois à venir, les publics et les mécènes?
J'espère aussi que vous accepterez de nous faire partager votre longue expérience dans le monde de l'art lyrique et pourrez nous indiquer les défis qu'il aura à relever dans les années à venir. Vous alimenteriez ainsi notre réflexion de parlementaires sur un sujet majeur. Et nous nous réjouirons aussi d'entendre M. Ajdari sur d'autres sujets que l'audiovisuel.
Vous avez débuté votre propos en parlant de la situation des opéras en général. En fait, la situation des opéras diffère selon leur modèle économique, et notamment selon qu'ils sont financés largement sur fonds publics, ou par autofinancement. L'Opéra de Paris s'autofinançant à hauteur de 56 à 60 %, suivant les années, les recettes jouent pour lui un rôle déterminant. Inversement, pour un opéra qui se finance à 60 ou 70 % sur fonds publics, l'arrêt de son activité ne crée pas de problème économique majeur. Ainsi, des institutions comme Covent Garden à Londres, la Scala à Milan, ou le Metropolitan Opera de New York vont au-devant de difficultés extrêmes, alors que des opéras de plus petite taille, dont le financement public est largement supérieur aux recettes propres, ne connaîtront pas les mêmes difficultés économiques.
À l'Opéra de Paris, le financement public est inférieur à 50 %. Le premier problème qui se pose est donc celui du modèle économique. Pendant des années, le financement public a couvert le coût du personnel, c'est-à-dire les frais fixes. Actuellement, il manque entre 30 et 35 millions d'euros pour couvrir le montant des salaires, qui représente à peu près 100 millions d'euros, sur un budget de 230 millions d'euros. D'où l'importance de nos ressources propres, à commencer par les recettes de billeterie, sans compter les recettes de mécénat, celles des visites de Garnier, etc. Notre modèle économique actuel ne peut donc pas supporter les crises sociales ou liées aux attentats que nous avons connues.
Après les grèves liées à la loi El Khomri, nous avons eu les week-ends des gilets jaunes, mais on pourrait mentionner aussi les grèves de la SNCF, surtout les plus anciennes, qui nous occasionnaient de gros problèmes de remplissage le week-end, puisque le public ne pouvait plus venir de province. Il y eu ensuite, effectivement, la réforme des retraites, qui nous a infligé un choc très violent. À mon avis, si l'on pouvait comprendre une réaction forte de l'ensemble des syndicats et du personnel à la suspension d'une caisse de retraite qui existait depuis 350 ans, sans que l'État ne propose de projet alternatif à cette annulation, il était plus difficile d'expliquer que les grèves continuent à partir du mois de janvier, alors que l'ensemble du pays, et notamment la SNCF et la RATP, reprenait sa vie.
En tous cas, cette période a été très difficile. La grève perlée a repris à partir du mois de février, puis nous sommes tombés dans la crise sanitaire... Bref, depuis le 5 décembre, nous vivons une crise très grave, qui a créé des déficits importants sur l'année 2019, ce qui est d'autant plus dommageable que le 5 décembre, nous terminions une année 2019 exceptionnelle, avec 4 ou 5 millions d'euros de résultat positif. Mais nous avons perdu, entre le 5 et le 31 décembre 2019, 15 à 16 millions d'euros, ce qui fait que nous avons fini l'année avec un déficit de 12 millions d'euros. L'année 2020 a débuté dans la continuité des grèves, jusqu'au 24 janvier exactement, ce qui nous a fait perdre de nouveau 5 millions d'euros, avant que nous n'entrions dans la pandémie.
Le modèle actuel de l'Opéra de Paris ne peut pas supporter, et ne supportera pas dans le futur, des crises sociales ou sanitaires comme celles que nous venons de connaître. Je rappelle que, au cours des dix dernières années, entre 110 et 115 postes ont été supprimés ; nous en sommes désormais à 1 480 postes à durée indéterminée, et environ 300 postes à durée déterminée. Si l'on compare ces chiffres avec ceux des autres grands établissements internationaux, on voit que l'Opéra de Paris se défend très bien ! D'autant que nous ne gérons pas un seul théâtre : nous avons un théâtre de 2 700 places et un de 2 000 places, ainsi qu'une école de danse à Nanterre et des ateliers à Berthier. Cela pose la question du modèle économique et de l'engagement de l'État. L'établissement a fait beaucoup d'efforts au cours des dernières années, alors que les financements publics ont baissé de 10 à 15 millions d'euros : notre subvention est passée de 108 millions d'euros il y a une dizaine d'années à 97 millions d'euros aujourd'hui, soit une baisse sensible. Pourtant, nos charges fixes connaissent une augmentation mécanique du fait de l'ancienneté : chaque année, la masse salariale augmente de 1,6 %, quoi qu'il arrive, à quoi il faut ajouter des mesures nouvelles inévitables, ce qui aboutit à environ 2,2 % d'augmentation par an...
Sur l'année 2020, l'état des lieux se bornera principalement à des constats budgétaires, malheureusement. Nous avons dû annuler tous les spectacles de début mars jusqu'à la fin de la saison en juillet. Et, vu les incertitudes pesant sur la rentrée, nous avons anticipé des travaux prévus l'an prochain, en 2021, pour qu'ils aient lieu cette année. Cela a conduit à une annulation de presque tous les spectacles entre mars et la fin novembre à Bastille, et la fin de l'année 2020 à Garnier.
Or, comme l'a expliqué Stéphane Lissner, nous avons besoin de jouer pour couvrir les frais fixes, contrairement à la plupart des théâtres qui bénéficient d'une subvention couvrant leurs frais fixes, ce qui leur laisse une marge pour financer l'activité artistique. Comme nous n'aurons quasiment aucun spectacle cette année, nous finirons 2020 avec une perte de 44 millions d'euros, dont l'essentiel est lié à la covid-19, et pour environ 5 millions d'euros, aux grèves de janvier.
À la fin 2019, nous disposions d'un fonds de roulement dont la vocation était de financer des investissements dans l'outil de production, notamment dans les aspects patrimoniaux du bâtiment. Les quelque 20 ou 30 millions d'euros qui le constituaient se seront transformés, fin 2020, en - 20 millions d'euros ! C'est une perspective assez angoissante que de ne plus avoir de réserve, et de ne pas savoir si nous pourrons maintenir correctement notre outil de travail et de production ainsi que sa sécurité.
L'absence de fonds de roulement fait aussi peser une contrainte sur toute prise de risque et toute innovation. Comme notre modèle économique dépend de plus en plus des recettes commerciales, disposer de réserves permet de faire face à des aléas, y compris commerciaux. La tentation va être de prendre de moins en moins de risques, ce qui risque d'affadir le lien entre l'Opéra de Paris et la création.
Or, si l'Opéra de Paris dispose dans son répertoire d'oeuvres susceptibles d'attirer un public large, et dont le succès est à peu près garanti, il y a aussi des prises de risque à faire, avec des créations. C'est ce qu'a fait Stéphane Lissner, qui a produit quelques exemples emblématiques, comme Moïse et Aaron ou les Indes galantes, qui ont permis une incursion de la culture urbaine dans la musique baroque. De telles prises de risques ne sont pas possibles sans un minimum de réserves pour faire face aux aléas.
Oui, notre subvention, en valeur absolue, est très importante, puisqu'elle s'élève à 97 millions d'euros. Mais elle a diminué, en dix ans, de près de 15 millions d'euros. En tenant compte de l'inflation, c'est une baisse de 25 %. Pourtant, dans le spectacle vivant, la loi de Baumol nous dit qu'il n'y a pas de rendements croissants, ni de gains de productivité. Nous sommes donc confrontés à un effet de ciseaux, avec une tension qui se crée entre l'évolution des recettes et celle des charges.
Les recettes, depuis dix ans, ont été portées par la hausse de la billetterie, qui a atteint des niveaux extrêmement importants, et du mécénat. Mais ces deux leviers touchent à leur limite. Le prix des places est déjà parfois de 200 euros, ce qui est beaucoup, surtout dans une phase où nous aurons moins de spectateurs internationaux et où les spectateurs ont un pouvoir d'achat restreint, en tous cas pour ce type de dépenses. Quant au mécénat, son montant a doublé sous le mandat de Stéphane Lissner, c'est-à-dire depuis 2014. Il a triplé depuis 2002. Il atteint aussi ses limites, puisque le cadre fiscal a été resserré récemment, et qu'une bonne partie des entreprises mécènes hésitent à investir à un moment où elles doivent demander des efforts ou des sacrifices à leurs salariés - environ un tiers des recettes de mécénat vont diminuer en 2020. Certes, nos grands partenaires historiques restent fidèles, mais nombre de donateurs et de mécènes intermédiaires ont tendance à se replier. Notre trésorerie reste légèrement positive, parce que les spectateurs payent leur billet à l'avance, mais elle est de plus en plus ténue.
Comme la plupart des établissements publics, nous n'avons reçu aucun soutien de l'État en 2020. On peut le comprendre : l'État considère qu'il fallait commencer par soutenir les structures privées dont l'existence était directement menacée, quand les établissements publics jouissent d'une forme de garantie implicite. Ce raisonnement peut s'entendre pendant quelques semaines, voire quelques mois. Mais au bout d'un moment, il faut que nous sachions comment reconstituer nos réserves, comment nous pourrons fonctionner en 2021, avec un niveau de recettes propres qui sera forcément impacté par la crise sanitaire et économique, dont on ne connaît ni l'ampleur ni la durée.
En ce qui concerne les investissements, nous avons chaque année une demande tout à fait raisonnable de l'ensemble des services, liée essentiellement à la sécurité, mais aussi à l'entretien des bâtiments. Son montant tourne autour de 20 à 22 millions d'euros par an. Nous arbitrons, pour aboutir à un résultat de dépenses annuelles de 10 à 12 millions d'euros. Sur cette somme, l'État nous donne 1,5 million d'euros par an. Le reste doit donc être pris sur nos résultats. Pourtant, ces investissements portent souvent sur la sécurité. Auparavant, l'État finançait les investissements à hauteur de 6 millions d'euros...
D'où l'importance de présenter des spectacles qui attirent. Il faut créer un événement autour des titres du répertoire que nous montons, à travers la qualité des artistes, des chanteurs, des metteurs en scène, ou en mettant l'accent sur la découverte, et en espérant que celle-ci va intéresser le public. Mais il faut être lucide : sur les 75 à 80 titres du répertoire, seuls une quinzaine se vendent vraiment bien. Et encore : si on les reprend trop régulièrement, on épuise le public. Et les Français sont beaucoup plus intéressés par la théâtralité que par les voix. À Vienne ou à Munich, quand vous reprenez une Traviata que vous avez jouée quatre ou cinq fois, le public est très intéressé de découvrir la nouvelle voix de Violetta. En France, on vous dit qu'on a déjà vu le spectacle. La France n'est pas, culturellement, un pays musical, et c'est le théâtre qui a pris le pas sur la musique dans la perception du public. Cela pose un problème de répertoire : un Barbier de Séville, ou une Traviata, que vous pouvez jouer pendant 25 à 30 ans à Berlin, dure chez nous au maximum sept à huit ans : une fois que vous l'avez représentée quatre ou cinq fois, c'est terminé. À Londres, ou au Metropolitan Opera, on joue la Bohème de Zeffirelli depuis 1962. Il est vrai aussi que chez nous la presse, qui reproche souvent la théâtralité à l'opéra, parle essentiellement de mise en scène ! Résultat : on ne dit plus le Don Giovanni de Mozart, mais le Don Giovanni de Haneke.
Il est donc compliqué de créer un répertoire durable. Or, faire une nouvelle production coûte beaucoup plus cher que de reprendre une production existante. Ainsi, en reprenant Le Barbier de Séville, vous pouvez espérer faire pratiquement 150 000 à 200 000 euros de bénéfices à l'Opéra Bastille. Quand vous en faites une nouvelle création, vous allez plutôt être à l'équilibre pour chaque représentation. Sur dix ou douze représentations, le gain atteint 2 ou 3 millions d'euros pour une reprise quand, pour une création, on est à l'équilibre. Qui dit remplacement du répertoire dit dépenses supplémentaires, donc. Mais si un spectacle est repris trop souvent, le public diminue et les résultats économiques aussi.
Notre commission s'est mobilisée pour l'équité des aides à apporter à tout type de structures en période de crise. Je pense par exemple aux mesures de chômage partiel. J'ai encore écrit à Roselyne Bachelot, en fin de semaine dernière, et lui ai redit oralement que ce n'est pas tenable. Beaucoup d'opéras, qui fonctionnent comme des établissements publics de coopération culturelle, vont se trouver dans les plus grandes difficultés dans les semaines à venir.
Vos propos ne me surprennent pas, mais ils sont très préoccupants, et même vertigineux. Le groupe de travail que j'ai animé a révélé assez tôt un manque de visibilité sur la manière dont l'État allait accompagner les acteurs sur la reprise de la saison. Vous dites que vous allez reprendre en mode dégradé, et même avec un décalage, au mois de novembre pour Bastille et en fin d'année pour Garnier. Attendez-vous encore des clarifications sur cette rentrée ? Comment avez-vous pris ces décisions ? Des répétitions ont-elles lieu dans vos salles ? Avez-vous recommencé une activité sans public ? Comment allez-vous redonner confiance au public ?
On s'attendait à des conséquences préoccupantes de la crise sur le mécénat. Sur le prix des places, avez-vous élaboré une stratégie ? Vous nous avez parlé de l'anticipation des investissements, notamment sur les projets d'entretien et de mise aux normes des salles de Garnier et de Bastille. Où en êtes-vous sur la salle modulable ? Est-elle encore d'actualité ? Sur le site de Bastille, vous deviez contribuer...
Oui, à hauteur de dix millions d'euros.
Le pouvez-vous toujours ? A Rennes, notre opéra est tout petit, mais nous voyons aussi les conséquences de cette crise.
Je suis venu à Rennes, il n'y a pas longtemps, voir L'inondation ; c'était un très beau spectacle.
En ce qui concerne la stratégie, j'ai proposé à l'État d'anticiper les travaux qui étaient prévus à l'été 2021. Cette échéance correspondait initialement à la date de mon départ et de l'arrivée de mon successeur. Compte tenu des incertitudes qui pesaient sur la crise sanitaire, j'ai estimé qu'il serait plus intelligent de faire ces travaux dès maintenant, ne sachant pas comment on allait recevoir le public à partir du mois de septembre. Il aurait été absurde de devoir refermer de nouveau et arrêter la machine pour quatre mois en 2021, au moment de l'arrivée de mon successeur.
Nous avons attendu la réponse de l'Etat à cette proposition pendant cinq ou six semaines, ce qui a décalé le travail de programmation alternative que je voulais mettre en place à partir de septembre à Garnier : en fermant le rideau de fer, en relevant la fosse d'orchestre, j'ai pensé que nous pourrions avoir une programmation de concerts et une programmation de ballet, ce qui fait que Garnier ne sera pas fermé. À partir du 19 septembre, il y aura presque tous les week-ends des concerts à Garnier, et il y aura vingt représentations d'un ballet classique à partir du 4 octobre, puis vingt représentations d'une soirée contemporaine avec le ballet.
À Bastille, nous ne pourrons rien faire, et nous redémarrerons à partir du 23 novembre, avec un cycle de la tétralogie. Nous essaierons de faire le deuxième cycle à Radio France, pour ne pas supprimer beaucoup de représentations de La Bayadère, de Carmen et de La Traviata. Or je dois veiller à l'équilibre, pour que tout le monde puisse revenir : il faut que les danseurs étoiles puissent danser, que le corps de ballet travaille, que le choeur chante, dans La Traviata... En principe, à partir de janvier, les deux théâtres seront en conditions normales. Du coup, l'été prochain, mon successeur pourra prolonger la saison sur le mois de juillet, au lieu de l'arrêter comme prévu le 30 juin pour débuter les travaux.
Hier, nous avons fait deux concerts à Garnier, pour le personnel soignant et pour des associations - c'était le traditionnel concert gratuit du 14 juillet - et nous en avons également fait un avant-hier pour les abonnés et les mécènes. Il y avait à peu près 1 000 personnes dans la salle, puisque nous avons respecté les règles sanitaires : un groupe, un couple pouvaient s'asseoir ensemble ; sinon, il fallait laisser une place libre. Résultat : nous avions environ une demi-salle. Nous avons demandé aux spectateurs de rester masqués, même si ce n'était pas obligatoire. Et nous avons supprimé l'entracte pour limiter les déplacements. D'ailleurs, cela posera problème : comment représenter La Traviata sans entracte ? Puis, avec les gestes barrière, le choeur ne peut pas chanter sur la scène, et les danseurs non plus : le corps de ballet ne pourra pas évoluer groupé. Quant à la fosse d'orchestre, nous pourrons aller jusqu'à une nomenclature mozartienne, entre 45 et 60 musiciens, mais nous ne pourrons pas monter une tétralogie avec 120 musiciens : il faudra installer l'orchestre sur le plateau, en respectant la distanciation. Pour l'instant, nous ne savons pas quelles seront les conditions le 23 novembre.
Sur le prix des places, je pense comme vous qu'il y a un problème. D'ailleurs, dès qu'on sort du répertoire des oeuvres les plus connues, nous avons beaucoup de mal à vendre la première catégorie. Il y a une quinzaine d'années, le directeur étant Gérard Mortier, la billetterie rapportait entre 27 et 30 millions d'euros. Nous sommes aujourd'hui à 77 millions d'euros. Nous avons aussi fait plus que doubler le mécénat, qui est passé de 8 ou 9 à 19 millions d'euros. Mais, avec l'abaissement des incitations fiscales au mécénat des grandes entreprises par la loi de finances pour 2020, nous nous attendons à rencontrer plus de difficultés pour accroître cette recette. Nous devrions conserver le soutien des grandes sociétés étrangères comme Rolex qui ne sont pas affectées par ces nouvelles dispositions, ou même celui des grandes entreprises françaises qui soutiennent traditionnellement l'opéra, mais nous nous attendons à des baisses au niveau des petites entreprises du fait de la crise.
En ce qui concerne notre image, nous avons encore à récupérer le public, dont une partie a été très choquée par les grèves de décembre et janvier. Nous recevons toujours des réactions de mécènes ou d'abonnés qui sont extrêmement fâchés de ce qui s'est passé. Pour la rentrée, les prix sont fixés, puisque nous avons vendu les abonnements, même si nous en avons écoulé 35 % de moins que d'habitude. On voit en Europe que les retours, pour l'instant, ne sont pas très brillants. Le public hésite à revenir... Et on entend qu'il va falloir mettre un masque dans les endroits clos. Je ne suis pas très optimiste sur le remplissage, surtout si nous répliquons des représentations dix ou douze fois.
Comment reconquérir le public ? Nous avons lancé nombre d'opérations. Avec le streaming, nous avons eu des résultats extraordinaires, qu'il s'agisse de l'opéra, du ballet, des galas ou de la 3e scène. Nous sommes d'ailleurs quasiment au premier rang mondial en ce qui concerne les réseaux sociaux, puisque nous avons dépassé les 1,6 million d'abonnés, entre Twitter, Facebook et Instagram.
Avec la technologie, avec la plateforme digitale, nous devrons réfléchir à la création d'un nouvel objet - même si rien ne remplacera jamais le spectacle vivant. Par exemple, nous avons tous été marqués par la Carmen de Peter Brook, qui consistait en des extraits joués avec deux pianos aux Bouffes du Nord. Cela a bien montré qu'on peut donner une émotion à travers une oeuvre du grand répertoire autrement qu'avec un orchestre, un choeur, etc. Nous pourrions imaginer des créations à partir du répertoire, différentes d'une retransmission classique, qui nous permettraient d'aller vers un public différent. Nous verrons ce que fera mon successeur, mais je suis convaincu que, à cause du modèle économique, à cause de la situation que nous venons de vivre, nous devons réfléchir sur le futur. Cette pandémie nous enseigne qu'on ne peut pas continuer comme ça.
Cela dit, avec 1 500 salariés, l'Opéra de Paris est très en dessous de la moyenne européenne. Nous avons un théâtre de 2 700 places, avec un des plus grands plateaux au monde. Covent Garden, la Scala de Milan, l'Opéra de Vienne ont entre 1 700 et 2 000 places. Si vous ajoutez le théâtre de Garnier, qui compte 2 000 places, cela fait 750 personnes par théâtre - puisqu'il n'y a guère de mutualisation possible, en dehors du niveau de la direction générale. Or, aucun théâtre en Europe n'emploie moins de 1 000 salariés. Et le Metropolitan Opera, qui fait 200 représentations d'opéras par an, c'est-à-dire moins que nous, emploie 3 400 personnes. Notre subvention de 97 millions d'euros peut paraître énorme. Mais c'est pour deux théâtres ! Je dis à Bercy que, si nous n'avons plus les moyens d'entretenir deux théâtres, il faut n'en entretenir qu'un. Et je n'ai même pas compté l'école de danse, à Nanterre, qui compte 200 élèves et est réputée dans le monde entier.
On a envers nous une grande exigence, non seulement pour la gestion, ce qui est tout à fait normal, mais aussi sur le plan artistique. Or l'opéra, cela coûte : on ne peut pas réduire le nombre de musiciens ! Nous en avons 154 pour deux théâtres, quand à Vienne, il y en a 160 pour un théâtre... Nous avons tout de même fait, l'année dernière, 500 représentations.
Nous avons entre 800 000 et 900 000 spectateurs par an, soit à peu près autant que l'ensemble de l'offre lyrique en France. Si notre subvention est importante, elle représente, en prix par place, 30 à 40 % de moins que pour chaque spectateur de l'Opéra-comique ou de l'Opéra de Lyon. Plus de la moitié des spectateurs de spectacles lyriques ou chorégraphiques en France sont à l'Opéra de Paris tous les ans. Et notre subvention représente beaucoup moins que la moitié de l'ensemble des subventions publiques.
Il y a une grande fragilité de notre art par rapport à la crise sanitaire, qu'il s'agisse des choeurs, des danseurs, des musiciens, ou des artistes qui, souvent, nous viennent de l'étranger. Or nous ne pouvons pas annuler une saison avec quelques mois de préavis car les artistes qui répondent à un système d'engagements internationaux sont souvent recrutés trois ou quatre ans à l'avance. Nous n'avons donc pas une grande capacité d'ajustement à court terme. Nous avons à la fois des frais fixes très importants, et des frais variables rigides à deux ou trois ans.
Nous étions théoriquement éligibles au chômage partiel, aux termes de l'ordonnance du 22 avril 2020, puisque nous avons plus de 50 % de ressources propres. Mais on nous a demandé, si nous voulions y avoir accès, de ne pas compenser un euro de perte de rémunération pour les salariés, contrairement à ce qui a pu se produire à la RATP ou la SNCF ou dans d'autres s'établissements publics. Au sein des établissements culturels et, en général, dans l'environnement public, les salaires ont été maintenus, même si les primes d'activité ont, elles, été perdues. C'est un choix qu'il était difficile d'imposer aux salariés de l'Opéra. L'absence de recours au chômage partiel, pour une activité industrielle et commerciale comme celle de l'Opéra de Paris, peut représenter, vu la durée d'inactivité, 25 à 30 millions d'euros. Une large part de nos pertes résulte donc de l'absence d'accès dans des conditions à peu près satisfaisantes au chômage partiel.
Il y a eu toutes les semaines l'éditorialisation d'une captation audiovisuelle, en partenariat avec France Télévisions, ce qui a permis d'enregistrer plus de 2 millions de vues pour l'ensemble des spectacles ainsi diffusés, soit un résultat assez encourageant. La 3e scène a connu un nombre de visites inédit et trouve un débouché aujourd'hui dans les salles de cinéma, avec une série de quatre courts-métrages proposés depuis la semaine dernière. Nous avons lancé une plateforme éducative de familiarisation avec les univers du ballet et de l'opéra, qui a déjà recruté 200 000 utilisateurs actifs. Nous essayons donc de maintenir un lien par le numérique, ce qui ne remplace évidemment pas ce qui peut se nouer dans une salle.
Le projet de salle modulable est intimement lié à l'aménagement de la cité Berthier, pour offrir des salles et des espaces de représentation supplémentaires à la Comédie française et à l'Odéon. L'Opéra de Paris y organisait régulièrement des répétitions. Il possède également là-bas des ateliers et du stockage de toiles et de costumes. Le projet de salle modulable et d'aménagement du site de Bastille consiste, pour un budget d'à peu près 60 millions d'euros, arrêté il y a deux ou trois ans, à armer enfin la salle modulable, présente dans le site de Bastille depuis l'origine, mais qui a été laissée inexploitée et non aménagée pour des raisons de coût à l'époque. Cela permet de parachever le projet de l'Opéra Bastille et d'aménager les différents espaces, notamment ce qu'on appelle le « site des délaissés », qui est un espace non construit près de l'hôpital des Quinze-Vingts, pour y construire une extension de l'atelier des décors qui est aujourd'hui à Berthier.
Cela permettra d'avoir des productions propres, notamment celles de l'Académie de l'Opéra de Paris, et l'accueil de productions d'une richesse ou d'une densité plus diverses que ce que l'on peut donner dans les grandes salles de Bastille et de Garnier. Nous y ferons aussi de la location événementielle pour avoir une source de revenus complémentaires et pourrons y accueillir des répétitions, ce qui libérera du temps de plateau à Bastille et Garnier et consolidera le modèle économique. Tout ceci est en cours de gestation depuis un an. Nous avons beaucoup travaillé avec les architectes pour faire rentrer le budget dans les prévisions initiales. Nous souhaitons une salle modulable, qui ne soit pas un théâtre à l'italienne mais puisse accueillir toutes sortes de configurations scéniques complémentaires des théâtres plus classiques. Nous attendons de la part de l'État, dans les prochaines semaines, la confirmation de ce projet dans sa dimension et dans son calendrier, même si nous nous attendons à un rebattage de cartes important d'un point de vue économique, financier et budgétaire, vu le contexte actuel. En tous cas, ce projet continue à être cadré sur le plan financier et économique, et affiné du point de vue fonctionnel.
Merci pour ces informations précises et synthétiques. Représentants des territoires et des collectivités territoriales, nous sommes pris dans cette tenaille que vous avez évoquée, entre la baisse des recettes et la hausse des dépenses. Parmi les thématiques de notre commission, il y a le sport. Les membres du corps de ballet sont assimilables à des sportifs de haut niveau. Quel est leur suivi médical ? A-t-il évolué dans le temps ?
Benjamin Millepied a opéré une véritable transformation, à travers des propositions financées par du mécénat. Le changement des parquets a réduit le nombre de blessures. L'organisation du travail, inchangée depuis 1983, a également évolué - nombre de pauses, organisation des repas, etc. Des médecins nous ont en outre rejoints.
La crise sanitaire a été compliquée à gérer sur ce plan, les danseurs ne pouvant pas travailler leurs sauts à domicile. Il faudra deux mois et demi pour retrouver, physiquement, des conditions de travail normales. C'est pourquoi les premières représentations de ballet sont prévues pour début octobre. L'organisation demeure perfectible, néanmoins depuis mon arrivée et la nouvelle orientation donnée par Benjamin Millepied la situation s'est améliorée.
La santé au travail concerne aussi les musiciens, notamment du fait du risque de tendinite. C'est d'ailleurs l'une des raisons du malaise et de l'inquiétude liés à la réforme des retraites. Le régime spécial constituait une sécurité pour les musiciens qui se seraient retrouvés à 60 ans dans l'incapacité physique de jouer.
Merci de le préciser. Ce détail capital n'est pas perçu par les spectateurs, ni d'ailleurs par la majorité des Français.
Les problèmes de santé peuvent toucher une dizaine de personnes chaque année. Pour des raisons économiques, le nombre de représentations à Noël a fortement augmenté. Or si l'on programme 25 représentations de La Bayadère, cela implique pour le corps de ballet de danser tous les soirs ! Il faudrait 20 danseurs supplémentaires pour pouvoir augmenter le nombre de représentations. Entre le 20 novembre et le 5 janvier, nous recevons 120 000 spectateurs et jouons tous les jours. Aucun autre théâtre au monde ne fait de même !
Le docteur Xavière Barreau, qui travaille auprès du ballet, travaille également à l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep). La condition de sportif de haut niveau des danseurs du ballet est bien prise en compte.
Nous entendons souvent dire que les danseurs et les musiciens d'orchestre qui exercent ailleurs en France ne disposent pas d'un régime spécial. C'est vrai. Toutefois, le niveau de qualité exigé au quotidien pour les artistes de l'Opéra de Paris est très élevé, tout comme le nombre de représentations. Aucun d'entre eux ne veut risquer d'altérer ou de menacer l'exigence artistique de l'ensemble en étant contraint de continuer à jouer au-delà de ce que ses capacités physiques lui permettent de faire. La danse classique est extraordinairement exigeante au rythme et à l'intensité où elle est produite à l'Opéra de Paris. Or le régime spécial prévoyait un départ à la retraite précoce pour les danseurs, ainsi que la possibilité de partir en invalidité dans des conditions spécifiques pour les musiciens de l'orchestre et les artistes des choeurs. C'est pourquoi la remise en cause de ce régime, insuffisamment anticipée et expliquée et non précédée de mesures éventuelles de substitution, a provoqué une telle mobilisation.
Aucune autre compagnie de danseurs en France ne donne plus de 200 représentations par an, auxquelles s'ajoutent les tournées ! La retraite est fixée à 42 ans. À partir de 37 ou 38 ans, nous perdons déjà quelques danseurs en route. Ils dansent dans le ballet depuis l'âge de 17 ou 18 ans, et ils dansent beaucoup, et plus qu'ailleurs. Les autres compagnies n'ont pas la même exigence. Nous sommes l'un des meilleurs ballets au monde. Cela demande un travail considérable, qualitatif mais aussi quantitatif.
Votre modèle économique semble supporter les inconvénients d'une délégation de service public, sans les avantages associés. Non seulement le montage des spectacles est à votre charge, mais vous devez également assumer les aspects relatifs à l'entretien et à la rénovation des lieux. C'est inconcevable ! Comment le ministère de la culture peut-il vous demander cela ? Quel rôle joue la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) Île-de-France dans la rénovation du palais Garnier, bâtiment classé ?
J'ai été sensible à votre propos concernant la capacité du public parisien à accepter autre chose que des spectacles à la mise en scène très élaborée. D'autres scènes franciliennes, notamment l'opéra royal du château de Versailles, proposent des spectacles en version de concert. Une partie de votre public a-t-elle migré vers les nouvelles scènes existantes, comme la Seine Musicale ?
Depuis mon arrivée je m'efforce de convaincre la tutelle et Bercy de revenir sur le plafond d'emplois auquel nous sommes contraints. Ce plafond pourrait être remplacé par un plafond économique imposant un montant annuel fixe de frais de personnel à ne pas dépasser - charge à nous de le dépenser à notre convenance. En l'état, il constitue un handicap pour nous. Nous sommes « coincés » entre une tutelle, qui a ses exigences car elle finance l'établissement, et les syndicats avec lesquels nous discutons. La gouvernance de l'Opéra devra évoluer, à l'image des autres opéras européens. Sans refuser tout contrôle, nous regrettons de ne pas pouvoir gérer les choses comme nous le voudrions.
Le public n'est pas vraiment attaché à une élaboration donnée, mais il se lasse rapidement du même spectacle repris régulièrement. Au bout de cinq à six représentations de La Traviata, nous peinons à remplir les places. Changer la distribution ne suffit pas à motiver le public. C'est pourquoi il nous faut programmer rapidement de nouvelles productions.
Les nouveaux établissements que sont la Philharmonie et la Seine Musicale constituent des initiatives très positives. L'important est que la qualité soit au rendez-vous. Le succès de la Philharmonie est un succès pour l'opéra, pour Paris et pour la France. Je n'y vois aucune concurrence, d'autant que son répertoire est symphonique quand le nôtre est lyrique et dansant. En revanche, les tarifs y sont bien moins élevés que les nôtres, ce qui m'ennuie !
Certains spectacles initialement inscrits au répertoire de cette année pourront-ils être programmés sur la saison 2021-2022 ?
En cas d'annulation d'un spectacle, comment les solistes sont-ils indemnisés ?
Qu'en est-il des American Friends of the Paris Opera and Ballet ? Les opéras aux États-Unis semblent être dans une situation catastrophique. Une fois les frontières rouvertes, sera-t-il possible de récupérer une partie de ce public américain féru de ballets et d'opéras ?
Les négociations relatives aux retraites sont-elles terminées ? Des points d'achoppement demeurent-ils avec certains secteurs d'activité ?
Avez-vous pu recenser les audiences de vos captations télévisées, notamment celles de Manon ? De plus en plus d'opéras sont diffusés au cinéma. Cette façon de se réinventer a déjà fait ses preuves.
La crise a-t-elle eu des incidences financières sur l'école de danse ? La promotion des danseurs a-t-elle été compromise par les blocages successifs que vous avez subis ? Cela pose-t-il un problème pour les promotions à venir ?
Le spectacle traditionnellement organisé en décembre dans le cadre de la matinée « Rêve d'enfants », qui a plus de trente ans d'existence, pourra-t-il avoir lieu cette année ? Comment les choses se sont-elles passées durant ces dernières années chaotiques ?
Il est presque impossible pour mon successeur, Alexander Neef, de reprendre les spectacles annulés cette année pour la saison 2021-2022, car sa programmation est faite. Cependant, certains spectacles seront peut-être reportés sur les saisons 2022-2023 ou 2023-2024.
Votre dernière question concerne un sujet grave qui me touche beaucoup. « Rêve d'enfants » est une représentation de ballet classique donnée en matinée à Noël, à Bastille, pour 2 700 enfants défavorisés des banlieues, et financée par les mécènes de l'Association pour le rayonnement de l'Opéra national de Paris (Arop). En 2019, au milieu de la crise liée à la réforme de retraites, alors que la matinée avait été maintenue et le brunch habituel organisé, les syndicats ont décidé de faire grève, empêchant toute représentation. Cela a constitué un véritable choc pour moi. Je suis habitué aux négociations, mais cela passait les bornes. De plus, cela a beaucoup perturbé les mécènes, qui tiennent beaucoup à cet événement. Si une nouvelle réforme des retraites était annoncée cette année, cet événement risquerait de nouveau de se heurter à de grandes difficultés.
Une partie des spectacles chorégraphiques de cette saison pourra être reprise sur la saison 2021-2022, notamment Le Rouge et le Noir. La réalisation dès 2020 des travaux scéniques prévus en 2021 libérera du temps de jeu à l'automne 2021, ce qui permettra de reprendre une ou deux productions. Alexander Neef y travaille.
Nous comptabilisons 100 000 spectateurs par an dans les salles de cinéma dans le monde. À titre de comparaison, les opéras nationaux en régions recensent souvent 150 000 spectateurs par an. Cette audience n'est donc pas négligeable.
Au total, nous diffusons dans 80 salles.
Le spectacle Manon sera repris en 2021-2022. Les spectateurs frustrés par son interruption en cours de série pourront donc y assister. La quatrième représentation, sans public, a fait l'objet d'une captation audiovisuelle proposée trois semaines plus tard en streaming dans le cadre de l'offre lancée pendant la crise. Ce spectacle a été vu par 230 000 personnes. Cette offre ne remplace pas le spectacle en tant que tel, mais constitue un complément voire un substitut temporaire intéressant.
Nous ne retirons rien à notre plan d'économies visant à limiter les charges et la sollicitation de la trésorerie de l'Opéra, mais l'école de danse n'est pas affectée par cette démarche. L'école possède un potentiel important de développement de partenariats, y compris à l'international. Le nombre d'enfants accueillis sera maintenu. Le concours du ballet n'ayant pu être organisé, les recrutements ont été retardés. Cependant, l'activité du ballet devant reprendre plus tardivement, cela ne posera pas de difficulté.
Les solistes - chanteurs et chefs d'orchestre - sont souvent embauchés plusieurs années à l'avance, sur la base de rémunérations hors normes. Dans une grande partie du monde lyrique à l'échelle internationale, ces contrats n'ont pu être honorés ou ont été rompus au motif de la situation de force majeure constituée par la crise sanitaire. Nous avons tenté de trouver une solution équilibrée, pour préserver la relation de confiance entre l'Opéra et ces artistes tout en tenant compte de notre absence de recettes et des 40 millions d'euros de pertes liés à la crise. Pour la période de mars à juillet - où tous les spectacles ont été annulés -, nos modalités sont conformes en pourcentage à celles pratiquées ailleurs en Europe et en France - avec un taux d'indemnisation autour de 20-30 % - et plutôt supérieures en valeur absolue, nos artistes étant davantage rémunérés. Plus de cent artistes sont concernés par ces propositions, qui sont, à quelques contestations près, largement acceptées.
Cette question implique de prêter attention à la fois à l'argent du contribuable, à la situation de l'artiste - ses frais, notamment - et au lien que nous avons avec lui. Nous nous efforçons de maintenir cet équilibre. Pour le moment, nous enregistrons un taux d'acceptation voire de satisfaction important, ce dont nous nous réjouissons.
Nous sommes au-dessus de la moyenne européenne et avons essayé de favoriser les cachets les plus bas. Le taux d'indemnisation est compris entre 20 % et 35 % pour les cachets les plus bas et entre 20 % et 25 % pour les plus élevés.
Nous n'avons pas d'informations sur le calendrier et l'étendue de la reprise annoncée de la réforme des retraites. Nous avions commencé en janvier et février à identifier avec les syndicats des modalités de traitement par accord collectif des spécificités encadrées par le régime spécial - accompagnement des situations d'invalidité, des fins de carrière précoces, etc. Ces spécificités ont en effet un coût, de plusieurs millions d'euros par an. En l'absence de régime spécial, elles doivent être traitées par accord d'entreprise, donc intégrées au modèle économique de l'Opéra et aux modalités de soutien de l'Opéra par l'État. Cette question, presque de second ordre d'un point de vue financier compte tenu des enjeux liés à la crise sanitaire, demeure néanmoins.
En première lecture à l'Assemblée avait été introduite dans le texte portant réforme des retraites une disposition particulière de rupture du contrat de travail pour les danseurs, environ 20 ou 25 ans après le début de leur carrière. L'idée était de mobiliser un outil juridique afin de pouvoir interrompre les contrats en toute sécurité pour les danseurs et pour l'employeur, dans des conditions financières appropriées. Nombre de danseurs n'ont pas des rémunérations très élevées, par comparaison notamment avec leurs homologues londoniens. Il est d'autant plus important pour eux de bénéficier d'une sécurité pour la seconde phase de leur vie professionnelle. Cette sécurité renforce en outre l'attractivité de la carrière pour les parents intéressés à l'idée de placer leurs enfants à l'école de danse. Des modalités de reconversion plus ambitieuses pourraient être imaginées, mais celles-ci existent et dépendent de la volonté de chaque artiste. Si le système doit changer, nous devons pouvoir proposer en substitution un dispositif fournissant des garanties au moins équivalentes. Ce défi devra être relevé dans les prochaines semaines, en cas de reprise du projet de loi.
La retraite moyenne d'un danseur de 42 ans s'élève à 1 200 euros par mois. D'après nos projections, le changement de système n'entraînera probablement aucune économie. Les modalités de règlement de cette réforme - notamment via une éventuelle participation de l'entreprise - restent à définir. La contribution de l'État, votée chaque année, avoisine les 15 millions d'euros. Il faudra payer de toute façon, car aucun danseur ne s'engagera sans certitude d'avoir une retraite, d'autant qu'il est difficile pour un danseur de se reconvertir à 42 ans.
Une ancienne danseuse du corps de ballet est devenue maire d'Angervilliers, dans l'Essonne, et vice-présidente du conseil départemental. Il est donc possible de faire autre chose !
Le modèle économique du spectacle vivant repose sur deux piliers égaux : la billetterie, et les subventions - d'État ou territoriales. Le confinement ayant entraîné une nouvelle crise de la billetterie, des modes de diffusion alternatifs, par la captation et la télévision, ont dû être trouvés. Or l'audience de la captation réalisée par la Comédie-Française, vue par 250 000 téléspectateurs, a été jugée insuffisante par France Télévisions, alors que ce nombre correspond au public rassemblé sur un an par la Comédie-Française ! L'articulation entre l'audiovisuel public et l'offre culturelle de qualité mériterait d'être repensée.
La création de La Tragédie de Carmen de Peter Brook au Théâtre des Bouffes-du-Nord constituait une véritable transposition au sens d'Oscar Steimberg. De nouveaux modes de diffusion appellent de nouveaux modes de production, donc de nouveaux produits. Au-delà de la captation et de la diffusion de l'intégralité des oeuvres, importantes pour le patrimoine, car durables, envisagez-vous d'inventer de nouvelles formes médiatiques de production ? Cela permettrait de créer une ressource complémentaire à la billetterie. Les subventions, notamment de collectivités territoriales, peuvent connaître en outre une certaine instabilité.
Le modèle économique des établissements régionaux est souvent composé aux deux tiers de subventions.
Une étude a été réalisée par le ministère de la culture il y a quelques années. Je parlais du spectacle vivant en général.
Les recettes de billetterie sont relativement faibles dans les établissements régionaux, car les collectivités mènent des politiques volontaristes en matière de tarification et de subvention. Leurs difficultés budgétaires liées à la crise risquent de poser problème sur ce point.
Nous assistions avant la crise à un désengagement de France Télévisions à l'égard de la diffusion du spectacle vivant, notamment en anticipation du festival d'Aix-en-Provence. Comment vous positionnez-vous par rapport à cela ?
Le financement de la Comédie-Française repose majoritairement sur des fonds publics, contrairement au nôtre. Quand la part des recettes sur le budget global est moins importante, la situation de l'entreprise est moins délicate. Je pense qu'il faut complètement changer le système audiovisuel. L'Opéra de Paris doit s'équiper comme un producteur, se doter de huit à dix caméras téléguidées et d'un studio. Il pourra ainsi vendre sa propre production, et négocier des droits avec le personnel et les artistes. France Télévisions s'est effectivement beaucoup désengagée de la diffusion de spectacles vivants, le nombre de retransmissions obligatoires par contrat étant passé de six à « quatre plus un ». Le service public a diminué son engagement de manière générale.
En tant que producteur, l'Opéra pourrait aussi sortir du cadre de la retransmission pour inventer de nouveaux projets artistiques à partir du répertoire lyrique ou du théâtre. Dans le cadre de la 3e scène, nous avons filmé un spectacle inédit de 15 à 20 minutes, en direct, dans les sous-sols de l'Opéra Bastille, à partir d'un scénario sur le thème de la bohème. Cet objet n'était ni un opéra ni un film ni une pièce de théâtre, mais restait dans la culture lyrique.
À moins d'avoir des mises en scène exceptionnelles, comme celle de Moïse et Aaron d'Arnold Schoenberg, les musiques savantes ne peuvent pas atteindre un immense public, dans les limites d'une salle de 2 700 places. À côté du répertoire de 75 à 80 oeuvres existant, nous avons les capacités, le lieu, les moyens et les artistes nécessaires pour déployer un nouveau « produit ». En s'appuyant sur le répertoire, il est possible de réfléchir aux relations entre une jeune fille et son père - à travers Gilda et Rigoletto -, ou à la situation des femmes victimes de violences - à travers le personnage de Lulu - et de raconter des choses en lien avec l'actualité et le monde dans lequel nous vivons. J'aimerais développer cela. Un intérêt s'exprime au niveau européen pour le financement de ce genre de projet, car il ne suffira pas de déployer le streaming en cas de nouvelle crise. Or il est possible d'imaginer un objet particulier, créé pour la forme digitale. Nous serons tous amenés de toute façon à réfléchir à une indépendance en matière de production.
Sur le plan de l'audiovisuel public, un écart se creuse entre l'ambition d'un public très large - 10 % à 15 % de parts d'audience en soirée - et la réalité du public potentiel d'une retransmission d'oeuvre d'opéra. La diffusion en direct est quasi-impossible, et s'effectue donc la nuit et l'été, comme le montrait un rapport de Catherine Clément resté célèbre. Les plateformes numériques comme Culturebox et Arte concert constituent néanmoins un relais important. Culturebox a participé d'ailleurs, avec France Télévisions, à l'opération « l'Opéra chez vous » et aux captations audiovisuelles qui ont généré plus de 2 millions de vues. Malgré la diminution de l'objectif du nombre annuel de captations, ces acteurs nous accompagnent quand même, sur la base d'un modèle économique dont nous connaissons la complexité.
Comment donner plus de visibilité à ces plateformes, qui demeurent peu connues en dehors d'un public d'habitués ? L'équipement de nos salles de modalités de captation technique automatisées est un enjeu important. Cet investissement, dont les conditions restent à définir, permettrait de généraliser la captation dans de bonnes conditions. Il faudra également réfléchir à un système de diffusion numérique propre, pour gagner en indépendance par rapport à YouTube ou Facebook.
Pour mieux faire résonner les thèmes de l'opéra ou du ballet avec ceux d'aujourd'hui, un travail doit également être mené sur la forme. La captation fournit un accès formidable à une oeuvre, mais des formes plus courtes, plus accessibles sont nécessaires pour pouvoir toucher un plus large public, et rendre le monde de l'opéra plus accueillant pour un public qui n'en possède pas forcément les codes. La plateforme aria vise à rendre cet univers plus familier. Dans le cadre de la 3e scène, un court métrage de 3 à 4 minutes avait été réalisé autour des Indes galantes de Clément Cogitore, qui a eu beaucoup de succès. Cette opération emblématique montre qu'une adaptation des formes permet de faire communiquer des univers qui ne sont pas, contrairement à ce que l'on entend souvent, définitivement fermés.
Arte a enregistré le spectacle des Indes galantes dans son entier, mais proposera d'en diffuser un montage d'environ 1 heure 25. Ce sera une première. Le format est donc en train d'évoluer, aussi parce que les gens ne restent plus trois heures pour regarder un spectacle.
Qu'en est-il de l'avenir du théâtre lyrique en général ? Quel regard portez-vous sur la formation française à la musique, au théâtre et à la danse ?
L'Opéra se heurte à la difficulté du renouvellement des générations. Il faudra réfléchir aux formes de l'Opéra pour conquérir un nouveau public. Du temps de Rolf Liebermann, en 1970, la théâtralité s'est invitée à l'Opéra de Paris et l'a ouvert à un nouveau public. Cependant, le répertoire de l'opéra compte plusieurs oeuvres dotées d'un livret assez limité. Cette forme d'opéra, centrée sur la jubilation vocale, peine à rencontrer le jeune public, car elle ne traite pas de sujets de société. Il faut chercher à y remédier, sans aller pour autant vers une théâtralité provocatrice et radicale, qui risquerait de nous faire perdre l'ancienne génération sans certitude de convaincre la nouvelle.
La mode, le public changent, et la situation de la représentation a aussi beaucoup changé. Cependant, le public est là. L'Opéra de Paris attire en moyenne depuis le départ d'Hugues Gall entre 800 000 et 900 000 spectateurs. Que ses spectacles soient conservateurs ou plutôt modernes, un public est remplacé par un autre, et ce nombre évolue peu, malgré d'ailleurs les politiques artistiques différentes menées par les directeurs successifs.
Toutefois, le problème du prix des places demeure. Nous ne pourrons pas continuer à l'augmenter, et serons même contraints de le diminuer. J'en suis convaincu, d'autant plus depuis la crise sanitaire. J'ai fait des propositions en ce sens au conseil d'administration, auxquelles Bercy s'est opposé, l'équilibre budgétaire devant s'appuyer sur une augmentation constante des recettes. Or une place à 220 ou 240 euros est forcément réservée à une élite. Cela constitue un handicap pour l'Opéra de Paris. De plus, dans le contexte de crise sociale et économique qui s'annonce, de tels tarifs semblent presque indécents. Il faudrait qu'ils diminuent de moitié, pour atteindre 100 à 110 euros maximums. C'est notre seul espoir de reconquérir un public. D'ailleurs, dès qu'un spectacle est moins cher que les autres, il bénéficie de meilleurs remplissages. Ce sujet est devant nous.
L'Opéra de Paris est en concurrence sérieuse avec les grandes maisons d'opéra internationales, notamment pour avoir les meilleurs artistes. Cette guerre se joue moins sur le plan économique, chaque théâtre s'acquittant du même top fee, que sur le projet artistique. Il faut leur donner la possibilité de faire de nouvelles productions. La question des moyens dédiés à la prise de risque et à la création est cruciale. Une maison d'opéra a besoin de produire ses propres spectacles. C'est important pour la motivation des salariés qui ont tous - décorateurs, costumiers, machinistes, etc. - besoin d'être protagonistes d'une création.
Nous organiserons cela à la rentrée, si les conditions sanitaires le permettent !
Merci de vous être prêtés à l'exercice de cette audition. Nous vous présentons nos meilleurs voeux de succès pour vos futures fonctions. Nous serons attentifs à la situation des opéras et au devenir du secteur de la musique en ces temps compliqués. Un groupe de travail a fait des propositions sur ces sujets, que nous avons remises à la nouvelle ministre.
Deux des groupes de travail sectoriels sur les conséquences de l'épidémie de Covid-19 - Création et Patrimoine - ont déposé des amendements de séance sur le projet de loi de finances rectificative pour 2020 qui sera examiné cette fin de semaine. Ces amendements sont ouverts à la cosignature.
Ils ont effectivement été soumis à tous les membres de notre commission et plusieurs collègues les ont d'ores et déjà cosignés.
Je vous invite, mes chers collègues, à cosigner ces amendements. Il est possible de le faire jusqu'au début de la discussion générale en séance, soit jeudi 16 juillet avant 14h30.
La réunion est close à 11 heures 35.