Intervention de Jacqueline Eustache-Brinio

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 15 juillet 2020 à 9h00
Proposition de loi adoptée par l'assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Jacqueline Eustache-BrinioJacqueline Eustache-Brinio, rapporteure :

Cette proposition de loi, déposée par Mme Yaël Braun-Pivet et adoptée par l'Assemblée nationale le 23 juin dernier, vise à renforcer la surveillance judiciaire des individus condamnés pour des faits de terrorisme à leur sortie de détention ; elle instaure, à cet effet, une nouvelle mesure de sûreté destinée à prévenir leur récidive.

Il s'agit d'un sujet que nous avons déjà eu l'occasion d'aborder au sein de notre commission. Le texte que nous examinons aujourd'hui reprend en effet une proposition formulée par notre collègue Marc-Philippe Daubresse à l'occasion de son rapport sur le bilan de l'application de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), que nous avons examiné en février dernier. Notre président, Philippe Bas, a d'ailleurs déposé une proposition de loi en ce sens, avant même que l'Assemblée nationale ne s'intéresse à la question.

Avant d'entrer dans le détail, je souhaiterais vous rappeler le contexte dans lequel s'inscrit ce texte.

Comme vous le savez, la menace terroriste a profondément évolué au cours des dernières années. Cette menace, qui, en 2015-2016, venait de l'extérieur, est devenue aujourd'hui essentiellement endogène. L'un des principaux enjeux auxquels notre pays sera confronté au cours des prochaines années est lié à la libération de plusieurs dizaines d'individus condamnés pour des faits de terrorisme. Ainsi, au cours des trois prochaines années, 154 des 534 personnes incarcérées condamnées pour des actes de terrorisme en lien avec la mouvance islamiste sortiront de prison, dont 42 cette année, 62 l'année prochaine et 50 en 2022.

Le directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), que nous avons auditionné la semaine dernière, m'indiquait que figuraient parmi ces personnes des profils lourds, qui suscitent une grande inquiétude des services de renseignement.

Les auditions que j'ai menées ont confirmé le constat dressé par les députés, et que nous avions nous-même fait il y a quelques mois : pour faire face à ce défi de taille, les pouvoirs publics sont encore insuffisamment outillés.

Bien entendu, il ne s'agit pas de dire que rien n'existe. Toutefois, il apparaît que les outils à disposition des pouvoirs publics, qu'ils soient administratifs ou judiciaires, sont soit incomplets, soit inadaptés.

Sur le plan administratif, les condamnés terroristes font aujourd'hui tous l'objet d'une surveillance par un service de renseignement intérieur, la direction générale de la sécurité intérieure, dans la plupart des cas.

Parallèlement, ils font également l'objet d'une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (Micas). Cette mesure, qui a été introduite par la loi SILT, permet au ministre de l'intérieur de restreindre la liberté de mouvement des personnes dont la radicalisation est avérée, par exemple en l'assignant sur le territoire d'une commune ou en l'interdisant de paraître dans certains lieux. Comme nous l'avait expliqué Marc-Philippe Daubresse, l'efficacité de cette mesure est toutefois réduite, en particulier parce que sa durée est constitutionnellement limitée à douze mois.

Par ailleurs, le suivi administratif est, par nature, limité à l'exercice d'une surveillance et n'offre aucune possibilité d'assistance ou d'accompagnement à la réinsertion. Or tous les acteurs que j'ai entendus ont insisté sur ce point : la réinsertion constitue, pour ces profils, une des clés majeures de la prévention de la récidive.

L'autorité judiciaire n'apparaît, quant à elle, pas mieux outillée que l'autorité administrative pour traiter les condamnés terroristes sortant de détention.

Dans la pratique, les « sorties sèches » sont très rares, mais les différentes mesures de suivi ou de surveillance qui existent souffrent de nombreuses lacunes.

Sans entrer dans le détail de toutes ces mesures, que vous trouverez dans le rapport, je citerai trois principales difficultés.

La première concerne les critères d'application de ces mesures, qui ne permettent pas toujours de viser les condamnés terroristes dont la libération est prévue au cours des prochaines années. Tel est notamment le cas du suivi socio-judiciaire, qui n'est applicable qu'aux personnes condamnées pour des faits commis après 2016.

De la même manière, la rétention et la surveillance de sûreté ne peuvent être prononcées qu'à l'encontre de personnes condamnées à des peines de réclusion criminelle de plus de quinze ans ; or, la plupart des terroristes condamnés avant 2016 ont bénéficié d'une politique pénale plus souple et ont été jugés en correctionnelle, ce qui les exclut du champ de ces mesures.

La deuxième limite des mesures judiciaires existantes est liée à leur finalité. Plusieurs d'entre elles sont soumises à une évaluation psychiatrique de dangerosité, car elles ont été initialement créées pour être appliquées à l'encontre des délinquants sexuels. Cela est le cas pour les mesures de surveillance judiciaire, de rétention et de surveillance de sûreté. Or ce type d'évaluation n'est pas adapté aux profils terroristes, qui présentent une dangerosité idéologique et criminologique plus que médicale.

Enfin, certaines mesures, en particulier le suivi post-peine et l'enregistrement au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions terroristes (Fijait), comportent des obligations peu contraignantes et très largement insuffisantes au regard de la dangerosité des profils concernés.

Cette proposition de loi vise à combler les lacunes que je viens d'évoquer. À cette fin, elle prévoit de créer une nouvelle mesure de sûreté, qui consiste à imposer aux condamnés terroristes qui présentent, à l'issue de l'exécution de leur peine, une particulière dangerosité, des obligations en matière de surveillance et de suivi.

Elle a pu susciter des craintes. Certains ont mis en doute l'utilité même de la mesure, mais je crois que les éléments que je viens de vous présenter permettent de démontrer le contraire. D'autres ont fait état d'un risque d'inconstitutionnalité, considérant qu'il s'agit d'une « peine après une peine », qui ne serait ni nécessaire ni proportionnée. Sur ce point, je souhaite rappeler que le Conseil constitutionnel n'exclut pas, par principe, la possibilité pour le législateur de créer des mesures de sûreté. Il a ainsi admis, en 2008, la surveillance et la rétention de sûreté.

Cela étant, il nous appartient, en tant que législateur, d'assurer la proportionnalité du dispositif créé. C'est pourquoi je vous proposerai seize amendements, avec deux objectifs principaux.

Le premier consiste à s'assurer du caractère opérationnel de la mesure. Il m'a été indiqué que le texte adopté par l'Assemblée nationale était, à plusieurs égards, peu réaliste, voire quasiment inapplicable. Je vous proposerai trois principales modifications pour surmonter ces difficultés.

Il m'apparaît tout d'abord essentiel de réviser le champ d'application de la mesure. En l'état du texte, le critère de dangerosité est apprécié par deux éléments : d'une part, le risque très élevé de récidive ; d'autre part, « l'adhésion persistante à une entreprise tendant à troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Ce second critère est trop restrictif : il se rapproche de la définition de l'infraction d'association de malfaiteurs terroriste, ce qui rend la mesure quasiment inapplicable. Autrement dit, si ce critère était rempli, alors il serait possible d'engager une nouvelle procédure judiciaire à l'encontre de la personne... Je vous proposerai donc d'atténuer légèrement cette définition, en visant l'adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme, plutôt que l'adhésion à une entreprise terroriste.

La deuxième modification principale concerne la durée de la mesure. Les députés ont prévu une durée d'un an, renouvelable dans la limite de cinq ans, ou de dix ans en cas de condamnation pour crime ou délit grave. Cette durée d'un an est jugée peu opérationnelle par les acteurs judiciaires : elle imposerait d'engager la procédure de renouvellement moins d'un mois après le prononcé de la mesure. Je vous proposerai donc d'élever cette durée à deux ans, sachant que la personne conservera la possibilité de demander la mainlevée de la mesure.

Enfin, l'un des amendements procède à une réécriture de la mesure de placement sous surveillance électronique mobile (PSEM), car la rédaction adoptée par l'Assemblée nationale la rend peu utile : contrairement à une idée commune, le PSEM n'est pas un dispositif conçu pour suivre en permanence une personne ; il est généralement prononcé pour s'assurer du respect d'une mesure de restriction des déplacements, par exemple l'interdiction de paraître dans certains lieux ou l'assignation à résidence. Je vous proposerai donc de maintenir le PSEM, mais comme une mesure accessoire aux autres mesures de surveillance.

Les amendements que je vous présenterai visent également à apporter toutes les garanties nécessaires pour assurer la constitutionnalité de la mesure.

Sur ce deuxième volet, je vous proposerai tout d'abord de mieux encadrer le champ d'application de la mesure, notamment en limitant l'application de la mesure aux personnes condamnées à des peines supérieures à cinq ans d'emprisonnement et en clarifiant son articulation avec les autres mesures de sûreté existantes.

Par ailleurs, s'agissant du contenu de la mesure, il me semble nécessaire de supprimer la possibilité de cumuler le PSEM et le pointage, qui pourrait être jugée disproportionnée par le Conseil constitutionnel.

Enfin, il m'est apparu souhaitable d'élargir le champ des obligations prévues, afin d'y intégrer un volet d'accompagnement à la réinsertion. N'oublions pas que l'intérêt d'une mesure judiciaire, par rapport à une mesure administrative, est bien de prévenir la récidive, non seulement par des mesures de surveillance, mais également par des mesures d'assistance.

En complément de ces modifications, deux amendements tendent à introduire des articles additionnels afin, d'une part, de prévoir l'inscription des obligations de la mesure de sûreté au fichier des personnes recherchées, ce qui garantira un contrôle effectif ; et, d'autre part, d'assurer l'application des dispositifs créés dans certaines collectivités d'outre-mer.

Pour conclure, je dirai quelques mots sur l'article 2 de la proposition de loi, introduit par les députés. Cet article vise à favoriser le prononcé de la peine de suivi socio-judiciaire, en en faisant une peine complémentaire obligatoire, sauf décision contraire de la juridiction. Il s'agit là d'une proposition qu'avait formulée Marc-Philippe Daubresse. Je vous propose donc de l'adopter sans modification.

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