Nous nous félicitons de l'existence de cette commission d'enquête et vous remercions d'entendre notre association qui porte une expérience particulière. Nous espérons que votre commission répondra aux attentes fortes des usagers : il faudra proposer de vraies réformes et des pistes d'action immédiates.
Les ressources colossales - 10 milliards d'euros par an - collectées au péage ne servent que marginalement à financer l'entretien, l'exploitation et la modernisation des réseaux de transport, comme nous y pressent pourtant les défis climatiques. Sur 10 euros collectés au péage, 4 sont transformés en dividendes. Selon un rapport des services de l'État, le prix des péages est dix fois supérieur aux dépenses d'entretien, d'exploitation et de grosses réparations des autoroutes. Quelle formidable aubaine pour qui en détient le monopole !
Notre association a été créée il y a dix-neuf ans, à la suite du renouvellement de gré à gré d'une concession inique traversant nos territoires. Cette concession était à l'époque proche de son terme. C'est la seule concession historique périurbaine d'Île-de-France. Nous sommes soutenus par l'immense majorité des élus de nos territoires - toutes tendances politiques confondues. Notre objectif est d'obtenir la gratuité de tronçons franciliens des autoroutes A10 et A11, et, par extension, de tous les tronçons périurbains des autoroutes concernées par la même problématique.
Depuis 1970, l'A10 est une exception dans le paysage autoroutier français : ce fut la première concession exclusivement privée. En Île-de-France, elle est aussi la seule concession historique payante à seulement 23 kilomètres de Paris, alors que toutes les autres autoroutes ne deviennent payantes qu'à la sortie de l'Île-de-France ou à 50 kilomètres de Paris. Elle traverse des territoires sous-développés en transports collectifs : le RER C met plus de temps à rejoindre Paris qu'il y a soixante ans ! Et la population y a triplé en raison de l'étalement urbain. Les temps et les distances domicile-travail ne cessent de s'allonger. Les investissements de l'État et de la région sont exclusivement concentrés sur le centre de l'agglomération. Le schéma directeur régional, appelé le Grand Paris, prévoit ainsi 37 milliards d'euros d'investissements concentrés dans un cercle de 20 kilomètres de rayon, au détriment des autres territoires.
Les coûts supportés par un salarié régulier pour ses trajets quotidiens domicile-travail peuvent atteindre 1 300 euros par an. Le péage opère donc un transfert massif de trafic vers le réseau secondaire, notamment sur les voies parallèles à l'autoroute. Or cette autoroute est structurante pour les trajets quotidiens domicile-travail.
Des problématiques similaires existent autour d'autres métropoles régionales. En près de vingt ans, notre action a permis une prise de conscience et de mettre au jour les très grandes inégalités territoriales dans l'accès aux infrastructures autoroutières : tarifs inégaux, autoroutes gratuites ou payantes au gré des influences politiques locales, foisonnement, etc. Notre action a aussi contribué à faire connaître le gaspillage financier entourant l'utilisation du produit des péages.
Cette controverse n'a cessé de grandir, alimentée par les rapports de la Cour des comptes de 2003, 2008 et 2013, celui de l'Autorité de la concurrence de 2014, celui de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer) de 2015, celui de la commission du développement durable de l'Assemblée nationale de 2014, l'examen des propositions de nationalisation au Sénat en 2014 et 2019, des centaines de questions orales ou écrites posées par les parlementaires, notre audition par le groupe de travail sénatorial sur les concessions autoroutières en 2014, etc. Sans parler des « gilets jaunes » qui ont fait des concessions l'un des symboles de leurs revendications. Toutes ces interventions demandent une révision de la politique autoroutière et un rééquilibrage en faveur des usagers. Et pourtant, rien n'a bougé.
Les timides recommandations des uns et des autres n'ont été mises en oeuvre qu'avec parcimonie. Les clauses de limitation de la rentabilité des concessions n'ont jamais été appliquées. La loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM) a été une nouvelle occasion manquée : les autoroutes y ont été déclarées hors sujet et les préconisations autour de l'usage de la trottinette, du vélo et du covoiturage sont charmantes dans un cadre de loisir, mais bien éloignées des réalités vécues par les salariés. Depuis quinze ans, les gouvernements se sont montrés laxistes et le Parlement peu déterminé. Les projets de loi les plus audacieux ont été repoussés, sans proposition alternative. Nous espérons que votre rapport ne sera pas un rapport de plus.
C'est un système suranné qui ne peut rester en l'état : les ratios de rentabilité sont passés de 18 % en 2005 à 31,3 % - record historique - en 2019. La distribution des dividendes a explosé : en 2016, un an après le plan de relance autoroutier concocté en secret, Cofiroute a distribué 620 % de son résultat net en dividendes. Un kilomètre d'autoroute rapporte 400 000 euros de dividendes chaque année. Dans ces conditions, nous ne pouvons plus nous contenter du constat et attendre la fin des concessions en laissant des dizaines de milliards d'euros partir en fumée. Les sociétés d'autoroute doivent être mobilisées dès maintenant pour répondre aux mutations des territoires et accompagner l'action pour le climat. Quelques recommandations homéopathiques ne suffiront pas. Les mesures circonstancielles préconisées ici ou là n'apportent pas de réponses structurelles et durables aux attentes des populations et des territoires.
Certains semblent considérer que le problème viendrait des déficiences de l'État dans les domaines juridique, technique et financier : mal outillé, il serait démuni face aux sociétés concessionnaires. Mais on ne réglera pas le problème en ajoutant des couches de procédures : les clauses de procédures ne peuvent se substituer à la volonté politique. La force des concessionnaires évolue à l'inverse de celle de la puissance publique. Aujourd'hui, les représentants de l'État ne sont plus dans leur rôle : nous avons bien des exemples dans lesquels ils se sont montrés plus soucieux des intérêts des actionnaires que de ceux des usagers. Il faut modifier ce rapport de force politique.
Les sociétés concessionnaires ne peuvent rester confinées dans leur ghetto, fût-il contractuel. Elles sont délégataires d'un service public et doivent s'adapter pour répondre aux besoins d'une société en mouvement. Nous proposons donc de changer de modèle autoroutier. Celui qui s'achève a permis à notre pays de se doter d'un réseau de bonne qualité. Nous avons besoin aujourd'hui d'un modèle intégré dans lequel l'État doit fixer les conditions d'accès et d'utilisation en reprenant la main sur les infrastructures autoroutières. Il faut réorienter l'argent des usagers perçu au péage vers le financement de nouvelles infrastructures de transport répondant aux nouveaux enjeux de mobilité et aux enjeux environnementaux. Les tronçons périurbains - notamment les tronçons franciliens de l'A10 et de l'A11 - doivent être gratuits. Une telle gratuité doit aussi bénéficier aux personnes contraintes d'utiliser leur véhicule personnel pour effectuer leurs trajets du quotidien domicile-travail ou domicile-études. Ces propositions peuvent s'intégrer dans le cadre de la relance post-crise sanitaire. Cette question spécifique des trajets domicile-travail vient enfin d'être reconnue par l'État, par la précédente ministre des transports lors de son audition devant vous : c'est une première victoire !
Pour assurer les financements, il faut taxer les dividendes distribués par les sociétés concessionnaires d'autoroutes et prévoir une plus juste contribution des poids lourds à l'entretien des infrastructures routières et autoroutières : certes, un poids lourd s'acquitte d'un péage trois fois plus élevé qu'un véhicule léger, mais il dégrade 10 000 fois plus les chaussées !
Votre rapport sera examiné à la loupe et sera un signal qui peut commencer à inverser le rapport des forces en faveur de l'intérêt général, oublié par l'État démissionnaire et les sociétés concessionnaires.