Je voudrais, avec Geneviève Darrieussecq, m'associer à la pensée que vous avez eue pour l'infirmier en soins généraux de deuxième grade Quentin Le Dillau et le sergent-chef Pierre Pougin de la base aérienne de Cazaux, qui ont perdu la vie à l'entraînement, et pour le brigadier-chef Dmytro Martynyouk et le brigadier Kévin Clément, qui sont morts pour la France au Mali. N'oublions jamais que chaque jour qui passe nos militaires sont engagés pour la protection des Français au péril de leur vie.
Avant de vous présenter les conclusions des enquêtes relatives à l'épidémie qui est survenue à bord du porte-avions Charles-de-Gaulle, je voudrais vous confirmer les bonnes nouvelles relatives aux marins du groupe aéronaval : tous sont désormais guéris, à l'exception de l'un d'entre eux qui est toujours hospitalisé, même s'il est sorti de réanimation le 7 mai. C'est un immense soulagement pour nous tous.
En ce qui concerne le bilan de ces événements, les enquêtes dont j'ai reçu les conclusions en fin de semaine dernière ont révélé trois observations particulièrement saillantes.
Première observation : l'enquête épidémiologique montre que le virus était présent à bord du porte-avions avant l'escale de Brest. Permettez-moi de rappeler, pour la clarté de mon propos, le calendrier de ce déploiement.
Le 21 janvier 2020, le groupe aéronaval - 2 300 marins, dont 1 760 à bord du porte-avions - appareille de Toulon ; à cette période, les premiers cas se déclarent hors de Chine, mais aucun n'est encore détecté en France. Ce n'est que dix jours plus tard que le Gouvernement rapatrie les ressortissants français de Wuhan. Entre le 29 janvier et le 20 février, le groupe aéronaval participe au Levant à l'opération Chammal. Après cet engagement, il effectue une première escale de six jours, du 21 au 26 février, au port de Limassol à Chypre, puis il reprend la mer.
En mer, plusieurs mouvements aériens ont eu lieu pour amener du personnel en renfort ou en relève. Ces mouvements ont été opérés depuis Chypre, la Sicile, les Baléares, l'Espagne continentale et le Portugal. En mer, comme à quai, de tels mouvements liés au renfort, à la relève ou au retour de personnels après absence ou encore à l'acheminement de matériel sont fréquents. C'est à l'occasion de l'un de ces mouvements en mer, donc après l'escale à Chypre et avant celle à Brest du 13 au 16 mars, que l'enquête épidémiologique situe une première introduction du virus. L'enquête révèle aussi que le virus a été réintroduit à l'occasion de l'escale de Brest entre le 13 et le 16 mars, et ce malgré les précautions qui avaient été prises pour l'éviter.
Je voudrais de nouveau insister sur la particularité d'un navire de guerre comme le porte-avions Charles-de-Gaulle : environ 1 800 marins évoluent à bord de ce bâtiment qui mesure 261 mètres de long ; plus de 1 000 d'entre eux vivent à dix ou plus par chambre, parfois jusqu'à quarante en dortoir. Ces marins travaillent dans des espaces contraints, où des équipes différentes se relaient afin d'assurer une permanence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les voies de circulation, les escaliers et les couloirs sont étroits - l'espace est un luxe. C'est une réalité qu'il faut avoir à l'esprit pour comprendre l'ampleur de la propagation du virus à bord.
Deuxième observation : dès mi-février et pendant la suite de la mission, le commandement et les médecins à bord ont pris des mesures pour faire face à la menace du virus. Ils ont constamment veillé à prévenir ce risque sur la base des informations, dont nous disposions à l'époque, notamment au niveau national. Le porte-avions a reçu des directives à cet égard pour empêcher l'introduction du virus dès la mi-février. Le commandement était par ailleurs confiant dans sa capacité à isoler, traiter et évacuer au besoin les marins malades, en s'appuyant sur le retour d'expérience de l'épidémie de H1N1 qui avait été surmontée en 2009 sans interrompre l'activité opérationnelle du porte-avions.
Nous avons cependant constaté à nos dépens que ce coronavirus n'est pas la grippe H1N1. Les signaux faibles de la présence du virus à bord n'ont malheureusement pas été identifiés à temps. Le virus a circulé parmi une population jeune, en bonne santé et entraînée, et les symptômes qui ont été développés par quelques marins ont été interprétés comme étant des états grippaux, dont l'occurrence à bord en cette saison demeurait à des niveaux tout à fait standards. Le seul cas qui a fait naître un doute a fait l'objet d'un scanner pulmonaire le 21 mars, qui a été envoyé pour interprétation à l'hôpital d'instruction des armées de Percy ; il s'est avéré négatif.
Troisième observation : les fortes mesures de confinement décidées à la suite de l'escale de Brest ont été efficaces, mais elles ont distendu les liens au sein de l'équipage et ont nui à la motivation. Lorsque le porte-avions quitte Brest le 16 mars, le Président de la République s'apprête à annoncer le confinement du pays. Pour leur part, les marins du porte-avions vivent, avec un peu moins de vingt-quatre heures d'avance sur les Français, un confinement adapté aux conditions permises par le porte-avions : les mouvements de personnel sont strictement interdits ; les activités collectives sont suspendues ou adaptées, comme les repas ; la fréquence de nettoyage des points de contact augmente.
L'enquête épidémiologique montre que ces mesures ont été efficaces et qu'elles ont considérablement ralenti la propagation du virus. Cependant, elles ont beaucoup pesé sur les liens de commandement et sur le moral de l'équipage. En ce début de confinement national, les membres de l'équipage sont en effet inquiets de la façon dont leurs familles le vivent à terre et ils sont sensibles à la différence de perception entre une France à l'arrêt et une mission qui continue.
J'en viens à l'analyse de la crise qui a eu lieu à bord du porte-avions.
Je veux en toute humilité partager avec vous les erreurs qui ont été commises. Je voudrais d'entrée de jeu clarifier une chose : des erreurs ont bien été commises, mais les inspections n'ont pas constaté de faute. Nous relevons ces erreurs aujourd'hui avec les connaissances que nous avons acquises entre-temps. Lorsque le commandement a eu à prendre des décisions, il l'a fait au regard des informations dont il disposait et en prenant le conseil des médecins du bord. Il a toujours eu le souci de la santé de son équipage - je voudrais vraiment que vous reteniez ce point.
La première erreur est l'assouplissement des mesures de distanciation qui avaient permis de contenir le virus. Au terme de ce confinement collectif et en l'absence de cas identifiés, le commandement a pris la décision, le 30 mars, d'assouplir les mesures de distanciation stricte qui avaient été instaurées : des briefings sont par exemple rétablis, ainsi que des occasions communes d'échange entre les cadres et leurs subordonnés ; le sport est à nouveau autorisé ; un concert du groupe amateur du bord est organisé le 30 mars au soir dans le hangar du porte-avions pour favoriser à nouveau la cohésion et l'esprit d'équipage - je précise naturellement que les mesures de distanciation étaient respectées.
Cette décision a été provoquée par la baisse de moral de l'équipage et ses conséquences sur la mission, ainsi que par un excès de confiance du commandant et de son service médical sur leur capacité à maîtriser la situation. Aucun cas n'avait été détecté au terme d'un confinement collectif jugé comme strict. Le commandement et les médecins du bord ont donc conclu, à tort, que le virus n'était pas présent à bord. Les mesures d'assouplissement ont accéléré la propagation du virus.
Le 5 avril, un marin qui avait été débarqué au Danemark le 30 mars a informé le commandement du porte-avions qu'il avait été testé positif. Ce même jour, une augmentation du nombre de personnes fréquentant l'infirmerie du bord est constatée. Le doute autour de la possible circulation du virus à bord s'installe et conduit à rétablir le jour même, 5 avril, les mesures de confinement. À cette date, l'épidémie devient importante. La rapidité de la propagation de la maladie a surpris, à commencer par le commandement du navire. Jusqu'à 85 marins ont été mis en isolement à l'avant du navire pour protéger les autres, ce qui, dans ce contexte, n'a pas été bien vécu. Les marins contagieux ont en effet été regroupés dans les tranches avant du navire dans des conditions initialement précaires, mais la situation a été reprise en main dans les quarante-huit heures qui ont suivi.
L'arrivée à Toulon le 12 avril a également été un moment difficile. Je tiens à saluer l'effort hors norme réalisé par le service de santé des armées et par les autorités locales de Toulon, ainsi que la solidarité de tous les marins toulonnais et de leurs familles envers ceux du Charles-de-Gaulle pour faire face à cette situation exceptionnelle.
La deuxième erreur est aussi un enseignement pour notre organisation. Les enquêtes ont en effet identifié des défauts de coordination et de partage de l'information à différents niveaux de la chaîne de commandement. L'exemple le plus parlant de ces dysfonctionnements est que le chef d'état-major des armées et moi-même n'avons été prévenus que le 7 avril dans l'après-midi de la situation sanitaire qui prévalait à bord du porte-avions.
S'il y a eu des erreurs, je voudrais aussi souligner les bons réflexes et les décisions judicieuses qui ont été prises dans la gestion de cette crise. La décision de rétablir des mesures de confinement adaptées dès le 5 avril au soir comme celle d'évacuer tout de suite les cas les plus vulnérables - trois marins le 6 avril - et les plus atteints - trois marins le 9 avril - ont vraisemblablement sauvé des vies, tout comme la prise en charge en enceinte militaire au retour à Toulon.
J'en viens au retour d'expérience et aux leçons que nous devons tirer de cette épreuve.
Nous devons d'abord tirer les leçons en interne. La plus importante est que nous devons mieux partager l'information pour une meilleure fluidité et surtout croiser les regards dans la remontée de cette information. Sur ce point, j'attends du chef d'état-major des armées des propositions pour l'ensemble du ministère, car cette leçon est valable pour tous. Je souhaite limiter le risque que ce qui s'est passé se reproduise.
Nous devons ensuite tirer les conséquences de cet événement en termes de communication vis-à-vis des équipages et de leurs familles. Nous devons mieux communiquer, en nous appuyant sur une information détaillée et pédagogique. Aujourd'hui, la priorité est de communiquer aux marins et à leurs familles les conclusions que nous tirons de cette épreuve inédite et de leur montrer comment notre organisation s'adapte et va continuer de s'adapter pour garantir la sécurité sanitaire pendant les opérations.
Il y a ensuite des leçons d'ordre sanitaire et l'intérêt scientifique à en retirer. L'enquête épidémiologique conduite par le centre d'épidémiologie et de santé publique du service de santé des armées est éclairante et utile pour améliorer la connaissance que nous avons de ce virus. J'ai décidé que cette enquête serait rendue entièrement accessible et qu'elle serait partagée avec la communauté scientifique.
Cette enquête nous a permis d'approfondir nos procédures de lutte contre la propagation du virus dans le cadre de nos opérations et de la préparation opérationnelle, ainsi que dans les unités. Les tests PCR ont des limites que l'enquête épidémiologique a permis de cerner, mais ils constituent un outil fondamental que nous allons utiliser largement, en complément de la surveillance médicale et des quatorzaines. C'est ce qui figure dans la stratégie sanitaire que nous avons décidé de mettre en place au sein du ministère.
S'agissant du départ en opération extérieure (OPEX), nous veillerons, en complément des quatorzaines et en tenant compte des règles imposées par les pays de destination, à ce que l'autorité médicale utilise les tests virologiques, ainsi que les tests sérologiques, lorsqu'ils seront au point.