Intervention de Jérémie Pellet

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 13 mai 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Jérémie Pellet directeur général d'expertise france en téléconférence

Jérémie Pellet, directeur général d'Expertise France :

Nous avons la chance de compter M. Berthou au sein de notre conseil d'administration.

De longue date, sénateurs et députés poussaient à la modernisation de notre dispositif de coopération technique - même si l'on en parle un peu moins que du financement du développement. Ces dernières années, notre dispositif s'est largement renouvelé, grâce à vous, autour de la création d'Expertise France.

Après avoir dressé un bilan rapide des premières années d'activité de l'agence, je vous présenterai notre contrat d'objectifs et de moyens et la stratégie dont il procède ; enfin, je dirai quelques mots des conséquences du Covid-19 pour nous et, surtout, pour nos pays partenaires.

D'abord, un constat - pas si évident qu'il pourrait sembler au vu de l'histoire récente : on ne peut travailler pour le développement sans coopération ni sans expertise publique. Alors que la France a longtemps manqué d'agences interministérielles porteuses de cette ambition, la création d'Expertise France, somme toute récente, a répondu à un besoin impérieux, dans un contexte où les moyens de la coopération technique s'étaient beaucoup réduits. De fait, de près de 30 000 en 1980, le nombre des coopérants techniques est tombé à 4 000 au moment de la réforme de la coopération de 1998, puis à moins de 500 en 2015 - dont 250 ont été transférés à Expertise France.

La part de l'aide publique au développement consacrée à la coopération technique a suivi le même chemin, passant de 70 % dans les années soixante-dix à moins de 15 % aujourd'hui, pour des raisons naturelles : la fin de la substitution et la montée en compétences de nos pays partenaires.

Pour Expertise France, cette part correspond à la commande publique de l'État, c'est-à-dire aux projets que celui-ci nous demande de mettre en oeuvre pour son compte. Ces projets relèvent essentiellement du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, un peu du ministère de l'Économie et des Finances - qui nous consacrera peut-être des moyens supplémentaires dans les prochaines années - mais aussi d'autres ministères.

Au total, ces moyens représentent environ 60 millions d'euros, sur un chiffre d'affaires qui s'est établi l'année dernière à près de 230 millions d'euros. La commande publique est donc une composante importante, mais minoritaire de notre chiffre d'affaires, ce qui distingue Expertise France de ses homologues européennes : la GIZ (Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit) bénéficie d'une commande publique de l'État allemand à hauteur de 2,5 milliards d'euros, tandis que la Belgique et le Luxembourg consacrent respectivement 200 millions et 100 millions d'euros à leur agence de coopération.

Nos missions pour le compte de l'État concernent principalement la gestion des experts techniques internationaux, qui jouent dans un certain nombre de pays un rôle dont vous connaissez l'importance, et les moyens que l'État consacre à la santé, en particulier à la lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, en appui au Fonds mondial : nous gérons en effet l'initiative 5 %, c'est-à-dire les crédits bilatéraux destinés à soutenir l'action de ce fonds dans les pays prioritaires de la France.

La France a besoin de conserver une capacité d'action forte et directe en matière de coopération internationale et, pour cela, elle a besoin d'une agence qui mette en oeuvre concrètement et directement les projets sur le terrain ; c'est ce qu'Expertise France a réussi à faire, sous la direction de Sébastien Mosneron-Dupin puis la mienne.

Nous jouons un rôle d'ensemblier en mobilisant les compétences de toute l'expertise technique française, issue bien sûr de l'État - notre origine -, mais aussi des collectivités locales, des ONG, des établissements publics et du secteur privé, au service d'un objectif : renforcer nos capacités à accompagner et à appuyer les politiques publiques de nos pays partenaires.

Pour mener cette mission, nous mobilisons les ressources d'autres bailleurs que l'État, à commencer par l'Union européenne, qui finance 60 % de notre activité : Expertise France est ainsi une agence européenne autant, voire davantage, que nationale. D'autres bailleurs internationaux nous font également confiance : la Banque mondiale et les Nations unies, mais aussi les Américains, les Anglais ou Unitaid.

Ces bailleurs internationaux recherchent l'expertise française, très reconnue - l' « envie de France » n'a de limite que notre capacité à y répondre -, ainsi que notre capacité à être présents dans des pays fragiles, comme au Sahel ou dans des pays comme la République Centrafricaine, la République démocratique du Congo, la Libye, le Liban ou des zones encore plus complexes, comme le nord de l'Irak.

Au nombre de nos réussites emblématiques je mentionnerai la mise en oeuvre du programme d'appui de l'Union européenne à la force G5 Sahel, pour 82 millions d'euros dans la première tranche ; dans le cadre de la deuxième, 100 millions d'euros sur 120 millions nous sont confiés par l'Union européenne, ce qui témoigne de la confiance qu'elle nous porte. Je pense aussi à la sécurisation des camps de la Minusma, à l'assistance technique de l'ensemble des pays de l'Union européenne en matière de protection sociale et d'emploi, à nos actions d'accompagnement dans les domaines de la biodiversité ou de la lutte contre le cancer du col de l'utérus, ou encore à l'appui à l'innovation et à l'emploi, notamment en Libye.

Ces activités nous ont permis de nous développer fortement : notre chiffre d'affaires, qui a déjà doublé, devrait atteindre 300 millions d'euros en 2021-2022, ce qui marquera un triplement par rapport à 2015. De surcroît, cette progression est réalisée d'une manière assez économe des moyens de l'État, puisque notre effet de levier, c'est-à-dire le rapport entre les fonds publics qui nous sont confiés et les financements que nous mobilisons, qui était de 6,7 en 2015, est aujourd'hui à plus de 20 - ce qui sera sans doute sa limite.

Des difficultés se posent aussi, notamment parce que les projets menés au sein de l'Union européenne connaissent un niveau de marge très encadré et peu négociable. D'autre part, les cofinancements de l'État sont parfois limités, ce qui a pesé sur notre équilibre financier - le nouveau contrat d'objectifs et de moyens vise à régler ce problème -, mais aussi sur le climat social au sein de l'agence, que je m'efforce d'apaiser à travers un dialogue constructif sur tous les enjeux, y compris la modernisation de notre ressource humaine.

J'ai également entrepris de renforcer encore notre position interministérielle et les liens que nous entretenons avec l'ensemble des ministères, y compris ceux avec lesquels les rapports ont été au début plus compliqués.

Le Sénat a poussé à l'intégration d'autres opérateurs avant que nous-mêmes ne soyons intégrés à l'AFD. Finalement, nous accueillerons bien nos collègues de Justice Coopération Internationale (JCI) à la fin de l'année, tandis que certains opérateurs de l'agriculture seront rattachés à des structures plus importantes du ministère de l'Agriculture. Ce paysage institutionnel clarifié est un atout majeur pour l'ensemble de l'équipe France.

Notre nouveau contrat d'objectifs et de moyens marque un nouveau départ, autour de quatre axes.

D'abord, un cadre stratégique clarifié, visant à renforcer l'action et l'influence d'Expertise France dans les géographies et sur les thématiques prioritaires de la politique française de développement, c'est-à-dire en Afrique, dans les pays fragiles et sur l'ensemble des priorités thématiques définies par le Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (Cicid) de 2018, qui reste notre référence - nous verrons quelles conséquences aura le Covid-19 sur la stratégie française de développement.

Ensuite, nous prévoyons de stabiliser l'activité de l'agence, ce qui est très important après la phase de croissance exponentielle que nous avons connue. Notre objectif est d'atteindre un palier autour de 300 millions d'euros de chiffre d'affaires, hors offres intégrées, et de trouver un meilleur équilibre entre la commande publique de l'État, les financements de l'AFD, qui augmentent beaucoup, et les financements multilatéraux et européens. Cet équilibre nous permettra de stabiliser notre modèle économique, l'activité réalisée en France étant à l'équilibre dans le cadre normal des frais de gestion ; en ce qui concerne nos activités européennes, la subvention d'équilibre versée par l'État sera remplacée par une compensation des pertes sur les projets non rentables, qui renforcera le contrôle et la visibilité de l'État.

Le contrat d'objectifs et de moyens fixe l'objectif ambitieux d'un équilibre atteint dès 2021. En dépit des probables conséquences de la crise du Covid-19, cet objectif de moyen terme reste dans notre trajectoire. C'est pourquoi l'État et nous-mêmes n'avons pas souhaité modifier ce contrat, rédigé avant la crise ; nous considérons qu'il reste valable, même si certaines adaptations seront nécessaires.

Le troisième axe du contrat d'objectifs et de moyens est l'achèvement de la consolidation et de la structuration de l'agence par le renforcement des politiques de ressources humaines et du dialogue social, en vue notamment de fidéliser et de « sénioriser » nos équipes.

Le quatrième axe est l'intégration de JCI d'ici à la fin de l'année, suivie de notre propre filialisation au sein du groupe AFD à l'horizon de janvier 2021. Nous espérons que ce calendrier sera tenu : une disposition législative étant nécessaire, qui sans doute sera inscrite dans le projet de loi relatif au développement, nous espérons que ce texte trouvera place dans un calendrier législatif forcément bouleversé par la crise en cours.

Nous avons bâti notre projet d'intégration à l'AFD en tenant compte des remarques formulées par le Sénat, pour tirer le meilleur parti de cette évolution tout en conservant notre capacité d'action. Il s'agit de développer des synergies sur le terrain pour construire une offre groupe qui n'existe dans aucun autre pays et à laquelle nos partenaires seront très sensibles : une offre complète de financement et de mise en oeuvre de projets publics et privés, sur un champ très large - puisque l'action d'Expertise France ne se limite ni au développement ni aux pays en développement.

D'ores et déjà, les activités de l'AFD exercées par Expertise France sont en forte croissance : l'année dernière, l'AFD nous a confié 130 millions d'euros de nouveaux projets pour les deux prochaines années, contre seulement 30 millions d'euros l'année précédente.

Au sein de l'AFD, Expertise France sera une filiale, mais conservera une certaine autonomie : sa gouvernance sera paritaire État-AFD, et nous conserverons des liens extrêmement forts avec l'État et l'ensemble des ministères. Nous souhaitons rester la plateforme de mobilisation de l'expertise publique pour l'ensemble du groupe.

Le document stratégique que je vous présente est cohérent, tire les leçons du premier contrat d'objectifs et de moyens et met l'accent sur l'efficacité et la redevabilité.

Dans la situation exceptionnelle que nous traversons, nous télétravaillons à 100 % depuis deux mois, ce qui ne nous a pas empêchés de continuer à mener nos projets, dans un contexte évidemment difficile : il n'y a plus de vols internationaux, et tous les pays ou presque sont en confinement, comme nos experts. En revanche, les plus de 600 experts que nous avons sur le terrain sont quasiment tous restés dans leur pays de résidence, où ils poursuivent leur mission. Si nous avons dû adapter nos projets et notre fonctionnement, nous avons aussi développé de nouveaux projets et réfléchi à la suite.

Notre chiffre d'affaires pour 2020 devrait être inférieur de 20 % à la prévision, ce qui correspondrait en fait à une stabilité par rapport à l'année dernière. Quant aux perspectives pour 2021-2022, elles restent bonnes.

Nous mobilisons notre réseau d'experts pour appuyer nos pays partenaires dans leur réponse à la crise, en liaison avec le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et dans le cadre de l'action de l'AFD et de l'Union européenne.

La santé étant une dimension forte de notre action d'expertise technique, nous avons mis en place une plateforme d'assistance pour un certain nombre de pays d'Afrique subsaharienne : Guinée, Côte d'Ivoire, Mali, Niger, Burkina-Faso, Tchad, République Centrafricaine, République démocratique du Congo, Burundi. Il s'agit d'appuyer les politiques menées par les ministères de la santé et les autorités sanitaires et de permettre à ces pays d'accéder plus facilement aux ressources du Fonds mondial, mais aussi d'appliquer les directives de l'Organisation mondiale de la santé.

En outre, nous appuyons un certain nombre de pays, notamment d'Afrique francophone, pour gérer les conséquences économiques et financières de la crise. Celle-ci se traduira par des moratoires de dette, peut-être des annulations, mais aussi par une baisse de l'activité économique et une forte montée des vulnérabilités dans des pays déjà très fragiles. Dans ce contexte, nous devons soutenir tout ce qui peut atténuer les effets de la crise sur les populations.

Ainsi, dans le cadre de cette crise, nous nous sommes efforcés de prouver notre réactivité et notre capacité à nous coordonner.

Expertise France est aujourd'hui un outil repensé, qui s'inscrit dans un groupe élargi intégrant financement et coopération technique ; un outil fort d'équipes extrêmement riches, à Paris comme sur le terrain, et de la confiance très solide de ses bailleurs, qui se traduit par des sollicitations toujours plus nombreuses. Si notre agence commence à être connue, elle reste sans doute un peu sous-utilisée. Nous n'en continuerons que davantage à nous renforcer, afin d'être au rendez-vous de l'ambition de la France en matière d'aide publique au développement.

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