Intervention de Michel Canevet

Délégation aux entreprises — Réunion du 3 mars 2020 à 12h40
Présentation du bilan d'étape de la mission d'information sur: « comment faire face aux difficultés de recrutement des entreprises dans le contexte de forte évolution des métiers ? » par mm. canevet et kennel co-rapporteurs

Photo de Michel CanevetMichel Canevet, sénateur :

Madame la Présidente, chers collègues, depuis le début de nos travaux le 26 septembre dernier, nous avons entendu 55 personnes lors de nos auditions, 14 experts au cours de deux tables rondes organisées par la Délégation et nous avons effectué un déplacement dédié à notre mission dans les Hauts-de-France le 30 janvier dernier. Nos travaux se poursuivront avec la Journée des entreprises du 2 avril et au-delà, mais nous pouvons d'ores et déjà partager avec vous un premier bilan.

Le premier constat concerne ce que nous qualifions de « paradoxe français ».

Comme nous l'avions dit le 16 janvier dernier lors de l'une de nos tables rondes, nous devons nous réjouir de la bonne nouvelle que constitue la reprise de l'activité en général et la hausse conséquente des prévisions de recrutement, soit plus de 350 000 projets de recrutement en 2019 et, si l'économie n'est pas trop affectée par les virus, une nouvelle hausse supplémentaire prévisionnelle de 125 000 embauches en 2020, dont les deux tiers sont directement liés à un développement de l'activité selon la DARES. Mais la mauvaise nouvelle est celle d'une hausse des recrutements jugés difficiles par les entreprises : selon Pôle emploi, ils sont passés de 37,5 % en 2017 à 50,1 % en 2019.

Et ce taux recouvre des réalités très différentes selon les métiers, dont certains connaissent un taux supérieur à 84 %. Ces statistiques reflètent bien le constat que nous dressons à chaque déplacement de la Délégation sur le terrain : le problème numéro un des chefs d'entreprise est devenu la difficulté à recruter, c'est-à-dire l'allongement de la durée de recherche d'un candidat, voire l'abandon du projet d'embauche. Et les conséquences de ces difficultés sont importantes, car elles se dressent comme autant d'obstacles au développement de nos entreprises.

En effet, selon le Medef, entre 300 000 et 400 000 recrutements sont tout simplement abandonnés, soit la totalité des prévisions d'embauches supplémentaires ! Le dernier rapport de la Banque européenne d'investissement a montré que 77 % des entreprises considèrent que « la disponibilité limitée de personnels possédant les compétences appropriées constitue une entrave à l'investissement ». Ce rapport ajoute qu'« investir dans les compétences est primordial pour des raisons structurelles, notamment face aux évolutions démographiques et technologiques. Les pénuries et les inadéquations persistantes en matière de compétences peuvent nuire à la productivité et à l'adoption des technologies dans les entreprises. »

La situation est donc grave et elle va empirer si nous n'agissons pas puisque les emplois vont évoluer très fortement dans les 10 années à venir sous l'influence des nouvelles technologies et de l'évolution de nos besoins, par exemple ceux liés au vieillissement de la population. Notre devoir est donc d'identifier les causes de ce paradoxe français où l'on voudrait embaucher sans y parvenir, alors que l'on doit assumer un taux de chômage qui s'élève, selon Eurostat, à 8,4 % de la population active - et à 8,1% selon l'INSEE, contre 3,1 % en Allemagne, 5,2 % pour la zone OCDE et 6,3 % pour l'Union européenne. Ce paradoxe de la France qui connaît le 4e taux de chômage le plus fort en Europe, a d'ailleurs été souligné par les responsables de la DG Emploi auditionnés ; ils ont, en outre, rappelé que le problème de l'inadéquation entre l'offre et la demande de compétences existait également chez nos voisins. La part des personnes pas ou peu qualifiées est d'ailleurs un handicap spécifique à l'Europe, si l'on compare sa situation avec celle des États-Unis ou du Japon.

La question qui nous préoccupe aujourd'hui est donc la suivante : que doit faire la France pour s'attaquer aux difficultés de recrutement dans un contexte de forte évolution des métiers ?

Avant même d'aborder la question des compétences, centrale, nous nous sommes demandés si les employeurs disposaient des bons outils pour trouver leurs candidats. Aussi nous sommes-nous tournés vers Pôle emploi, dont les critiques tant de la part des chefs d'entreprise que de la Cour des Comptes en 2015 laissaient présager une faiblesse du système français. Or, nous avons découvert une institution en mouvement, en train de se réformer profondément, même si les effets ne sont pas encore toujours perçus ou réels sur le terrain. De nombreux employeurs demeurent sur des relations passées avec l'ANPE ou Pôle emploi, ces derniers n'ayant pas répondu à leurs attentes.

Des efforts considérables ont été mis en oeuvre avec la convention tripartite 2015-2018, dont l'une des priorités était d'améliorer le fonctionnement du marché du travail en répondant aux besoins des entreprises. 4 500 « conseillers entreprises » sont déjà assignés à cet objectif, tandis que plusieurs dispositifs innovants et pragmatiques permettent de faciliter l'insertion professionnelle des demandeurs d'emploi, telles que la période de mise en situation en milieu professionnel ou l'action de formation préalable au recrutement. Évidemment il reste encore beaucoup à faire pour que la dynamique produise des effets dans chaque centre de Pôle emploi et que les nouveaux outils en ligne (tels que ceux de géolocalisation) soient pleinement efficaces.

En outre, il existe d'autres canaux alternatifs souvent cités, voire plébiscités. Toutefois, ils ne permettent pas de gérer la même masse de demandes : ainsi Le Bon Coin permet de pourvoir 800 000 postes par an, ce qui doit être encouragé, mais reste très inférieur aux 3,3 millions d'offres d'emplois collectées par Pôle emploi et aux 2,9 millions d'offres pourvues (sans compter le « stock » de 3,3 millions de chômeurs inscrits).

Les régions ont également pris des initiatives complémentaires, telles que Proch'Emploi dans les Hauts-de-France, qui propose des services directement aux employeurs. Le succès de ce programme a permis de mettre en évidence l'intérêt d'une parfaite coordination entre la région et Pôle emploi, mais également avec les autres acteurs de l'emploi, car il en existe une multitude. Au sein de ce mille-feuille figurent ainsi les missions locales. Ces dernières ont de nombreux financeurs, chacun ayant sa propre logique d'intervention, ce qui ne permet pas d'agir de façon optimale. Tous ces constats sous-tendent notre première proposition qui consisterait à désigner une bonne fois pour toutes un responsable décisionnel des acteurs de l'emploi qui serait le président de la région, d'ailleurs désormais en charge de l'orientation.

Il faut mettre fin à la codécision et aux faux-semblants de régionalisation où les préfets gardent le pouvoir de décision, tandis que les régions sont sommées de financer. L'approche doit être résolument territoriale et prendre en compte les besoins et capacités de chaque bassin d'emploi, car les causes et les réponses aux difficultés de recrutement varient en fonction de l'identité et des caractéristiques des territoires. Les enjeux dans les Hauts-de-France, où les formations au numérique sont devenues un cheval de bataille pour les collectivités et les entreprises, et où une application proposera prochainement un accompagnement individuel prenant en compte les aides au transport ou à la garde d'enfants, sont ainsi intimement liés à la reconversion d'une région marquée par la désindustrialisation et un fort taux de chômage et d'illettrisme.

L'objectif d'emploi doit impérativement s'accompagner d'un impératif d'aménagement du territoire visant à soutenir les zones les plus fragiles. D'ailleurs sans rôle de péréquation de la région, on peut s'inquiéter de la fermeture de certains centres de formation d'apprentis (CFA) dans des zones où leur maintien est pourtant essentiel, si la seule logique financière du coût-contrat est prise en compte. Les branches professionnelles, désormais pilotes du marché de l'apprentissage, devront être vigilantes sur cette exigence de solidarité territoriale.

Pour répondre à la question soulevée par notre mission, nous nous sommes ensuite interrogés sur les incitations à travailler, en écho aux préoccupations des chefs d'entreprise, et par ailleurs des contribuables. Je vous rappelle que nous avons entendu plusieurs fois des employeurs nous indiquer ne plus pouvoir embaucher en CDI, certaines personnes préférant être intérimaires pendant 6 mois avec un salaire plus confortable pour ensuite bénéficier de l'assurance chômage, et parfois d'autres aides, le reste de l'année dans des conditions très intéressantes.

Or la réforme de l'assurance chômage qui est en train d'être mise en oeuvre a voulu s'attaquer précisément aux effets d'aubaine décrits par les employeurs et vont désormais offrir des conditions d'indemnisation moins intéressantes pour les actifs essayant d'optimiser une activité intermittente : à compter du 1er avril 2020, les modalités de cumul de l'aide au retour à l'emploi (ARE) avec les revenus issus d'une activité reprise vont devenir dissuasives pour ceux qui optimisent en alternant des contrats courts et des périodes d'inactivité. La question semble donc réglée du côté de l'Unedic mais nous décelons cependant une lacune dans l'approche des pouvoirs publics qui semblent avoir omis de prendre en compte les différentes aides, notamment locales, proposées aux chômeurs. Peut-être faudra-t-il aller encore plus loin pour s'assurer qu'il n'est pas plus avantageux d'être en situation de demande d'emploi qu'en situation d'emploi, y compris par des dispositifs de lissage d'aides publiques.

Enfin, le sujet majeur au centre de notre mission est celui de l'adéquation entre les compétences recherchées et les compétences des demandeurs d'emploi et plus généralement des actifs. Plusieurs phénomènes peuvent contribuer à cette inadéquation : des formations initiales de plus en plus déconnectées des compétences recherchées, des populations fragiles qui s'éloignent de plus en plus des formations et donc des compétences, un savoir-être insuffisant, des métiers dont l'évolution s'accélère avec les nouvelles technologies et notamment l'intelligence artificielle, etc. Je rappelle d'ailleurs que selon la DARES, pour 60 % des cas, la cause des difficultés de recrutement est l'inadéquation du profil du candidat.

Pour aborder la question des compétences, nous pouvons opter pour une approche chronologique qui débute avec la formation initiale. Le constat, malheureusement ancien, est celui d'une déconnexion de l'Éducation nationale avec le monde de l'entreprise et de formations à la fois pas assez réactives à l'évolution des besoins en compétences et insuffisamment incitatives pour les métiers traditionnels. Même si nous avons constaté que le ministère de l'Éducation nationale est désormais conscient des enjeux, nous pensons qu'il est urgent d'accélérer les réformes qui en sont à leurs balbutiements.

Nous reprenons à notre compte la proposition de Guy-Dominique Kennel dans son rapport de 2016 sur l'orientation scolaire, et souhaitons proposer une immersion en entreprise obligatoire pour tous les prescripteurs d'orientation de l'Éducation nationale, à savoir les chefs d'établissements, les professeurs principaux, les futurs enseignants, les enseignants des filières professionnelles, et les « psychologues de l'Éducation nationale » avant appelés « conseillers d'orientation ». L'incitation à se former en entreprise serait alors la règle pour tous les autres personnels, comme ce fut le cas pour les 4 374 stagiaires volontaires en 2019.

Il faudra également favoriser la reconversion d'enseignants de filières en crise vers d'autres plus recherchées, accélérer le processus de certification et favoriser ce que l'on nomme la « contextualisation », qui permet de partir d'un diplôme national pour ajouter, en partenariat avec des branches, des formations spécifiques à un secteur ou à un métier (comme l'aéronautique pour les formations en chaudronnerie).

Enfin il est urgent, comme nous l'avons dit depuis toujours à la Délégation, de valoriser les filières vers les métiers traditionnels et notamment l'apprentissage dont le récent regain d'intérêt est principalement lié au nombre croissant d'apprentis issus de l'enseignement supérieur.

Pour ce qui concerne la formation professionnelle continue et celle des demandeurs d'emploi, force est de constater le big bang opéré par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Ce texte, dont les différentes mesures sont en train de se mettre en place, réforme en profondeur le système de formation et l'apprentissage. Notre propos n'est pas ici de présenter en détail son contenu, que vous retrouverez sur la fiche que nous vous distribuerons, mais nous souhaitons souligner la logique de cette réforme centrée sur la valorisation des compétences.

Un nouvel opérateur, France compétences, est né en janvier 2019 pour simplifier la gouvernance et collecter les fonds recouvrés par les Urssaf au titre du financement de la formation et de l'alternance. Quant aux 11 opérateurs de compétences (OPCO), regroupant des branches selon une logique de secteurs (par exemple dans les métiers de la santé ou de la construction), ils assureront le financement des contrats d'apprentissage sur le principe du coût-contrat défini par les branches. Ils auront également en charge un service de proximité et une aide au financement du plan de développement des compétences des TPE-PME. Il nous paraît essentiel que les OPCO rendent compte de leur action en faveur d'une gestion prévisionnelle des emplois et compétences (GPEC) en mettant en évidence la dimension territoriale et la prise en compte du cas des entreprises de taille modeste, qui aujourd'hui n'ont pas les moyens d'identifier l'impact de l'évolution des métiers, pourtant indispensable à leur survie à terme. De nombreuses initiatives ont d'ailleurs été menées dans les territoires pour les aider à anticiper les problématiques d'adéquation des compétences aux besoins de demain, par exemple dans les Hauts-de-France, avec un travail d'étude d'impact de l'intelligence artificielle mené par la région, le Medef et la DGEFP.

La logique territoriale est d'ailleurs celle du Plan d'Investissement dans les Compétences (PIC), qui se décline en plans régionaux avec un budget total de 15 milliards d'euros sur 5 ans. Il vise les publics les plus éloignés de l'emploi. Notons qu'en France 70 % des demandeurs d'emploi ont un niveau de qualification infra IV, c'est-à-dire inférieur au baccalauréat et que 40 % des bénéficiaires du RSA seulement sont inscrits comme demandeurs d'emploi.

Il nous apparaît essentiel aujourd'hui de développer les offres de formation courtes, ciblées et adaptées aux besoins réels des entreprises, en encourageant des formats novateurs comme celui de l'école Cuisine mode d'emploi(s) de Thierry Marx. Cette dernière forme en 11 semaines, dont 3 en entreprise, avec un taux d'insertion professionnelle de 91 %. Il faudra pour cela probablement trouver un moyen d'assouplir le code de la commande publique. La même exigence de formations courtes et réactives devra s'imposer aux ministères certificateurs, notamment celui de l'Éducation nationale, dont les délais de certification sont encore beaucoup trop longs et découragent de nombreuses initiatives pourtant bienvenues pour proposer des formations adaptées, comme celle de l'école des métiers de l'Internet dont nous avions entendu le directeur.

Au-delà de cette question de forme et de diligence, nous devons nous interroger sur la juste définition des besoins en formation sur le fond : comment définir au mieux les besoins par bassin d'emploi ? Comment orienter au mieux les jeunes vers les filières et les actifs et chômeurs vers des formations de nature à garantir leur employabilité ?

La réponse passe par la data, dont la production est aujourd'hui dispersée entre de multiples acteurs tels que Pôle emploi, France Stratégie, la DARES, le Cereq, les observatoires des branches professionnelles, etc. La rationalisation de ces données est précisément l'objectif du projet de plateforme AGORA qui est en cours d'élaboration. Mais la question de la data ne pourra pas se limiter à la formation continue et devra inclure les taux d'insertion professionnelle et les salaires de départ à l'issue des différentes filières de l'Éducation nationale et de l'Enseignement supérieur, si l'on veut réellement être cohérent.

Enfin, et ce sera l'un des sujets au coeur de nos échanges de la Journée des Entreprises, se pose la question de l'engagement des entreprises et des branches professionnelles dans cette dynamique globale. Sont-elles prêtes à organiser les immersions professionnelles des personnels de l'Éducation nationale et à accueillir davantage d'apprentis ? Sont-elles prêtes à envoyer des représentants capables de formuler avec justesse et efficacité les besoins des entreprises dans les instances définissant les référentiels des diplômes professionnels ? Sont-elles prêtes à faire des efforts pour solliciter les OPCO afin de définir leurs besoins en compétences ? Sont-elles prêtes à accepter les dispositifs de mise en situation des candidats à un poste au lieu de rester sur les exigences d'un profil « sur-mesure » de candidat « idéal » pour occuper un poste à pouvoir ? Sont-elles prêtes à donner à Pôle emploi une chance de leur prouver l'efficacité de sa mutation en cours ?

Voilà mes chers collègues les premières pistes de réflexion que je vous livre, au nom de Guy-Dominique Kennel et moi-même, en espérant un débat fructueux et aussi dynamique que les prévisions de recrutement, qui seront peut-être influencées localement par les conséquences du Brexit ou de l'épidémie de coronavirus. Mais réfléchissons ensemble à ce que la Délégation pourra proposer.

Je vous remercie.

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