Intervention de Jacques Le Nay

Délégation aux entreprises — Réunion du 3 mars 2020 à 12h40
Présentation du bilan d'étape de la mission d'information sur: « comment faire face aux difficultés de recrutement des entreprises dans le contexte de forte évolution des métiers ? » par mm. canevet et kennel co-rapporteurs

Photo de Jacques Le NayJacques Le Nay, sénateur :

Le premier constat de nos travaux souligne un contraste. Si 71 % des Français ont une bonne image de l'entreprise, et davantage celle des PME (90 %) que des grandes entreprises, ils sont 56 % à estimer que le sens du travail s'est dégradé.

Les consommateurs deviennent par ailleurs de plus en plus exigeants et attentifs à ce qu'ils consomment. Grâce à l'existence d'applications numériques de notation des biens et services, ils ont pris conscience de leur pouvoir. Ils sont moins passifs et plus actifs. Ils achètent de préférence à des entreprises qui ont une bonne image et qui affirment respecter l'environnement.

Le deuxième constat est celui d'une mutation profonde de l'entreprise. Celle-ci a été d'abord théorique. A longtemps dominé l'idée, popularisée par Milton Friedmann, prix Nobel d'économie, et la théorie de la corporate governance, que l'entreprise devrait faire le maximum de profits, au bénéfice de ses actionnaires. Cette conception est toujours prédominante pour les investisseurs professionnels que sont les gérants d'actifs. Une autre vision avait été toutefois développée par Antoine Riboud alors PDG de Danone en 1972, lorsqu'il disait que « la responsabilité de l'entreprise ne s'arrête pas au seuil des usines ou des bureaux. Son action se fait sentir dans la collectivité tout entière et influe sur la qualité de la vie de chaque citoyen ».

Le courant dominant aujourd'hui découple d'une part la société, avec les actionnaires, qui sont propriétaires à hauteur de leurs actions, et d'autre part l'entreprise, qui a des responsabilités sociétales et environnementales. C'est la « RSE ».

Quel en est le cadre juridique ? Les pouvoirs publics ont, dans un premier temps, et à partir de la loi Nouvelles régulations économiques de 2001, demandé aux entreprises de publier dans leur rapport de gestion des informations relatives à la façon dont elles prenaient en compte les conséquences sociales et environnementales de leur activité. La loi Grenelle 2, en 2010, a ensuite ajouté un pilier sociétal et élargi la catégorie des sociétés y étant soumises.

La mutation du rôle de l'entreprise est ensuite politique.

Dans la lutte contre le réchauffement climatique, les Nations-Unies ont conclu, dès 1999, à la nécessité d'associer les entreprises. Les États ont également rapidement compris qu'ils devaient emmener les grandes entreprises, intégrées dans la mondialisation, dans la voie de la décarbonation de l'économie. L'Europe durable attend un comportement responsable des entreprises, selon le document de réflexion de la Commission européenne consacrée à l'horizon 2030. À côté de cette législation, très précoce en France qui a toujours été à l'avant-garde de cette thématique, la RSE comprend également des normes volontaires que les grandes entreprises s'appliquent pour satisfaire à des investisseurs, à des consommateurs et à des salariés, qualifiés désormais de « parties prenantes », et de plus en plus exigeants.

Puis une évolution de la notion de l'entreprise a été portée par des universitaires de l'École des Mines Paris Tech et du collège des Bernardins, popularisée dans le rapport Notat-Sénard de mars 2018 et en partie traduite dans la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE.

Cette dernière propose une démarche en trois étapes :

1/ Toutes les entreprises doivent prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de leur activité. Est ainsi reconnu, pour la première fois dans notre droit, le principe d'une interaction entre l'entreprise, quelle que soit sa taille et son statut juridique, et l'intérêt général ;

2/ Les entreprises peuvent adopter une « raison d'être ».

3/ Les entreprises peuvent modifier leur statut pour devenir des « sociétés à mission ».

Depuis 2001, s'est développé un mélange de normes volontaires et de dispositions législatives pour rendre publiques un nombre croissant d'informations relatives aux entreprises. Ces informations sont demandées par leurs « parties prenantes », notamment les investisseurs, et relatives à leur impact négatif ou positif sur la société et l'environnement. Les critères ESG (environnement, société, gouvernance) sont devenus les trois facteurs principaux de mesure de la soutenabilité et de l'impact éthique d'un investissement dans une société ou dans un domaine économique.

Pour le MEDEF, la RSE est « une des conditions de l'attractivité, de la différenciation et de la compétitivité des entreprises, tout en constituant une réponse aux attentes de la société ». Je cite encore cette déclaration de principe du 3 juillet 2019 : « La RSE challenge les entreprises. Elle contribue à inventer une nouvelle forme de capitalisme, plus performant, plus compétitif, plus attractif et plus ouvert ».

Cette nouvelle approche considère qu'au-delà des actionnaires l'entreprise a des responsabilités :

- sociales, qu'il s'agisse notamment de la qualité de vie au travail ou de l'égalité professionnelle hommes-femmes,

- et environnementales, qui est désormais le thème dominant, sans être exclusif.

Cette évolution est pragmatique. Nous constatons, en effet, qu'une entreprise responsable, qui fait attention à son environnement et aux enjeux sociaux, superforme sur le plan financier en moyenne de 13 % par rapport à une entreprise classique. L'entreprise responsable devient financièrement rentable.

Si la RSE impacte principalement les grandes entreprises, les PME sont également concernées. La RSE est d'abord présente dans de nombreuses PME et TPE de manière intuitive, parce qu'une PME est ancrée dans un territoire et organise une communauté de travail. Bien souvent, ces entreprises n'en ont pas conscience et ne la valorisent d'ailleurs pas. Les PME sont ensuite comprises dans le périmètre des grandes entreprises, soumises aux obligations de conformité ou de rapportage (traduction du terme reporting), en tant que parties prenantes lorsqu'elles sont fournisseurs de ces entreprises. Enfin, si les normes contraignantes ne pèsent pas directement sur elles, elles intègrent de plus en plus une démarche RSE de façon volontaire.

Ainsi, dans une délibération commune du 21 décembre 2017, la CPME incite ses adhérents à s'engager dans une démarche responsable. En effet, d'injonction sociale, la RSE devient une opportunité économique et un avantage comparatif pour une entreprise comme pour une économie nationale. Saviez-vous que la France occupe le 3e rang mondial, après la Suède et la Finlande, des entreprises engagées dans la RSE ?

Les PME et TPE font de la RSE sans le savoir, notamment par leur ancrage territorial. Elles éprouvent cependant souvent du mal à la mettre en valeur. Les grandes entreprises font parfois moins, et de manière plus formelle, mais communiquent beaucoup tandis que les PME font souvent beaucoup mais le disent peu. Pourtant les PME sont plus flexibles et agiles et peuvent mobiliser plus facilement leurs salariés pour mettre en oeuvre une démarche RSE. Les consommateurs expriment une forte demande de label, immédiatement visible, alors qu'une véritable démarche RSE nécessite des années pour être crédible et pérenne.

Celle-ci est souvent un passage obligé lorsque la PME est sous-traitante d'une grande entreprise, notamment avec la loi du 30 mars 2017 sur le devoir de vigilance : la RSE est une condition d'obtention du marché ; elle est alors subie. Les tensions commerciales dans la relation de sous-traitance laissent par ailleurs de nombreuses PME sceptiques sur le discours de « responsabilité » de certaines grandes entreprises. Les PME sont cependant encouragées par leur écosystème, qui organise des remises de trophées et partage les bonnes pratiques, comme par les pouvoirs publics. Ces derniers sont très pro-actifs à cet égard avec une plateforme RSE qui élabore des labels sectoriels : 18 sont expérimentés dans différentes branches.

Lorsqu'elle est voulue, la RSE est pour une PME redoutablement complexe, ce qui la rend trop souvent hors de portée. Alors que la RSE a démarré sur des normes souples et adaptées, elle est de plus en plus rigide et s'apparente à un simple exercice de compliance, ou rapportage, ce qui consiste à fournir des informations de plus en plus volumineuses. Ceci nécessite des équipes dédiées, qui commencent à se structurer dans les grandes entreprises avec les directions du développement durable. Cet exercice a par ailleurs un coût non négligeable pour les PME et encore plus pour les TPE.

La consultation d'entrepreneurs, réalisée du 12 au 20 février dernier, par OpinionWay dans le cadre du partenariat avec CCI France, montre que 84 % des PME employant plus de 10 salariés déclarent se doter d'une politique RSE contre 43 % de celles de moins de 10 salariés. La déclaration de performance extra-financière est jugée « assez » complexe par 46 % des chefs d'entreprise mais seulement 8 % la trouve « très » complexe. Ils sont partagés sur sa simplification souhaitable : 42 % considèrent que cette simplification devrait profiter à toutes les entreprises et la même proportion estime qu'elle devrait d'abord concerner les PME-TPE.

L'autre constat qui ressort de nos auditions est la multiplicité des référentiels de la RSE, dont le plus connu et le plus utilisé est la norme ISO 26 000. C'est une véritable « tour de Babel » des labels, et les grandes entreprises font leur marché pour trouver les normes les plus adaptées. Elles cherchent du sur-mesure tandis que le costume est trop grand pour les PME, si vous me permettez cette image.

La RSE est également un marché, avec de nombreuses agences de notation. Ces dernières qui ont toutes été rachetées par des groupes américains ne risquent-elles pas d'abandonner le référentiel européen, au profit d'un référentiel américain plus « compréhensif » ?

Leur méthodologie est par ailleurs questionnée par de grandes entreprises qui ont voulu, en 2018, évaluer ces évaluateurs.

Quant à l'information non financière, elle repose encore sur des concepts assez vagues. Elle reste en porte à faux avec la comptabilité financière, laquelle ignore le capital naturel, le chiffrage des performances sociales et environnementales restant difficile. Une harmonisation a été proposée dans le rapport de mai 2019 de M. de Cambourg, président de l'Autorité des normes comptables.

En matière d'investissement socialement responsable, la France a été le premier pays au monde à obliger les investisseurs à publier les informations relatives à leur contribution aux objectifs climatiques et aux risques financiers associés à la transition énergétique et écologique, avec une labellisation publique, depuis un décret de 2016. La loi PACTE prescrit que les produits d'épargne offerts aux Français devront progressivement proposer des supports d'épargne responsable. Au niveau européen, la définition d'un investissement durable, « vert » ou « responsable », a donné lieu à une intense bataille de lobbies jusqu'au compromis du 16 décembre 2019, le nucléaire n'étant pas exclus, contrairement aux énergies fossiles.

Dernier constat : certaines entreprises sont engagées et responsables depuis le XIXe siècle. Il s'agit du tiers secteur de l'économie sociale et solidaire (ESS), des entreprises solidaires d'utilité sociale (qui est un agrément public) du secteur coopératif et mutualiste, des associations ayant un rôle entrepreneurial. Les entreprises marchandes n'ont pas, non plus, attendu la loi PACTE pour faire :

- du mécénat d'entreprise, fiscalement raboté par la dernière loi de finances,

- du mécénat de compétence, permettant à des salariés de se mettre au service d'un projet d'intérêt général,

- ou encore, pour créer des fondations d'entreprise, le modèle des fondations d'actionnaires n'étant pas encore pratiqué en France contrairement à l'Europe du Nord.

Nous assistons cependant à un brouillage des frontières entre l'ESS, l'entreprise classique mais qui devient une société à mission comme la loi PACTE l'y autorise, le mécénat, la RSE, le secteur associatif...

Cette « intrusion » de l'entreprise dans le champ social pourrait conduire le secteur de l'ESS, comme le revendique l'Union des employeurs de ce secteur, à demander un accès privilégié à la commande publique.

Je laisse désormais à notre présidente le soin de vous présenter nos premières pistes de propositions.

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