Intervention de Élisabeth Lamure

Délégation aux entreprises — Réunion du 3 mars 2020 à 12h40
Présentation du bilan d'étape de la mission d'information sur: « comment faire face aux difficultés de recrutement des entreprises dans le contexte de forte évolution des métiers ? » par mm. canevet et kennel co-rapporteurs

Photo de Élisabeth LamureÉlisabeth Lamure, sénateur, présidente de la Délégation aux entreprises :

Je prends le relais pour voir quelles propositions nous pourrions soumettre. Incontestablement, les entreprises s'engagent de façon croissante dans les évolutions de la société et endossent des responsabilités croissantes d'intérêt général ou se les voient imposer. Il serait paradoxal que la Délégation aux entreprises propose à son tour de rigidifier la RSE.

Néanmoins, il nous paraît important de concilier le développement de la RSE et la sécurité juridique de l'entreprise.

La RSE fait en effet peser sur l'entreprise certains risques. Le premier est d'assigner à l'entreprise, ou de l'encourager à s'assigner un objectif trop ambitieux et hors de portée, dont elle ne pourrait pas contrôler les conséquences. Les entreprises ne peuvent porter à elles seules le sauvetage de la planète, même si elles doivent en prendre leur part. Le deuxième risque serait de rendre la RSE obligatoire et opposable dans toutes ses dimensions pour toutes les entreprises.

Une autre contradiction, au demeurant bien française, a été de légiférer de façon unilatérale et isolée sur des sujets qui ne peuvent se traiter de façon efficace qu'à l'échelle mondiale. La loi française sur le devoir de vigilance de 2017 doit être prolongée et complétée par un traité international sur les droits humains et les sociétés transnationales, qui serait contraignant, applicable à toutes les entreprises dans leurs rapports avec leurs sous-traitants. Il faut encourager les démarches qui encouragent la constitution de filières de recrutement équitable, afin de réduire le risque du recours au travail forcé, et, pire encore, au travail d'enfants, par les sous-traitants.

Réciproquement, dès lors qu'une PME respecte l'ensemble des obligations légales, elle devrait bénéficier d'une présomption de son caractère responsable vis-à-vis de son donneur d'ordre.

S'agissant de la gouvernance de l'entreprise, dont l'évolution est nécessaire afin d'y intégrer les préceptes de la RSE, il semble de loin préférable de faire remonter la RSE au conseil d'administration et de ne pas la cantonner au sein du « comité des parties prenantes », car la RSE doit devenir centrale et stratégique.

Elle doit être aussi globale et concerner tous les volets de la responsabilité sociétale. La transition environnementale, sujet essentiel, ne doit pas conduire à occulter ou minorer les autres problématiques que sont l'insertion, l'égalité professionnelle, la parité, la prévention des risques psychosociaux, le bien être en entreprise, etc.

Les risques pour le management ont été évoqués. Une faute de gestion pourrait être recherchée si l'entreprise ne prenait pas suffisamment en compte les enjeux sociaux et environnementaux. La jurisprudence devrait toutefois s'auto-limiter. Si ce n'était pas le cas, une nouvelle intervention du législateur serait nécessaire.

Par ailleurs, la RSE devant concerner toute la communauté de l'entreprise, la formation à ses enjeux doit, au-delà des cadres, associer tous les salariés. Enfin, les PME manquant de moyens humains et financiers pour mettre en oeuvre une politique de RSE, pourquoi ne pas mutualiser des équipes opérationnelles dans des entreprises, différentes et non concurrentes, d'un même secteur géographique ? Les équipes seraient bien entendu astreintes à des règles particulières de respect de la confidentialité.

La politique publique incite, avec une vigueur croissante, les entreprises à intégrer la RSE. À cet égard, l'Europe et l'État se doivent d'être cohérents.

L'Europe se doit ainsi d'élargir le marché carbone européen aux importations afin de préserver la compétitivité des acteurs continentaux et instaurer un mécanisme de taxation du carbone sur les produits importés. Ces derniers représentent en effet 57 % de l'empreinte carbone de la France, part qui a quasiment doublé entre 1995 et 2018. La taxe carbone est un objectif du Pacte vert présenté par la nouvelle Commission européenne. Sa mise en oeuvre est la contrepartie des efforts des entreprises européennes en matière de RSE.

Par ailleurs, l'État devrait lui-même être exemplaire et promouvoir la RSE à un triple niveau :

- Les institutions publiques (États et collectivités territoriales) devraient être sensibilisées à cette culture et aux outils d'évaluation interne ou externe des politiques de Responsabilité Sociétale des Organisations (RSO) et l'État devrait présenter une stratégie à moyen terme d'inclusion dans la RSE de l'ensemble de la sphère publique ;

- L'Éducation nationale et les universités devraient sensibiliser à la responsabilité sociétale des entreprises, au collège, au lycée et dans les formations supérieures par des actions concrètes, comme le SULITEST, qui permet de tester des connaissances en matière de développement durable ;

- Les établissements publics industriels et commerciaux devraient être intégrés dans les obligations de rapportage extra-financier, certaines entreprises publiques le faisant volontairement.

Par ailleurs, la France doit clarifier, simplifier et soutenir les démarches d'harmonisation à l'échelle européenne de la RSE dans sa dimension financière et extra-financière, dans trois directions.

Première direction, le champ de la RSE devrait intégrer les sociétés par actions simplifiées (SAS). L'exclusion de ces sociétés conduit à n'appliquer la RSE qu'à une minorité des sociétés non cotées, 586 entreprises entrant dans le champ du rapportage obligatoire et 1 022 en étant exclues.

La deuxième direction est celle de l'harmonisation du référentiel de l'information financière. Le foisonnement des référentiels en matière de RSE est une source de complexité pour les entreprises. Cette situation est due à l'empilement de ces textes sans mise en cohérence d'ensemble. La législation française en matière de rapportage RSE peut encore gagner en clarté et en lisibilité. Il est donc urgent d'opérer un exercice de simplification de manière à donner au marché non pas une information sans cesse plus volumineuse, mais une information lisible et pertinente, adaptée à l'activité de la société et à son environnement.

La fiabilité est une source d'interrogations. Un rapport de l'ADEME de 2017 souligne ainsi que seuls 29 % des transporteurs routiers de fret appliquent réellement le décret de 2011 qui impose de calculer les émissions de CO2, personne ne contrôlant réellement la réalité des calculs. Ce manque de transparence constitue un frein indéniable à toute démarche permettant de calculer précisément les émissions GES (gaz à effet de serre) et autres nuisances du transport, et donc d'engager des mesures sérieuses pour les réduire.

Enfin, la philosophie de la démarche RSE doit privilégier son intégration dans la stratégie de l'entreprise sur la production d'information destinée au reporting.

Les entreprises de l'Afep ont émis en octobre 2019 des propositions de rationalisation qu'il convient de soutenir. Elles sont de quatre ordres :

- harmoniser le champ d'application des obligations de rapportage ;

- éviter les obligations d'information redondantes ou inutiles ;

- se focaliser sur les informations significatives ;

- soutenir l'élaboration de référentiels sectoriels, par branche professionnelle.

La troisième direction porte sur une harmonisation de l'information extra-financière. Nous retrouvons ici aussi un foisonnement qui a fait dire à la responsable RSE d'une PME que « l'entreprise fournit tellement de données qu'elle n'a plus le temps de piloter ces données », de les prendre en compte dans la stratégie de l'entreprise.

Il faut entreprendre un ambitieux programme d'harmonisation :

Les préconisations du rapport de Cambourg doivent être inscrites à l'agenda européen et être soutenues au plus haut niveau.

Il faut veiller à l'harmonisation, la comparabilité et la fiabilité de l'information extra-financière.

Il faut par ailleurs créer une agence de notation extra-financière européenne. C'est un enjeu de souveraineté économique. En effet, l'utilisation de référentiels américains risque de pénaliser les entreprises européennes, lesquelles sont déjà menacées par le transfert massif de leurs données dans des serveurs situés aux États-Unis d'agences de notation par ailleurs désormais contrôlées par des firmes américaines.

Un moratoire sur de nouvelles informations extra-financières demandées aux grandes entreprises semble nécessaire. En deux mois, à l'automne 2018, trois nouveaux objectifs ont ainsi été ajoutés à la déclaration de performance extra-financière !

Il faut adapter la RSE aux spécificités des PME. En effet, quelle PME peut-elle employer un salarié dédié à l'application des 140 pages de la norme ISO 26 000 ? Celle-ci devrait d'ailleurs être actualisée (elle date de 2010) afin de prendre en considération les Objectifs de développement durable des Nations Unies, la biodiversité ou l'économie circulaire. Aux côtés de « référentiels socles », communs à toutes les entreprises, et allégés pour les PME-TPE, il faut développer des référentiels sectoriels. Nous préconisons que la Plateforme RSE les élabore rapidement.

Ces référentiels ne peuvent concerner seulement l'enjeu climatique : ce dernier est majeur, mais risque d'occuper une place excessive dans la démarche RSE au détriment de la problématique sociale et, singulièrement, du bien-être en entreprise. Le dernier accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail a pris fin en 2016. De nouvelles négociations doivent s'engager, car la qualité de vie au travail est le moyen d'impliquer les salariés des entreprises dans la RSE, qui doit demeurer une démarche globale et inclusive. La RSE donne de réelles opportunités aux entreprises de renforcer le sens du travail pour les salariés et de partager avec eux des valeurs fortes.

Nous pourrions ainsi faire du mécénat de compétence un indicateur extra-financier de performance sociale de l'entreprise, mais également stabiliser et clarifier les règles fiscales.

La labellisation publique doit accorder des contreparties aux entreprises qui s'engagent dans une démarche RSE. Ces contreparties peuvent être les suivantes :

- une intensification du fléchage de l'épargne privée vers l'investissement durable ;

- le fléchage privilégié de l'investissement public, et notamment des engagements de Bpifrance, en excluant les entreprises et fonds qui ne correspondent pas à la taxonomie (ou classification) européenne concernant les investissements durables ;

- une simplification des démarches administratives pour les entreprises labellisées RSE et présentant des garanties vérifiées par un tiers indépendant ;

- un accès privilégié à la commande publique. Il existe un « schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables », mais il est largement ignoré. Une « Charte relations fournisseurs responsables » a été rédigée, mais elle reste confidentielle, avec seulement 47 entreprises labellisées. Adopter une approche par coût du cycle de vie du produit permettrait de retenir l'offre économiquement la plus avantageuse pour l'intérêt général sur le long terme. Une évolution de la règlementation européenne permettrait aux pouvoirs publics adjudicateurs d'apprécier globalement les engagements RSE de l'entreprise et pas seulement ponctuellement, lors de la réponse à un appel d'offres.

Nous pourrions enfin prévoir, à terme, une incitation fiscale (certains ont évoqué un taux réduit de TVA bénéficiant aux entreprises « responsables ») ou, au minimum, sanctuariser les dispositions relatives au mécénat d'entreprise.

Telles sont, chers collègues, les principales pistes que nous soumettons à votre sagacité à ce stade. Nous proposons de les approfondir, en les versant au débat avec les chefs d'entreprise que nous réunissons le 2 avril prochain à l'occasion de notre 5e Journée des entreprises.

Les 20 pistes de recommandation sont présentées aux sénateurs :

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion