Intervention de Jean Bizet

Commission des affaires européennes — Réunion du 16 juillet 2020 à 8h35
Agriculture et pêche — Agriculture et politique de concurrence : examen du rapport d'information de m. jean bizet

Photo de Jean BizetJean Bizet, président, rapporteur :

L'agriculture, nous le savons, est une activité économique différente des autres : elle produit des biens, certes marchands, mais d'importance vitale. C'est pourquoi le marché agricole mérite une régulation spécifique appropriée, y compris dans le cadre du marché unique européen, pour garantir un revenu convenable aux producteurs et assurer notre autonomie alimentaire.

Tel n'est pourtant pas le cas. Car en Europe, contrairement aux États-Unis, le primat donné au droit de la concurrence l'emporte encore très nettement sur les objectifs de la Politique agricole commune (PAC). Notre commission a consacré à cette question pas moins de trois rapports d'information depuis 2012 et l'a aussi visée dans les quatre résolutions européennes adoptées par le Sénat au sujet de la PAC depuis juillet 2017.

Nous sommes amenés aujourd'hui à y revenir, car les agriculteurs français et européens pâtissent fortement de l'extrême réticence avec laquelle les institutions européennes s'engagent dans la voie d'une meilleure régulation. C'est cette voie que le présent rapport d'information se propose d'explorer.

L'histoire des rapports entre la PAC et la politique de la concurrence est celle d'un compromis déséquilibré à la complexité byzantine.

Le principe de primauté de la PAC sur les règles de concurrence figurait pourtant, dès l'origine, dans le traité de Rome de 1957. Mais ce principe a été rapidement vidé de sa substance. Aujourd'hui encore, les règles de concurrence ne sont applicables à la production et à la commercialisation des produits agricoles que dans la mesure déterminée par le Parlement et le Conseil, et compte tenu des objectifs de la PAC.

En dépit d'améliorations récentes, l'économie générale du règlement 1308/2013 dit « organisation commune des marchés » (OCM), clé de voûte de la mise en oeuvre sur ce point des traités, demeure restrictive, et ne protège pas suffisamment nos agriculteurs.

En résumé, les organisations de producteurs peuvent déroger au cadre général de la réglementation de la concurrence, sous la forme de décisions et de pratiques concertées, à condition de satisfaire l'un des objectifs de la PAC. Mais la détermination des prix demeure prohibée. Une étape importante aura été marquée avec l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 14 novembre 2017 dit « endives », qui a donné raison aux producteurs, qui s'étaient courageusement regroupés pour refuser de vendre leur production à perte.

Dans notre pays, la demande est concentrée sur la base de seulement quatre centrales d'achat. Cet oligopole dispose d'une puissance de négociation et d'achat incomparable, face à un secteur agricole atomisé, dont l'offre est peu concentrée et les filières, insuffisamment structurées.

En donnant le primat à la concurrence dans le fonctionnement de la PAC, on néglige le caractère de maillon faible des agriculteurs dans la chaîne de production et de commercialisation. Il en va tout à l'inverse du droit antitrust américain, depuis le Capper-Volstead Act du 18 février 1922. Ce texte de référence consacre un principe de faveur pour les associations agricoles. Il autorise aussi la fixation de prix communs de cession par les vendeurs, ce que le droit de l'Union européenne sanctionne en règle générale.

Le rapport d'information que je vous présente plaide résolument en faveur de la transposition du dispositif américain dans le droit européen.

La situation sinistrée de la filière viande bovine française représente, à elle seule, une illustration de l'impérieuse nécessité de sortir du statu quo en matière d'application des règles de concurrence à l'agriculture.

La filière bovine handicape par ricochet notre pays dans l'appréciation des résultats des négociations commerciales, menées par la Commission européenne pour le compte de la France et des autres États membres. On le voit particulièrement pour la ratification du traité CETA avec le Canada : certaines filières seraient gagnantes, mais nous sommes « tirés vers le bas » par la filière viande bovine, fragilisée par son incapacité à se réformer. Pourtant, l'agriculture française ne se résume pas à cette seule filière et l'économie française dans son ensemble, encore moins. En résumé, comme me l'a confié un grand responsable agricole français, il apparaît impossible de toujours se caler sur le maillon faible de notre agriculture, d'autant qu'il tarde à se réformer.

Un électrochoc est indispensable ! Il appartient donc aux pouvoirs publics français d'aller jusqu'à contraindre financièrement les producteurs de viande bovine à sortir du piège dans lequel ils sont pris, car leur production ne correspond plus aux attentes des consommateurs. Pour ce faire, il convient de privilégier des animaux moins lourds et plus jeunes, à l'origine d'une viande plus tendre et goûteuse, ce qui permettrait également de réduire l'empreinte carbone et, par là même, de contribuer favorablement au succès de la transition écologique, dans le cadre du Green Deal.

Plus précisément, on pourrait conditionner la perception de la totalité de l'Aide aux bovins allaitants (ABA) à l'abattage des animaux avant seize mois. Ainsi, le ministre de l'agriculture interviendrait utilement sur l'offre. Techniquement, il pourrait le faire par voie réglementaire, même s'il ne faudrait pas le faire de manière autoritaire. Les auditions nous ont montré que l'ABA est de facto directement perçue par les abatteurs ! C'est une déviance.

Pour conclure, je dois reconnaître que la question de l'application des règles de concurrence à l'agriculture se heurte encore à un très fort attachement de la Commission européenne au statu quo. Mme Vestager a tenu devant nous un discours si convenu, que je souhaite que nous auditionnions prochainement son chef de cabinet, l'un des rares Français tenant un poste-clé à Bruxelles.

Cette incapacité à trancher le noeud gordien figure au coeur de bon nombre de nos difficultés actuelles : aussi bien l'insuffisante réactivité et le manque d'efficacité des mécanismes de gestion des crises, que la faiblesse structurelle de plusieurs de nos filières agricoles, sans oublier la réforme mal engagée de la PAC 2021/2027, dont la crise de Covid-19 devrait logiquement conduire à reconsidérer les termes. Si l'on inversait la hiérarchie entre politique agricole et politique de la concurrence, nous aurions besoin de moins d'argent public pour le monde agricole... La Nouvelle-Zélande, dans les années 1990, a complètement bouleversé sa politique agricole, auparavant comparable à la nôtre. De même, Mme Vestager devrait songer à « accrocher » le volet agricole à la politique industrielle. Le rapport de force entre quatre acheteurs et des producteurs atomisés ne peut qu'être déséquilibré... Et les principes de bon sens de la loi Egalim sont systématiquement contournés par la grande distribution. Nous devons aller plus loin que la limite fixée par le règlement « Omnibus » du 13 décembre 2017, grâce en particulier à l'action déterminée de l'ancien député européen, Michel Dantin.

En dernière analyse, la concurrence en matière agricole mérite d'être considérée non pas comme une fin en soi, mais comme un instrument, au service de la réalisation des objectifs de la PAC, au nombre desquels figure la sécurisation de l'indépendance alimentaire de l'Europe. Un cadre juridique rénové donnerait assurément des armes nouvelles aux agriculteurs français et européens pour s'imposer dans la compétition économique : à eux ensuite de s'en emparer, pour en faire l'outil d'une reconquête de leur pouvoir de marché ! Je souhaite que l'on revienne à l'esprit du traité de Rome de 1957.

C'est le troisième rapport que nous consacrons au sujet. J'en ai parlé au ministre de l'agriculture cette semaine. Nous devons rendre aux agriculteurs la noblesse de leur métier, qui est de vivre directement du fruit de leur travail.

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