Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons fait connaître à la présidence du Sénat, selon les formes et les usages en vigueur, notre souhait de voir s’ouvrir une discussion portant, d’une part, sur la situation des cinq États caribéens et du Vanuatu, d’autre part, sur celle de la République orientale de l’Uruguay, que l’on appelle plus habituellement l’Uruguay.
Le fait que, finalement, la discussion s’ouvre conjointement sur l’ensemble de ces conventions est à la fois regrettable – des différences sensibles de situation pouvaient motiver la demande que nous avions formulée de revenir à la procédure normale – et nécessaire puisque l’occasion nous est ainsi offerte de faire un point plus précis sur la problématique de l’évasion et de la fraude fiscale telle qu’elle peut trouver à s’appliquer dans un contexte international de concurrence fiscale exacerbée.
Ainsi, avec cette nouvelle liste de pays, nous devrions apprécier une déclinaison supplémentaire des efforts accomplis par la France et, singulièrement, par le Président de la République pour « moraliser » le capitalisme.
Avant même que notre pays n’exerce la présidence du G20 comme du G8, nous aurions pu être suffisamment actifs, persuasifs et déterminés pour ramener dans le droit chemin la quasi-totalité des pays qui se sont jusqu’ici fait la spécialité de tirer parti de la concurrence fiscale, proposant aux amateurs– particuliers comme entreprises – tout service permettant de dissimuler à la fois quelque montage financier audacieux et le produit plus ou moins avouable de ce montage.
À tel point que les deux dernières années ont été marquées par une fièvre singulière, celle de la signature de conventions fiscales internationales, en général limitées à l’exercice d’échanges de renseignements et, bien plus rarement, à la prévention des doubles impositions, entre tout ou partie de l’ensemble des États et territoires considérés comme non coopératifs et les États dotés d’une législation fiscale plus complète et plus complexe.
Pour aller dans ce sens, l’OCDE a même mis à la disposition des contractants éventuels des modèles de convention, avec des engagements précis à tenir, mais, au final, assez peu contraignants – ne rêvons pas ! –, tandis que chaque État ou territoire dit « non coopératif » se devait de passer un certain nombre d’accords.
Le nombre des accords passés était susceptible de permettre à un pays de quitter la liste noire des paradis fiscaux – chacun appréciera le paradoxe entre « paradis » et « liste noire » ! – pour entrer dans le purgatoire de la liste grise et revenir sur terre en intégrant la liste blanche des États et territoires à législation fiscale « normalisée ».
Nous avons eu l’occasion, par deux vagues précédentes – ma collègue l’a également rappelé, je serai donc bref –, de vérifier tout l’intérêt de cette opération.
L’examen des situations appelle néanmoins quelques remarques.
Avec les cinq États et territoires caribéens, nous sommes en présence de pays dont la superficie est réduite, et la population tout autant. Sainte-Lucie ne compte pas plus de 200 000 habitants, soit moins que la population moyenne d’un département français et à peine celle de la Guyane, le moins peuplé de nos départements d’Amérique. L’on atteint même, avec Saint-Christophe, des données microscopiques.
La fédération de Saint Kitts and Nevis représente 261 kilomètres carrés, soit la superficie d’une ville comme Marseille, et 40 000 habitants, soit la population de nombreuses villes moyennes de notre pays.
Ces cinq États sont donc des territoires de taille réduite – Sainte-Lucie, l’État le plus étendu, étant environ deux fois moins grand que la Martinique – et de population faible, comprise entre 40 000 et 160 000 habitants. Ils ont tous un point commun, que l’on oublie un peu vite : ils ont le même chef d’État. Car Kittitais, Saint-Luciens ou Grenadais ont la particularité d’être aujourd’hui encore considérés comme des sujets de Sa Très Gracieuse Majesté, Elizabeth ii d’Angleterre, qui, bien que l’indépendance des cinq territoires ait été prononcée il y a souvent plusieurs décennies, reste le chef d’État de tous ces petits pays !
Cependant, cela ne doit pas nous faire dévier de l’essentiel : les paradis fiscaux dont nous parlons ont des liens anciens, particulièrement forts et toujours très présents, avec un ou des États de la communauté internationale, notamment du G8 et du G20, ce qui signifie pour le moins que, derrière les apparences du clinquant et de la netteté de façade, les arrière-cours sont parfois occupées par des activités qui ne sont pas toujours très avouables !
J’observe, d’ailleurs, à ce titre, que voter en faveur des cinq conventions caribéennes qui nous sont aujourd’hui proposées reviendrait à réduire de dix-huit à treize la liste des territoires et États non coopératifs au titre de la législation française.
Dans le cadre de l’article 22 de la loi de finances rectificative pour 2009 du 30 décembre dernier, le droit fiscal français a procédé à la définition du « paradis fiscal ».
Les cinq États caribéens dont nous parlons font partie de la liste des dix-huit territoires que nous avons arrêtée en février dernier. Nous connaissons les autres États concernés, je n’y reviendrai pas.
Bien entendu, avec l’émergence de l’économie de l’immatériel et des services à distance, ces pays sont devenus des terrains de jeu idéaux pour les services financiers, pour la domiciliation d’entreprises sans activité réelle, pour le business financier à l’état pur. Nous avions déjà pointé du doigt ce qu’il en était pour les Bahamas, les Îles Caïmans ou les Îles Vierges, britanniques comme américaines. Mais la pratique de l’International Business Company existe aussi à Antigua-et-Barbuda, comme dans les autres territoires où l’on peut, moyennant un faible droit fixe, déclarer une entreprise « boîte aux lettres » dont l’activité sera d’optimiser la comptabilité du groupe transnational auquel elle appartient.
Antigua ajoute, d’ailleurs, à ces activités purement financières un statut de base arrière pour services de jeux en ligne, sans contraintes excessives, qui ajoute l’enfer du jeu au paradis fiscal !
Pour faire bonne mesure, comme le montre l’intéressant rapport de notre collègue Adrien Gouteyron, la fiscalité de ces cinq États caribéens est ainsi faite que toute entreprise étrangère venant s’implanter pour des considérations exclusivement comptables sur le territoire de l’un d’entre eux bénéficie, en général, d’une large exemption fiscale sur l’ensemble des impôts et taxes que paient, de manière souvent marginale, les entreprises du cru !
Mes chers collègues, si vous votez ces conventions fiscales, nous passerons des accords avec des pays où l’on taxe plus le réparateur d’électroménager que la filiale de location et de revente de matériels de travaux publics de n’importe quel mastodonte du BTP d’Europe ou d’Amérique du Nord !
Peu de Français résident dans l’un des cinq États de la zone caribéenne dont nous parlons – un grand nombre d’entre eux, d’ailleurs, sont binationaux – puisque l’ambassade de France à Sainte-Lucie en immatricule moins d’un millier. Cela revient à dire que, au-delà de quelques cas particuliers, dont le nombre est sans doute inversement proportionnel à la gravité de la fraude, c’est bel et bien pour étendre une couche de vernis de légalité qu’on nous demande aujourd’hui de voter ces textes !
Valider ces conventions, c’est donner à nos grandes banques, à nos compagnies d’assurance et à nos groupes du tourisme la garantie de la légalité et du droit pour réaliser des affaires sous des cieux fiscaux cléments, où l’administration est peu regardante et souvent sous-équipée.
Avec la convention nous liant à Sainte-Lucie, Accor pourra ainsi prolonger son désengagement des Antilles françaises et continuer de prendre pied sur un territoire socialement plus calme que la Guadeloupe !
Certains pourront continuer de tirer parti des conditions très particulières de taxation des expatriés retenues dans ces territoires pour « optimiser » leur déclaration d’impôt sur le revenu. En effet, au regard du taux de pauvreté des populations locales – jusqu’à 38 % à Saint-Vincent et près de 30 % en moyenne dans la Caraïbe de l’Est –, on comprend bien que de telles conventions ne visent pas le développement économique réel de ces territoires !
Nous pourrions, évidemment, parler quelques instants de la République du Vanuatu, gérée à la fois par le Royaume-Uni et la France jusqu’à l’indépendance de 1980. Mais ce pays, qui ne pratique d’autre fiscalité que la fiscalité indirecte, ne figure même plus sur la liste grise de l’OCDE.
Non, nous préférons, pour conclure cette intervention, dire pourquoi nous voterons, contrairement à ce que nous ferons pour quelques autres textes, en faveur de l’adoption de la convention France-Uruguay.
Cette fameuse République orientale de l’Uruguay, ainsi appelée du fait de sa position sur la rive Est du rio de la Plata, a une devise qui sonne particulièrement : la liberté ou la mort !
Ce pays a connu, au cours des années soixante-dix, l’expérience de la dictature militaire la plus féroce. Il y a ajouté celle du libéralisme économique le plus intégral, dont les effets ne se sont pas fait attendre. La majorité de la population s’est retrouvée plongée dans la plus grande pauvreté tandis que croissaient l’inflation et la dette extérieure.
L’Uruguay a, ensuite, connu, dans les années quatre-vingt, une transition démocratique qui a ramené au pouvoir les partis traditionnels et s’est matérialisée par une poursuite du processus de libéralisation forcenée de l’économie.
Dans ce contexte, l’Uruguay est devenu, comme il l’avait déjà été dans le passé, un paradis fiscal, notamment grâce à la pratique d’un secret bancaire très proche de celui qui est mis en œuvre en Suisse, et qui lui a permis d’attirer les dépôts des non-résidents, singulièrement ceux des Argentins et des Brésiliens à la recherche d’une domiciliation bancaire plus tranquille. Ce paradis fiscal allait, hélas !, de pair avec de profondes inégalités qui affectaient tant la trame sociale que le développement régional.
La situation politique uruguayenne a évolué, notamment après la crise argentine de 2002. C’est une large coalition de gauche, le Frente Amplio, regroupant des forces allant du PC uruguayen jusqu’aux démocrates chrétiens en passant par des nationalistes de gauche, qui a remporté les dernières consultations électorales.
À la suite de cette élection, le ministre des finances de la République orientale de l’Uruguay, Fernando Lorenzo, a défendu une loi permettant la levée du secret bancaire. Ce texte, qui visait l’hypothèse de présomption de fraude fiscale portant sur des revenus d’activité et le cas de présomption de dissimulation d’éléments de patrimoine, visait aussi à faciliter l’échange d’informations – c’est l’objet de la convention – et à vérifier les doubles impositions éventuelles.
La volonté avérée du gouvernement uruguayen est donc de normaliser la pratique des établissements financiers implantés sur son territoire – le cas n’est pas fréquent – et de trouver les moyens du développement du pays, qu’une situation sociale désormais plus calme que celle de ses voisins immédiats peut permettre de déterminer.
C’est dire que nous sommes, avec l’Uruguay, en présence d’un pays où la convention dont nous discutons accompagne une démarche locale, déterminée, de moralisation des activités financières.
Nous pouvons donc donner quitusau Gouvernement de la République orientale de l’Uruguay de cet effort et voter cette convention.
Tel n’est pas le cas des autres conventions dont nous avons parlé précédemment. Nous ne pouvons, par conséquent, les accepter en l’état, sauf à imposer des conditions d’évaluation qui font aujourd'hui défaut.