La situation décrite par le colonel Allione est la résultante de l'absence de prise de décision et d'une situation connue depuis très longtemps. Deux services publics ayant vocation à travailler ensemble ne le font pas ; leur collaboration repose davantage sur les individus que sur une doctrine et une stratégie nationales. Cette guerre entre les rouges et les blancs a été une réalité, et elle le reste.
Dans une des plus grandes métropoles mondiales qu'est Paris, la situation est catastrophique : il n'y a aucune interconnexion entre les deux systèmes informatiques. Quand on appelle le 18 ou le 15, l'adresse est enregistrée dans un système informatique et l'opérateur, qu'il s'agisse d'un pompier ou d'un assistant de régulation médicale, prend son téléphone pour retransmettre par phonie l'adresse à son collègue afin d'organiser la chaîne des secours. Or chaque minute compte en cas d'arrêt cardiaque. Indépendamment du fait que notre population pratique peu les gestes de secourisme, la France a de très mauvais résultats en matière de prise en charge des arrêts cardiaques.
Lorsque deux systèmes sont sous pression financière - les pompiers, avec les conseils départementaux qui connaissent des difficultés budgétaires, et l'hôpital - et ne collaborent pas, on se retrouve dans une situation de crise.
Pour reprendre rapidement le fil des événements, j'étais de garde quand la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a annoncé au Journal de 20 heures qu'il fallait appeler le 15 en cas de doute sur une éventuelle infection. Une heure après, notre standard a explosé... C'était une catastrophe. Un responsable politique prend une décision sans s'assurer qu'elle puisse être mise en oeuvre par son administration !
Nous n'étions pas préparés parce que nous avons passé notre temps à faire des projets sans les mettre en oeuvre. À la suite de la grippe H1N1 et des attentats, il était prévu que nos standards puissent augmenter leurs capacités en actionnant un simple bouton.
Je travaille dans la Seine-Saint-Denis, l'un des départements qui ont été le plus impactés. Nous avions 60 lignes : si le nombre d'appels augmente, nous sommes saturés. Il a fallu un temps certain avant que nous puissions augmenter la capacité de notre autocommutateur (autocom) et pour recevoir tous les appels.
Je mets maintenant ma casquette de syndicaliste. Le mouvement des urgences et des SAMU réclame du personnel supplémentaire. On peut avoir un bon autocom, mais il faut des personnes pour décrocher ! Nous n'avons pu effectuer une montée en charge que de manière très progressive, car il fallait mettre en oeuvre, à la fois, des moyens techniques et des moyens humains. Pendant toute une période, des personnes appelaient, pour une inquiétude liée au coronavirus, un infarctus ou un arrêt cardiaque, et les délais de décrochage étaient de 30 minutes. Des appels n'aboutissaient pas parce que les lignes étaient saturées.
On peut envisager de nouveaux numéros de téléphone, mais, entre le moment où on prend une décision et celui où on l'applique, il peut se passer du temps, en particulier dans notre pays... Aujourd'hui, les moyens informatiques nous permettent d'avoir une interconnexion. Dans certains départements, que le citoyen appelle le 15 ou le 18, c'est transparent, parce que les gens travaillent ensemble. Il existe même des centres de régulation en commun, sans qu'il soit nécessaire d'être physiquement en commun. Avec le même système informatique, on sait où sont les moyens des pompiers et ceux des SAMU, et on les utilise au mieux. Pour la chaîne de survie, il faut utiliser le maillage du territoire assuré par les pompiers - des secouristes professionnels qui arrivent avec de l'oxygène, leurs techniques, un défibrillateur - et celui moins dense du SAMU, qui met 10 à 15 minutes de plus pour arriver, voire, dans certaines zones du territoire, un peu plus longtemps.
Il y a urgence aujourd'hui à travailler ensemble, mais nous avons un problème de doctrine. Celle du ministère de la santé et d'une partie des médecins qui sont à la tête des SAMU est en contradiction totale avec ce que nous défendons. Quel est le bon territoire pour travailler ensemble, sachant qu'il y a trois interlocuteurs - la ville, l'hôpital et les pompiers ? C'est le département, et non la région.
Or, aujourd'hui, le ministère de la santé ferme des SAMU départementaux, avec l'aide des médecins, pour se concentrer sur les plateformes de régulation régionale. Nous ne sommes déjà pas en capacité de décrocher au niveau du département ; à une échelle plus grande, on assistera forcément à des dysfonctionnements.
Le SAMU de la Nièvre a fermé en octobre 2018. En plein Ségur de la santé, le directeur général de l'ARS de Bourgogne-Franche-Comté se déplace à Auxerre pour annoncer que le plan de fermeture des SAMU reste d'actualité, avec comme objectif 2022-2023, contre l'avis des élus locaux, des personnels - toutes catégories confondues - et des pompiers départementaux. C'est un problème politique au sens noble du terme : comment peut-on vivre dans les territoires ? De quels services publics avons-nous besoin ? Comme chaque euro est compté, il faut essayer de collaborer pour obtenir des gains d'efficience.
Nous sommes aujourd'hui dans une situation de crise grave. L'hôpital continue à fonctionner de son côté, et les services d'incendie et de secours, avec leurs multiples missions, de l'autre. Comme l'a dit le colonel Allione, leur activité principale au quotidien, c'est non pas les feux, mais bien le secours aux personnes. Nous devons avoir une stratégie qui soit clairement énoncée, avec un maillage du territoire. Il n'est pas sérieux de sous-traiter à des boîtes privées, ce qui nous coûte très cher, les hélicoptères de la sécurité civile, et que le maillage du territoire ait de nombreux « trous dans la raquette ».
L'Allemagne a un système héliporté. On trace un cercle autour du rayon d'action de l'hélicoptère et on vérifie si tout le territoire est couvert. En France, entre la sécurité civile et le SAMU, nous n'avons jamais pu réaliser une telle carte.
En tant que syndicaliste, je suis très heureux d'avoir été invité par votre commission d'enquête. Nous avons beaucoup souffert pendant cette crise. Nous demandons des moyens, ce qui englobe des méthodes d'organisation pour nous aider à mieux travailler. Il faut éviter les impasses qui conduisent des personnels à baisser les bras, car ils ne veulent pas continuer à travailler dans ces conditions.
Un plan doit être élaboré d'urgence, avec des mesures immédiates, et d'autres à moyen et long termes. À long terme, il s'agira peut-être du numéro unique 112, qui a des avantages et des inconvénients. Je veux apporter un bémol aux propos du colonel Allione : une personne qui appelle ne sait pas ce qui est urgent. C'est la raison pour laquelle il faut faire le tri. Nous devons mutualiser nos moyens. Les systèmes de téléphonie modernes permettent de le faire très rapidement, même si nous ne sommes pas physiquement au même endroit.
En tant que sénateurs, vous représentez les territoires : je vous demande de stopper ce qui est contenu dans la réforme « Ma santé 2022 », c'est-à-dire la régionalisation des SAMU, la concentration des moyens dans les métropoles et la désertification des territoires.
Je reprends ma casquette de médecin pour attirer votre attention sur un point : quand une personne est à plus de 30 minutes d'un service d'urgence et de l'arrivée d'un véhicule du SAMU, le principe constitutionnel d'égalité de traitement de tout citoyen, quel que soit son lieu de résidence sur le territoire, n'est pas respecté.
C'est une des raisons pour laquelle on assiste à une certaine défiance envers la politique, notamment avec les « gilets jaunes » et les mouvements sociaux. Une partie de la population, qui comprend les personnels de santé travaillant dans les hôpitaux de proximité, se sent complètement abandonnée face à cette politique de rouleau compresseur, qui les déçoit beaucoup.
Or, aujourd'hui, nous manquons de professionnels de santé pour faire fonctionner le système. Gardons ceux qui sont en poste et donnons espoir aux jeunes que demain sera meilleur qu'hier et aujourd'hui.