Intervention de Jean Rottner

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 8 juillet 2020 à 18h45
Audition de M. Jean Rottner président de la région grand-est

Jean Rottner, président de la région Grand Est :

C'est avec grand respect que je me tiens devant votre commission d'enquête qui réalise un travail indispensable pour avancer et faire face plus efficacement à toute nouvelle crise éventuelle.

Je répondrai à vos questions en tant que président de région, car c'est à ce titre que j'ai joué un rôle dans cette crise qui a affecté ma région, et particulièrement ma ville de Mulhouse, mais aussi avec mon expérience et ma sensibilité de médecin urgentiste et de président du conseil de surveillance du groupement hospitalier régional de Mulhouse et Sud Alsace. C'est à ces différents titres que j'essaie de faire preuve de recul et d'une certaine forme d'humilité. Après coup, il est toujours très facile de juger, de se rappeler, de penser que, de croire qu'il eût été...

Dans mes souvenirs, cette crise débute lors d'une réunion à la mairie de Mulhouse au cours de laquelle nous voyons apparaître sur nos écrans une information de la presse locale mentionnant l'existence de deux clusters familiaux à Mulhouse. Nous nous tournons vers le préfet qui nous confirme alors qu'il ne s'agit bien que de clusters familiaux. Nous sommes dans les derniers jours du mois de février.

Les choses s'accélèrent très rapidement entre le 1er et le 3 mars : le 2 mars, un premier patient est admis en réanimation au centre hospitalier de Mulhouse. C'est d'abord le médecin réanimateur qui fait le rapprochement avec le rassemblement religieux et qui évoque la possibilité non pas d'un cluster familial, mais bien d'un vrai foyer épidémique - j'emploie souvent l'expression de « rouleau compresseur épidémique » pour décrire ce qui est arrivé à Mulhouse.

De fait, notre département a dû s'organiser très rapidement pour passer au plan blanc et transformer les hôpitaux de Mulhouse et de Colmar en établissements pratiquement spécialisés dans la prise en charge des malades du covid. La directrice de l'hôpital m'informait de manière très régulière de la situation. Devant l'explosion des appels au SAMU, j'ai décidé d'aller les renforcer pendant quelques heures, le 4 mars. Sur place, je me rends compte qu'il ne s'agit plus d'un cluster : avec une ligne renforcée de médecins et une double régulation, nous arrivons au chiffre impressionnant pour Mulhouse de 2 000 appels, contre 600 ou 700 dans les jours les plus denses, qui concernent tous le même sujet. Les médecins, particulièrement bien préparés, arrivent à faire des diagnostics et à orienter correctement les patients selon qu'ils devaient bénéficier de soins hospitaliers ou rester chez eux en faisant appel à la médecine de ville. La performance médicale a été confirmée par les médecins en place à l'hôpital : ceux qui s'y sont rendus en avaient vraiment besoin. Il n'y a pas eu de surchauffe en raison d'admissions de cas bénins.

Le 5 mars, je me suis fendu d'un SMS au chef de l'État pour l'avertir que la situation à Mulhouse et dans le Haut-Rhin s'apparentait davantage à une épidémie, avec des foyers apparaissant partout, qu'à ce que laissait entendre le discours national selon lequel les choses étaient maîtrisées.

La ville de Mulhouse est passée, dès le 3 mars, en cellule de crise. Des décisions de fermeture d'écoles et de lieux publics, en concertation avec le préfet de département et l'agence régionale de santé (ARS), ont commencé à être envisagées. Une première unité « covid » est ouverte à Mulhouse le 4 mars. Le jour suivant, plusieurs cas ayant une origine mulhousienne sont confirmés à travers l'hexagone. Je fais une tournée des lycées pour répondre aux inquiétudes des élèves, des professeurs, car plusieurs agents sont malades. Je me veux relativement rassurant.

Le 6 mars, les choses s'accélèrent tellement que le Premier ministre décide de faire passer notre département en stade 2 renforcé. Le 7 mars, à l'hôpital de Mulhouse, nous déclenchons le premier plan blanc. Nous nous engageons alors dans une forme de course-poursuite sanitaire. À l'échelle régionale, nous anticipons déjà une crise économique à venir au regard de la fermeture des commerces. Nous prenons donc contact avec le monde économique et envisageons de premières dispositions urgentes.

C'est à ce moment qu'apparaissent, chez nos amis transfrontaliers, de premiers signes d'inquiétude. L'Institut Robert-Koch publie une carte montrant le Grand Est en rouge et recommande aux ressortissants allemands de ne plus venir sur notre territoire. C'est une grosse surprise en Allemagne et chez nous. C'est la préfiguration de plusieurs dispositions comme la fermeture des frontières qui interviennent très vite. Ce sont aussi des mots, prononcés par nos amis allemands, politiques ou non, qui font un peu mal.

Nous ressentons la nécessité de prendre contact avec nos homologues allemands. Le 11 mars, je m'entretiens par téléphone avec trois présidents de Länder pour leur demander de ne pas aller trop vite. Le 12 mars, nous mettons en place une cellule transfrontalière, en concertation avec l'État, avec l'ARS et avec les départements. Depuis la loi « Alsace », le président de région et le préfet ont une forme d'expérimentation diplomatique transfrontalière de proximité. Cela a plutôt bien marché puisque nos amis allemands sont revenus vers nous assez rapidement. Aux alentours du 20 mars, ils nous annonçaient qu'ils étaient prêts à ouvrir leurs lits de réanimation et à venir en renfort, le cas échéant.

Entre le 11 et le 19 mars, juste avant le week-end des élections municipales, nous assistons à une forte augmentation des cas. Nous sommes même assez stupéfaits. En 24 heures, alors que nous souhaitions nous montrer encore un peu rassurants, nous avons dû faire face à plus de 200 admissions supplémentaires entre Colmar et Mulhouse, à 30 patients de plus en réanimation et à 20 décès. On se dit alors que quelque chose de terrible est en train de se passer. Ce sont d'ailleurs les mots que j'emploie dans la presse nationale, le dimanche des élections, pour souligner que nous étions complètement concentrés sur autre chose que les municipales depuis une dizaine de jours...

Les choses se sont enchaînées très vite. C'est à ce moment que sont apparus les défauts d'organisation : infirmières et médecins libéraux nous disent vouloir monter au front, mais souffrir d'un manque d'équipement ; de même, on constate une tension extrême sur tous les équipements hospitaliers de protection - des directeurs d'hôpitaux me disent que leur stock ne leur permettra de tenir que jusqu'au lendemain, voire au surlendemain, mais ignorer ce qu'il en sera ensuite... Nous étions confrontés à de vraies difficultés d'anticipation. Or mon expérience professionnelle m'a toujours démontré qu'il faut, en cas de crise, un back office particulièrement performant pour permettre à ceux qui sont à l'avant de ne pas se poser trop de questions.

Nous avons dû faire face à des difficultés humaines énormes qui laisseront des cicatrices. Le personnel soignant a dû faire face collectivement à la fois à ses propres peurs, à ses propres angoisses, et à sa propre méconnaissance de ce virus pour s'organiser. C'est ce que les hôpitaux mulhousiens ont fait, en pleine coordination - assez rapidement, je tiens à le souligner - avec les hôpitaux privés qui ont proposé de déprogrammer leurs opérations, ce qui nous a permis d'avoir du personnel de réanimation - médecins ou infirmières - supplémentaire, et qui ont ouvert des unités covid.

Cette solidarité entre établissements a joué à l'échelle de notre département, mais aussi à celle de la région : 24 heures sur 24, pendant six ou sept jours, nous avons entendu les hélicoptères au-dessus de nos têtes dans une noria constante vers les centres hospitaliers de proximité - Reims, Charleville, Thionville, Metz, Nancy, Troyes, Saint-Dizier... - qui ont servi de matelas d'amortissement pour les admissions en réanimation.

Le fait régional a pris toute sa signification avec des équipes qui se connaissaient, qui avaient pris l'habitude de travailler ensemble dans des réseaux de réanimation ou d'urgence à l'échelle régionale. Il est important de souligner cette solidarité alors qu'apparaissent de premières polémiques : la proximité médicale entre l'hôpital public et l'hôpital privé a été réelle chez nous, sur le terrain. Elle a dû être renforcée grâce aux moyens de l'État, à travers le dialogue que j'ai pu avoir avec les ministres ou avec l'ARS, ce qui a permis de mettre en place l'hôpital de campagne ou d'obtenir des évacuations militaires par A330.

Nous avons ouvert des salles de réanimation dans les salles d'opération, les salles de réveil étaient pleines, nous avons vraiment « poussé les murs ». En ce qui concerne la polémique selon laquelle on ne réanimait plus au-delà d'un certain âge, les statistiques, notamment celles de Paris, montrent que les admissions en réanimation liées à l'âge sont restées stables cette année, même avec la crise du covid. Les médecins ont toujours fait preuve du même état d'esprit qu'en période non épidémique, à savoir éviter toute perte de chance. Or ces transferts ont justement permis de limiter les pertes de chance pour les patients qui avaient besoin de soins de réanimation de longue durée, une fois stabilisés. En général, les patients étaient transférés au bout du septième jour. Nos amis transfrontaliers ont largement joué le jeu et ont été d'un grand secours : en temps normal, nous sommes coincés à 180 degrés par nos frontières ; là, nous avons pu oeuvrer à 360 degrés et transférer des patients jusqu'en Autriche.

Je voudrais revenir sur la question du matériel, et notamment sur les masques, qui a défrayé la chronique. L'initiative de Bruno Retailleau a permis aux collectivités de commander des masques. Je l'ai fait et j'en ai informé le Premier ministre. Ces masques étaient destinés aux médecins généralistes, aux infirmières qui étaient au front, aux personnels de secours, aux personnels des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), qui étaient un peu « à la ramasse », et même aux avocats commis d'office ou aux vétérinaires. Bref, à toute une panoplie de professionnels qui se trouvaient dans une situation compliquée, faute de masques.

Nous avons commandé 5 millions de masques, par le biais d'un mini-appel d'offres à sept importateurs. Nous en avons retenu trois, qui étaient connus des centres hospitaliers français. Nous avons eu la chance de passer notre commande quelques jours avant l'arrivée sur le marché des Américains. Une petite bataille avec l'État a eu lieu ensuite, sur laquelle nous pourrons revenir. Les masques ont été distribués avec le soutien des conseils départementaux, dans les structures d'accueil médico-sociales ou sociales.

Compte tenu du manque criant de matériel de protection, j'avais demandé à l'ensemble de mes services de sortir tous les masques qui étaient à notre disposition. Les lycées en possédaient 600 000. J'ai également fait appel à la générosité des entreprises, nombre d'entre elles possédant encore des stocks dits « Bachelot ». En 24 heures, nous avons récolté 1,3 million de masques, qui ont été distribués aux médecins généralistes, dans le Haut-Rhin, le Bas-Rhin, les Vosges et en Moselle.

J'ai moi-même décroché mon téléphone pour organiser les choses dans le Haut-Rhin, par l'intermédiaire du syndicat des pharmaciens, de manière à ce que la répartition puisse s'organiser. Ayant encore des contacts dans ce domaine, j'ai pu ainsi simplifier la tâche. Ce système a d'ailleurs été repris par l'ARS, et l'Union régionale des professionnels de santé a proposé en quelques heures une application permettant de répartir harmonieusement les masques. L'intelligence, la rapidité, et la situation de crise nous ont permis d'inventer ensemble de nouveaux systèmes.

En cet instant, je souhaite apporter un témoignage humain. Dans le cadre des contacts que j'ai pu avoir avec les professionnels de santé, j'ai été frappé par l'intensité des événements qu'ils ont vécus. Ainsi, un chef de service m'a raconté, avec des sanglots dans la voix, qu'il n'avait pas eu le temps d'expliquer ce qui se passait aux infirmières, lesquelles étaient parfois complètement dépassées. Quand on voit une personne qui se porte bien, il est difficile de comprendre son décès deux heures plus tard.

Nous avons très vite mis en place, dans nos hôpitaux, une cellule de soutien psychologique à nos soignants. Une directrice s'est posé la question de savoir si elle devait créer une cellule psychologique de la cellule psychologique. Cela montre la force du tsunami qui nous a atteints, qui a atteint la population et inquiète encore aujourd'hui. Si j'ai pu m'élever contre le fait que notre territoire soit classé « rouge » trop longtemps, c'est parce que nous avons besoin de nous relever et de retrouver la confiance. Durant cette crise, nous nous sommes efforcés, en tant qu'hommes et femmes politiques, d'accompagner les uns et les autres.

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