Je tiens d'abord à vous remercier de me donner l'opportunité d'échanger avec vous sur quelques-unes des nombreuses questions éthiques qui se sont posées durant la crise sanitaire.
Je m'exprimerai principalement aujourd'hui en tant que médecin hospitalier de terrain impliqué dans la démarche éthique au quotidien au sein de l'AP-HP, ainsi qu'en tant que coordinatrice au sein de l'AP-HP. Cette structure met en relation les différentes structures éthiques de l'AP-HP, en permettant un partage d'expérience. Je m'exprimerai également au nom de mes collègues, qui m'ont transmis de nombreux témoignages.
En tant que coordinatrice de la démarche éthique, je vous ferai part de l'enquête qui a été menée. Les résultats sont en cours d'analyse, et je pourrai vous les communiquer par la suite. Il s'agit principalement d'évaluer le rôle des structures éthiques des hôpitaux durant la crise.
Par ailleurs, j'ai participé aux travaux réalisés par l'Espace éthique Île-de-France, que le professeur Emmanuel Hirsch évoquera plus longuement. Surtout, en tant que membre du Comité consultatif national d'éthique, le CCNE, j'ai participé à des groupes de travail ayant rédigé, du 13 mars jusqu'à fin mai 2020, des contributions au sujet des décisions prises en matière de confinement et de déconfinement. Elles sont accessibles sur le site du CCNE.
Il me semble aujourd'hui plus intéressant d'évoquer quatre grandes questions éthiques qui se sont posées aux professionnels de santé. Je tiens à le préciser, nombre des questions éthiques soulevées durant cette période sont des questions « habituelles », si l'on excepte l'une d'elle, sur laquelle je reviendrai. Elles ont pris une ampleur un peu particulière du fait de l'importance de la situation.
Je centrerai mon propos sur les pratiques soignantes. Tout d'abord, nous nous sommes interrogés sur les pratiques soignantes dégradées, dans un contexte de tensions liées à des pénuries : comment respecter les valeurs soignantes, face à un rationnement lié à un manque de moyens chronique ? Ensuite, j'évoquerai la priorisation et le tri, pratiques également habituelles liées à des moyens limités. Par ailleurs, les décisions prises, l'information et la communication constituent un enjeu important, pour les professionnels de santé, du questionnement éthique. Enfin, question moins habituelle, nos missions ont-elles changé durant cette crise, notamment en termes de sacrifice individuel au nom de l'intérêt collectif ? En effet, vous le savez, les soignants ont mis leur vie en danger durant la pandémie.
S'agissant des pratiques soignantes « dégradées », terme utilisé dans la contribution du Comité consultatif national d'éthique du 13 mars dernier, il est important de rappeler que l'épidémie s'est déroulée et se déroule toujours dans des conditions de tension importantes dans les structures hospitalières publiques, liées à des restrictions budgétaires, des fermetures de lits, une insuffisance du nombre de personnels soignants, qui ont donné naissance à ces pratiques dégradées.
La crise a aggravé la situation : d'une part, l'hôpital n'a pas pu faire face à la prise en charge des patients Covid et de tous les autres patients ; d'autre part, certains moyens ont cruellement manqué.
Il est en effet admis aujourd'hui qu'il existait, malgré une mobilisation des pouvoirs publics durant la crise, une réelle pénurie de matériel de protection, de moyens humains, de lits, de respirateurs et de médicaments, ce qui a conduit les soignants à prendre en charge des patients dans des conditions extrêmement difficiles, avec des procédures dites dégradées et affichées comme telles. Nous recevions régulièrement des procédures qui s'adaptaient à la pénurie, qu'il s'agisse des masques ou des médicaments.
Nous avons dû réorganiser complètement nos hôpitaux et déplacer du personnel soignant, lequel ne disposait pas toujours des compétences requises au regard des missions qui lui étaient confiées. Cela a engendré non seulement une grande anxiété chez les soignants, mais aussi une possible perte de chances pour les patients.
J'évoquerai également la pénurie de médicaments, notamment dans certains traitements utilisés en réanimation. Je pense aux sédatifs comme le midazolam, qui est aussi utilisé pour assurer les fins de vie. Une telle situation a abouti à la modification de la procédure des prises en charge, et à l'utilisation de molécules que nous n'avions pas l'habitude d'utiliser, ce qui a abouti à une prise en charge dégradée, puisque nous n'avons pas pu assurer un accompagnement correct des symptômes d'inconfort.
Autre exemple de tensions très fortes entre les principes fondamentaux des soignants et les décisions prises par des commissions et des tutelles parfois éloignées du terrain, la question des visites, en particulier dans des situations de fin de vie. Dans certains cas, les visites n'étaient autorisées qu'après le décès, ce qui a été extrêmement difficile pour les familles et les patients.
Une telle interdiction a-t-elle eu plus d'effets positifs que négatifs ? Comment être sûrs que ces mesures restrictives privilégient vraiment l'intérêt collectif ? Cette question rejoint bien évidemment celle des visites dans les Ehpad. L'isolement n'a-t-il pas eu un effet particulièrement délétère ? Même s'il est difficile à évaluer, la question mérite d'être posée. Le CCNE, qui a d'ailleurs été saisi de ces questions fin mars, a rendu une contribution précisant qu'une réflexion au cas par cas était essentielle, en s'appuyant sur l'intérêt individuel des patients et de leurs proches.
Autre sujet, les transferts de patients dans des régions parfois très éloignées - je me fais l'écho des représentants des usagers - se sont avérés extrêmement compliqués, la participation des patients et des familles étant quasiment absente.
Pour autant, le maximum a été fait avec les moyens disponibles. Nous avons géré la pénurie, en faisant le moins mal possible, en nous appuyant sur une immense conscience professionnelle des soignants, une solidarité et un dévouement incroyables, malgré des risques majeurs particulièrement angoissants, ainsi qu'une capacité de réorganisation au prix de reports ou d'annulations de jours de congé. Je tiens ici à rendre hommage à tous mes collègues qui se sont mobilisés pour faire face à cette crise.
La quasi-totalité des moyens humains et matériels a été redistribuée au secteur Covid, au détriment des autres patients, ce qui pose l'une des questions éthiques les plus importantes, celle de la priorisation.
Je le précise, la priorisation des patients durant la crise a existé. Il serait inexact et malhonnête de la nier. Elle a d'ailleurs toujours existé, les ressources en santé, en particulier les lits de réanimation, n'étant pas illimitées. Ce sujet - le triage - a fait l'objet de nombreuses publications. Il se fonde sur des critères plus ou moins explicites selon les pays, les hôpitaux et les praticiens. En réalité, la véritable question éthique, c'est de savoir sur quels critères ces choix ont été faits. Comment peut-on les justifier ? Il conviendra d'analyser les retours d'expériences et les éventuelles pertes de chances.
Dans le texte émis par le Comité consultatif national d'éthique en mars 2020, cette question a été soulevée de façon très claire. La réponse apportée était la suivante : « Des moyens pérennes supplémentaires sont désormais une absolue nécessité, plus particulièrement pour faire face à la crise sanitaire en cours [...]. Pour les formes graves, il faut envisager l'éventualité que certains moyens techniques et humains deviennent limitants si la crise épidémique s'accroît de façon majeure. Les ressources telles que les lits de réanimation et leur équipement lourd sont déjà des ressources rares qui risquent de s'avérer insuffisantes si le nombre de formes graves est élevé. Ainsi, lorsque des biens de santé ne peuvent être mis à la disposition de tous du fait de leur rareté, l'équité qui réclame une conduite ajustée aux besoins du sujet se trouve concurrencée par la justice au sens social qui exige l'établissement des priorités, parfois dans de mauvaises conditions et avec des critères toujours contestables : la nécessité d'un «tri» des patients pose alors un questionnement éthique majeur de justice distributive, en l'occurrence pouvant se traduire par un traitement différencié des patients infectés par le Covid-19 et ceux porteurs d'autres pathologies. Ces choix devront toujours être expliqués, en respectant les principes de dignité de la personne et d'équité. Il conviendra aussi d'être vigilant à la continuité de la prise en charge des autres patients. »
Au-delà de ces questions de triage, je voudrais revenir sur un point qui me semble important et qui n'a peut-être pas été perçu comme une forme de priorisation. Je pense à la priorisation effectuée dans le cadre de la réorganisation de nos hôpitaux, à savoir l'organisation des plans blancs. Il a en effet été décidé qu'il convenait de réorganiser tous nos moyens en faveur des patients malades du Covid. Ainsi tous nos services se sont-ils réorganisés courant février : fermeture des activités chirurgicales et des consultations. Pour tous les autres patients souffrant de maladies chroniques ou aiguës, l'accès aux soins, qu'il soit assuré par l'hôpital ou la médecine libérale, n'a pas été possible pendant cette période.
Pour ma part, je suis responsable d'une unité de soins intensifs neuro-vasculaires prenant en charge des AVC. Mon service a constaté une réduction de 70 % des admissions pour des accidents vasculaires cérébraux. Le constat a été le même dans le monde entier. Pour ce qui concerne les maladies chroniques, les dépistages de cancer ont été beaucoup moins fréquents, tout comme les diagnostics de cancer, y compris chez l'enfant.
L'accès aux soins pour tous les autres patients, qu'il s'agisse des hospitalisations, des consultations, des diagnostics, du suivi ou de la prise en charge du handicap, a donc été extrêmement difficile. La vie de certaines personnes mérite-t-elle plus d'être vécue ? Ainsi, le décompte quotidien des morts du Covid pouvait interroger sur la priorisation et la valorisation de ces morts par rapport aux autres causes de décès. En d'autres termes, on pouvait se poser la question de savoir si la mort d'un patient Covid était plus importante ou avait plus de valeur que la mort d'un autre patient.
En réalité, la question éthique qui me semble essentielle est celle de savoir comment, lors de l'élaboration des plans blancs, ces questions ont pu être posées. Comment prioriser tel ou tel patient ? Quelle place laisser aux patients et à leurs représentants dans ces choix ?À ma connaissance, la démocratie sanitaire a été très absente durant cette crise, les patients et les représentants des usagers n'ayant pas été, dans la majorité des cas, associés aux choix effectués.
Mon troisième point aura trait aux décisions, à l'information et à la communication. Nous avons ainsi été confrontés à une tension éthique concernant la loyauté des recommandations édictées. S'agissant du port du masque, l'information et la communication ont été tellement contradictoires que cela a engendré un climat de doute. Depuis le début, un certain nombre de citoyens et de soignants estimaient nécessaire, conformément à un principe éthique majeur dans les situations d'incertitude, de prendre des mesures de précaution et de se protéger, y compris avec un morceau de tissu, comme les Italiens. Or nos recommandations ont varié dans le temps en fonction de l'évolution de la pénurie.
Pourquoi ne pas avoir assumé le manque de moyens ? Était-il plus dangereux de dire la vérité ? Pourquoi avoir voulu cacher la situation ? Quelles conséquences auraient eu la révélation de la pénurie ? Dans ce contexte, l'héroïsation et le vocabulaire militaire prennent tout leur sens : les soignants étaient des héros partant au front, dans la mesure où nombre d'entre eux mettaient leur vie en danger.
Le CCNE a abordé ce point dans le cadre de sa première contribution. Certes, l'absence de protection par des masques ou des surblouses aurait pu aboutir à un droit de retrait catastrophique pour la prise en charge des patients. Quoi qu'il en soit, la question mérite d'être posée.
À mon sens, le manque de matériel de protection et de tests a conduit à une forme de sacrifice des soignants, au nom de l'intérêt collectif. Or les soignants, contrairement aux militaires, n'ont pas signé pour cela ! Ils n'ont pas toujours bien vécu une telle héroïsation au regard des sacrifices imposés.
Nos missions de soignants ont-elles changé pendant la crise ? Un professionnel de santé doit-il être prêt à donner sa vie pour ses patients ? Peut-on demander de tels sacrifices à des professionnels de santé pendant une crise ? Ces questions méritent d'être discutées avec les acteurs de terrain, en toute transparence. Dans ce cadre, serons-nous capables d'affronter une nouvelle vague ou, dans quelques années, une nouvelle crise ?
J'en arrive à ma conclusion : que retenir des questions éthiques soulevées durant la crise ? Cette dernière a mis en lumière le manque de moyens de l'hôpital public et l'insuffisance en matière d'anticipation. Certes, il est très probable que des leçons soient tirées en matière de mesures de protection. Comment continuer à ne pas donner les moyens qui sont nécessaires à l'hôpital ?
Les professionnels de santé ont dû faire face à des dilemmes éthiques majeurs, notamment de priorisation contrainte, dans un contexte de grande fragilité de l'hôpital. Je le souligne, la démarche éthique a fonctionné dans les hôpitaux qui avaient déjà des structures éthiques. Sinon, ces dernières ont été peu associées aux cellules de crise, et simplement sollicitées pour répondre à deux questions : celle des limitations et des arrêts de traitement, à savoir l'accompagnement des patients qui n'étaient pas admis en réanimation, et celle des visites. Très clairement, la démarche éthique nécessite d'être développée.
Par ailleurs, la participation des soignants de terrain et des usagers a été très insuffisante. Ce manque de démocratie sanitaire nous questionne. Certes, il y avait urgence, mais on peut se demander si l'anticipation n'aurait pas permis de remédier à une telle situation.
Il convient donc de renforcer les moyens humains et d'anticiper les besoins. Il faut plus de démocratie sanitaire et une communication plus loyale. Il est nécessaire de placer la réflexion éthique au coeur de la gestion de la crise.