Intervention de Sophie Crozier

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 2 septembre 2020 à 9h35
Table ronde sur les aspects éthiques

Sophie Crozier, neurologue, coordinatrice pour l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris de la démarche éthique :

S'agissant des transferts, nous avons besoin des retours d'expérience pour savoir si les transferts étaient pleinement justifiés. Je ne dispose pas des informations nécessaires pour vous éclairer sur ce point. En revanche, j'ai posé la question de la participation des familles. J'ai eu écho d'une lettre de revendication de la famille d'un patient de l'AP-HP par le biais de la représentante des usagers. Cette famille se plaignait de ne pas avoir été associée à la décision du transfert. Il était en effet très douloureux de ne pas pouvoir se déplacer et de ne pas être auprès d'un proche extrêmement malade voire en fin de vie.

Vous posez la question de la limite de l'urgence et de la force majeure. Il s'agit bien entendu d'une question essentielle, qui doit être posée. Durant cette crise, nous avons manqué d'anticipation, notion évoquée tout à l'heure par le professeur Hirsch. Nous aurions pu anticiper le choix de privilégier à tout prix le secteur Covid.

Par ailleurs, je le rappelle, le nombre de patients atteints du Covid était comptabilisé tous les jours, ainsi que le nombre de décès. Il y avait des comparaisons européennes et mondiales : il fallait montrer quel système de santé affronterait le mieux le Covid. Mais qu'en était-il des autres patients ? En a-t-on parlé et le fera-t-on un jour ? C'est un vrai sujet !

Il y a eu une focalisation majeure sur les patients atteints du Covid, alors que ceux qui souffraient d'autres maladies graves nécessitant des traitements n'étaient pas pris en charge. Certaines vies valent-elles plus la peine d'être vécues que d'autres ? C'est une question éthique fondamentale, à laquelle je ne peux pas répondre, car elle nécessite une large discussion, et pas seulement entre médecins, comme cela s'est passé dans les cellules de crise. En effet, les décisions ont été prises de manière très verticale, sans associer les représentants des usagers ni les acteurs de terrain.

Les lits de réanimation sont une ressource rare, il y a des dizaines d'articles sur la question du tri en réanimation. Dans le contexte du Covid, les lits disponibles étaient encore moins nombreux pour les patients non Covid. On a eu un mal fou à trouver des soins de suite. Tous les patients qui n'avaient pas le Covid étaient des mauvais malades. Même aux urgences, quand vous arriviez avec un symptôme, on pensait immédiatement Covid, y compris pour une douleur abdominale, symptôme d'une péritonite. Cet éclairage a donc vraiment perturbé notre jugement, et il nous faut réfléchir sur cet aspect.

À cet égard, permettez-moi de vous lire un extrait d'une lettre adressée le 20 mars à tous les médecins d'un département par le conseil départemental de l'ordre : « Malheureusement, au vu des dernières recommandations, les patients de maisons de retraite et Ehpad présentant des comorbidités et en détresse respiratoire ne seront bientôt plus admissibles à l'hôpital. Il sera envisagé pour eux des soins de confort. Nous avons conscience que ces choix éthiques à venir seront douloureux, mais inévitables. »

Dire qu'il n'y a pas eu de priorisation et qu'on a pu prendre tout le monde en charge est faux ! Oui, il faut une priorisation, il faut que cela soit pensé dans le cadre d'une justice distributive de type utilitariste. En France, on ne veut pas penser la priorisation. La logique actuelle, qu'on appelle la loterie naturelle, c'est « premier arrivé, premier servi », ce qui est extrêmement discutable d'un point de vue éthique.

Cette crise peut nous éclairer sur les questions de priorisation qui se posent tous les jours dans nos hôpitaux parce qu'on manque de moyens, de façon chronique pour la réanimation. Si nous ne voulons pas penser ces questions, nous serons amenés à prendre des décisions qui ne seront probablement pas correctes.

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