Intervention de Pascale Mathieu

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 2 septembre 2020 à 14h30
Table ronde avec des ordres des professions de santé

Pascale Mathieu, présidente du Conseil national de l'ordre des masseurs-kinésithérapeutes :

Je suis très honorée d'être auditionnée dans le cadre de cette commission d'enquête. Il me semble en effet fondamental de faire part à la représentation nationale de ce que nous avons traversé en tant qu'organisateurs de nos professions respectives. Nous nous sommes à certains moments sentis bien seuls, notamment au début de la crise.

Si l'on peut comprendre que la crise était évolutive et qu'il fallait s'adapter jour après jour, ce qu'a par exemple dû faire le ministère des solidarités et de la santé, force est de constater que, très souvent, nous avons dû être les relais vers nos membres, faute d'informations. J'en veux pour preuve l'hygiène dans les cabinets : tout au début de la crise, bien avant que la Direction générale de la santé (DGS) nous donne des renseignements, il a fallu que nous nous débrouillions seuls pour délivrer des consignes claires à nos membres, puisqu'aucune n'était disponible. Moi-même, je m'étais rapprochée de la Société française d'hygiène hospitalière (SF2H), parce que je ne trouvais pas de ressources.

Les ordres ont donc vu leur rôle renforcé et réaffirmé vis-à-vis de leurs membres : ils ont en quelque sorte été les boussoles dans la crise. L'ordre des masseurs-kinésithérapeutes a envoyé des newsletters plurihebdomadaires, des flash actu ; chaque fois que nous avions des renseignements, nous mettions nos sites à jour ; nous avons dû traiter des milliers de questions écrites par internet ; nous avons organisé des Facebook Live. Nous avons dû communiquer énormément, parce que les professionnels étaient perdus.

Notre ordre compte 93 700 professionnels, dont 79 800 libéraux. Nous avons pris la décision, au moins dans les deux premières semaines du confinement, de demander la fermeture des cabinets. Cela n'était en aucun cas l'arrêt des soins, puisque nous avons recommandé à nos membres de poursuivre les soins à domicile non reportables et les soins urgents. Nous leur avons demandé de décider par eux-mêmes des soins qu'ils devaient mettre en oeuvre : si une entorse de cheville n'est pas une urgence, elle peut l'être chez un patient porteur d'un Parkinson en perte d'autonomie.

Si les 79 800 libéraux n'accomplissaient ne serait-ce que dix actes par jour, cela revenait à faire se déplacer quasi 800 000 personnes. Nous considérions que ce n'était pas raisonnable en période de confinement. Il nous a donc paru nécessaire d'adapter nos consignes. Nous les avons assouplies au bout de deux semaines, car il n'est pas toujours possible de reporter certains actes plus longtemps.

Cette crise a mis en exergue plusieurs éléments que je dénonce depuis des années, notamment le manque de kinésithérapeutes dans les établissements de santé. J'ai d'ailleurs pris l'initiative d'écrire à la commission des affaires sociales du Sénat tout au début de la crise pour l'alerter sur le fait que la prise en charge des patients serait compromise. D'ailleurs, je pense qu'elle l'a été, non pas en réanimation parce que l'on y trouve des kinésithérapeutes, mais dans les autres services vers lesquels les patients des services de réanimation ont été envoyés quand il y avait trop de bousculade, en raison du manque de kinésithérapeutes.

Nous avons été exclus des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) très tôt, dès le mois de janvier. J'ai alerté les pouvoirs publics et les fédérations d'Ehpad. Je suis très inquiète, car, pour sauver des vies, on a compromis l'autonomie de nombreux patients, ce qui ne se voit pas. Je suis sûre que des patients sont morts, non pas de la covid, mais des conséquences de la sédentarité et de l'absence de kinésithérapie dans les services.

Cette semaine, j'ai dû intervenir, car l'agence régionale de santé (ARS) Occitanie avait donné la consigne d'empêcher les kinésithérapeutes d'accéder aux Ehpad. Alors même que certains médecins coordonnateurs demandaient aux kinésithérapeutes de venir, ceux-ci se voyaient refuser l'entrée de ces établissements par les directeurs d'Ehpad. Cela s'est produit tout au long de la crise et cela recommence encore maintenant. J'ai contacté le ministère des solidarités et de la santé, qui a réagi tout de suite, et l'ARS Occitanie, qui a parlé de surinterprétation des consignes du ministère. Nous sommes là face à une réelle difficulté.

Sur la question des masques, ma collègue sage-femme a fait une présentation exhaustive. Nous étions soumis aux mêmes conditions, c'est-à-dire six masques par semaine, ce qui était ingérable. Nous nous sommes appuyés sur les acteurs locaux - les maires, les présidents de département - plus que sur les ARS, sauf lorsque nous avions des relations privilégiées avec elles et qu'on les connaissait par exemple personnellement.

Nous nous sommes heurtés à d'autres difficultés. Par exemple, des écoles ont refusé les enfants de kinésithérapeutes, parce que la liste des professionnels prioritaires ne précisait pas spécifiquement tous les professionnels de santé.

Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l'ordre des médecins. - L'ordre des médecins représente 307 000 médecins, dont un peu plus de 198 000 en activité régulière et 18 000 en cumul emploi-retraite, à peu près à parts égales entre ceux qui exercent une activité salariée, notamment hospitalière, et ceux qui ont une activité libérale, ce que l'on appelle communément médecine de ville, avec à présent une parité entre nos consoeurs et nos confrères.

Je découperai cette pandémie en trois phases, avec des observations, des constats et des griefs qui parfois se recoupent, parfois sont propres à chaque période.

Avant le confinement - c'est la première phase -, et c'est un constat commun, on note une impréparation de la France à ce risque sanitaire de pandémie, malgré des rapports qui ont été peu lus quant à la forte augmentation ces quarante dernières années des zoonoses, c'est-à-dire des pathologies transmissibles de l'animal à l'homme. Faut-il rappeler pendant cette décennie la diminution par dix des moyens de protection que sont les masques, une dépendance accrue vis-à-vis de ces moyens de protection et aussi des médicaments essentiels, notamment dans la sphère de la réanimation, très fortement fabriqués à l'étranger ? Et que dire des tests très notablement insuffisants, qui ont été ciblés pour le seul traçage des clusters, comme si les clusters et leur surveillance n'étaient pas appelés à devenir incontrôlés ? Tout cela a largement contribué à ce que la France, dans les pays qui ont des registres de mortalité fiables, soit hélas parmi les pays en tête au début de cette pandémie.

Pendant le confinement - c'est la deuxième phase -, on a parlé de résilience du système de santé. On devrait plutôt parler de formidable adaptation, dans l'urgence, des professionnels de santé, qui ont su casser les barrières, sur le plan tant de l'organisation que de leurs pratiques ou de leurs horaires pour absorber le surcroît de patients atteints. Cependant, le système a aussi montré ses faiblesses, en particulier pour des raisons d'organisation, mais aussi à cause de l'insuffisance d'implication, hélas, des établissements de santé privés et de la médecine de ville.

Cette période a aussi montré une désorganisation profonde du système de santé hors covid. Faut-il rappeler l'annulation massive de consultations et de soins programmés, les difficultés aggravées dans l'accès aux soins ? Ainsi, début juillet, 80 % des consultations ayant été annulées n'avaient toujours pas été refixées. C'est ainsi que l'on peut parler d'une perte de chance dans le suivi des pathologies graves ou chroniques et pour les personnes âgées, comme l'a évoqué Mme Mathieu.

Pendant ce confinement, l'information a été confuse. Sur ce point, les responsabilités sont partagées. Certes, la parole des scientifiques, dont celle des médecins dans les médias, a parfois été inaudible et contradictoire, mais il en est de même pour les agences régionales de santé vis-à-vis des professionnels de santé, lesquels étaient parfois mieux informés par la presse générale que par ces agences.

Le déconfinement - c'est la troisième période - montre des difficultés à retrouver un fonctionnement antérieur du système de santé, des incertitudes dans l'anticipation opérationnelle, s'il y avait une deuxième vague d'importance, ce qui est toujours craint, notamment cet automne. Il met aussi en lumière de façon particulièrement crue des insuffisances du système de santé avec toutes les incertitudes relatives aux mesures du Ségur de la santé dont chacun s'accorde à dire qu'elles sont insuffisantes, même si elles sont encore récentes. On note également un manque de transversalité dans le système de santé et de coordination : les agences régionales de santé ont été des agences de déconcentration, plutôt que des agences de décentralisation.

Je n'oublie pas la protection des soignants, qui a été insuffisante et qui a probablement largement expliqué les messages de santé publique sur le faible intérêt du port du masque, diamétralement opposés à ceux qui, heureusement, sont tenus aujourd'hui.

Je parlerai aussi de l'insuffisante concertation dans une prétendue démocratie sanitaire. Ainsi, les ordres ont été absents des comités scientifiques, alors que nous étions face à des questions éthiques, notamment vis-à-vis de la prise en charge des personnes âgées en Ehpad.

In globo, la prise en charge nous a semblé beaucoup trop administrative, pas suffisamment inclusive au regard de ce que les ordres des professionnels de santé, celui des médecins notamment, par leur engagement, leur représentativité de l'ensemble des professionnels inscrits au tableau auraient pu apporter, notamment sur les questions éthiques.

Dr Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens. - Dès le début de la crise sanitaire, au même titre que l'ensemble des professionnels de santé, les pharmaciens de tous les métiers se sont activement mobilisés pour répondre aux enjeux de santé publique. Les pharmaciens ont été en première ligne aux côtés de la population, malgré le confinement. Après la fermeture de la plupart des commerces le 15 mars et le confinement de la population le 17 mars, les officines de pharmacie et les laboratoires de biologie médicale sont toujours restés ouverts : ils étaient parfois les seuls professionnels de santé accessibles pour répondre aux questions d'une population inquiète et angoissée par le climat de pandémie ; tous les pharmaciens ont rempli leur mission de santé publique sans surenchère, sans céder à la cacophonie ou au doute qui a parfois prévalu sur certains sujets.

Les pharmaciens ont contribué à surmonter cette crise sanitaire, quelle que soit l'activité exercée, dans le seul but de garantir la continuité des soins. Fabricants, distributeurs en gros, pharmaciens exerçant en officine ou dans les établissements de santé, pharmaciens biologistes, pharmaciens réservistes : tous ont oeuvré pour la santé publique.

Le contexte était difficile et inédit. Chaque conseiller ordinal était présent pour soutenir ses confrères qui devaient faire face non seulement à une situation exceptionnelle, mais aussi à des violences verbales et physiques. Je tiens à votre disposition le nombre d'agressions déclarées par les pharmaciens officinaux, mais aussi d'escroqueries, notamment sur la vente de masques, et de sollicitations d'escrocs.

Bien sûr, les pharmaciens d'officine ont également dû s'adapter quotidiennement à de nouveaux modes d'organisation. Ils ont ainsi fait face à des équipes réduites, car ils n'avaient pas plus de masques que les autres professionnels de santé. Il a fallu mettre en place l'accueil du public dans les officines, sous l'égide de l'ordre qui a élaboré des guides et formulé des recommandations.

Par ailleurs, il a fallu adapter les règles de dispensation tout au long de la crise, avec des mesures exceptionnelles pour garantir la continuité des soins ou le bon usage des médicaments - on pourra revenir sur l'épisode de l'hydroxychloroquine -, mais aussi faire face au risque de pénurie. Sur tous ces sujets, l'ordre a été partenaire des pouvoirs publics afin de garantir l'accès aux soins.

Je n'oublie pas le rôle qui a été confié aux officinaux, sur la demande du ministère, de l'intérieur de recueillir les témoignages de violences conjugales. Dans ce temps où de nombreux lieux étaient fermés, les officines ont servi de lieu de relais et d'accueil aux personnes victimes de violences familiales, puisque ces agressions ont malheureusement beaucoup augmenté pendant cette période.

Nous aurons l'occasion de revenir sur la distribution des masques du stock État. C'est l'ordre des pharmaciens qui s'est porté volontaire auprès du ministère pour aider les autorités à acheminer ces masques vers les professionnels de santé de ville. Les pharmaciens ont accepté cette mission et l'ont relevée vaillamment, ce qui n'a pas été simple.

Je souhaite parler des pharmaciens de pharmacies à usage intérieur dont on a peu parlé. On a beaucoup parlé des lits de réanimation qui étaient ouverts, mais ceux-ci n'auraient pas été armés sans la présence des pharmaciens dans les hôpitaux, qui ont dû eux aussi faire des prouesses.

Les pharmaciens biologistes ont très rapidement été concernés pour mettre en place les solutions de dépistage et de diagnostic.

Au coeur de la crise sanitaire, en plein confinement, les pouvoirs publics ont dû gérer en urgence la pénurie des masques et les pharmaciens ont relevé cette mission difficile.

Très tôt, l'ordre a souhaité collaborer avec les ministères sur les autres sujets, notamment sur la mise en place de mesures pour préserver l'accès aux soins. Je ne les rappelle pas, mais tiens cette liste à votre disposition : le renouvellement des ordonnances, le circuit ville-hôpital de distribution des médicaments rétrocédés, la préparation des solutions et des gels hydroalcooliques, les restrictions sur les prescriptions d'hydroxychloroquine et de paracétamol, lequel a été limité pour éviter les ruptures, les mesures exceptionnelles de l'accès aux médicaments de l'IVG médicamenteuse, les médicaments de réanimation qui a nécessité la mise en place d'un circuit adapté. Les missions ont donc été nombreuses.

Ma principale préoccupation, c'est la préservation de la santé publique, tout faire pour la santé des soignants et celle des patients qui venaient tous les jours à l'officine. Les pharmaciens ont toujours été en première ligne et ont toujours répondu présent, quelles que soient les circonstances. Je suis extrêmement fière du comportement de tous les pharmaciens et je tiens à les remercier : durant cette crise, ils ont été à la hauteur des enjeux et des responsabilités que l'on attendait d'eux et qui, très souvent, dépassaient largement le cadre habituel de leur activité. Je veux souligner l'investissement très important des conseillers ordinaux dans l'accompagnement de leurs confrères dans l'exercice de leur activité.

Je souhaite que ces commissions d'enquête parlementaires soient l'opportunité de formuler des propositions constructives, tant sur l'évolution de nos exercices professionnels que sur nos relations avec les pouvoirs publics, afin que, si nous devions faire face à une nouvelle crise sanitaire, les choses soient plus claires sur le rôle de l'ordre et ce qu'il peut apporter aux pouvoirs publics. Ce sera peut-être l'occasion de mettre en place de nouvelles mesures dans de prochains textes de loi.

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