Intervention de Philippe Lefort

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 9 septembre 2020 à 9:5
Audition commune de Mm. Jong-Moon Choi ambassadeur de la république de corée en france et philippe lefort ambassadeur de france en république de corée

Philippe Lefort, ambassadeur de France en République de Corée :

en visioconférence) Merci de l'honneur que vous nous faites et de l'attention que vous portez à l'expérience coréenne. Bienvenue, si j'ose dire, à l'ambassade de Corée virtuellement, et j'espère bientôt physiquement.

Mon collègue a dit l'essentiel sur les grands traits de l'expérience coréenne. Je vais me contenter de trois réflexions, qui, à mon sens, expliquent le succès coréen dans la lutte contre la pandémie, puisque le pays n'a jamais été confiné et que les frontières sont restées ouvertes, mais contrôlées, et contrôlées de façon très sérieuse. Par conséquent, l'impact de la pandémie sur la croissance a été limité par rapport à d'autres économies majeures, avec des estimations qui varient, selon les instituts, d'une perte de 0,5 % du PIB à 2 % en cas de démarrage d'une nouvelle phase.

Les atouts de la Corée dans cette épreuve étaient à mon avis les suivants.

Le premier, c'est certainement une conscience plus aiguë que partout ailleurs dans le monde de la présence et de la proximité du danger. La Corée est un pays voisin de la Chine, et la Chine est souvent à l'origine, pour des raisons géographiques et démographiques, d'un certain nombre de crises sanitaires. Il y a donc une conscience accrue du risque sanitaire au sein de la population coréenne, laquelle a été, de surcroît, particulièrement stimulée par le précédent de la crise du MERS. Le MERS, qui est une forme de coronavirus passant par le chameau, en l'occurrence, et qui était originaire du Moyen-Orient, a occasionné une crise douloureuse pour les Coréens en 2015, crise qui n'a pas forcément été très bien gérée à l'époque. Le Gouvernement et l'administration avaient été fort critiqués, mais ils ont su en tirer des enseignements très opérationnels. Enfin, comme l'a dit mon homologue, il y a la culture du masque, liée au fait que les gens ont l'habitude de se protéger avec le masque facial lors des périodes de petites pollutions aux microparticules. Je ne répondrai pas aujourd'hui à la question que tout le monde se pose sur l'utilité du masque face à la pandémie, mais je puis vous assurer que le masque a un effet visuel très impressionnant qui constitue une forte incitation à la distanciation.

L'autre atout, c'est l'existence d'une véritable structure d'état-major prépositionnée, montée en puissance au moment de la crise, avec un plan d'escalade préétabli. De façon générale, la gestion d'une crise se passe toujours à peu près de la même façon, et le modèle est foncièrement militaire : cela repose d'abord sur le renseignement et l'information, ensuite sur l'analyse, puis sur le commandement, et, enfin, sur l'échelle d'exécution. S'agissant du KCDC, je vous ferai passer une petite infographie en complément de mon intervention pour vous en montrer les structures. C'est une organisation qui a été réformée à l'occasion de la crise du MERS et qui répond à ces impératifs.

L'information a été, je crois, l'atout spécifique de la Corée dans la gestion de cette crise, puisque, de l'expérience du MERS est venue la certitude qu'il fallait très rapidement disposer des données permettant de remonter les chaînes de contamination et ainsi contrôler les agrégats. Souvent, on a une vision un peu excessivement technologique de la Corée. En réalité, les technologies qui ont été mises en oeuvre sont tout à fait ordinaires et disponibles. C'est tout d'abord l'agrégation des données de bornage de téléphonie mobile. Ce n'est pas très précis en ville, mais cela permet effectivement de délimiter un carré d'environ 50 mètres. À la campagne, les antennes sont plus rares et c'est plutôt de l'ordre de 200 à 300 mètres, mais elles sont utilisées avec les données de paiement. En Corée, on paie beaucoup avec des cartes de crédit et de débit - même les plus petits commerçants acceptent ce moyen de paiement -, ce qui laisse des traces de géolocalisation. Enfin, il y a le croisement des données issues des caméras de vidéosurveillance, qui, elles aussi, sont présentes à peu près dans tous les espaces.

Le tout est échangé par les opérateurs par voie d'e-mail, ce qui n'a rien d'exceptionnel. À partir du moment où le dispositif de crise est monté en puissance, on a fait appel, d'une part, à une industrialisation des échanges de données avec les opérateurs, et, d'autre part, à l'utilisation de moyens plus modernes. Les Coréens sont allés chercher ce que l'on appelle un système d'information géographique, tiré de leurs travaux sur la ville intelligente, et qui permet, effectivement, la représentation des données sur une carte. Au départ, donc, rien de miraculeux.

S'agissant des effectifs, il y a eu de fausses informations qui ont circulé en France, puisque l'on a parlé de 20 000 personnes impliquées dans les enquêtes épidémiologiques. Le véritable chiffre, que nous avons vérifié auprès du KCDC, est de 403, dont 300 à l'état-major, et le reste auprès des collectivités territoriales, au contact avec les centres de dépistage. Cette organisation, qui a prouvé son efficacité, ne repose donc pas que sur une accumulation de moyens.

Tout cela s'est fait conformément à une législation très protectrice des données, pratiquement équivalente à celle du règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe, et sous le contrôle de la commission de protection des droits de l'homme, qui, en Corée, est une organisation placée en dehors des pouvoirs publics. Elle ne relève ni du législatif ni de l'exécutif ou du judiciaire, et elle est appelée à s'autosaisir de questions impliquant notamment la protection des données personnelles. Il y a eu effectivement quelques petits incidents en la matière puisque, en dehors de l'agrégation des données autorisée par la loi, les Coréens ont aussi une politique de communication consistant, en cas d'incertitude, à signaler les cas anonymisés en envoyant des messages du type SMS, sous l'autorité des collectivités territoriales et du KCDC. Les données étaient un peu trop riches, en quelque sorte, et il y a eu quelques cas où des personnes ont été identifiées dans des lieux peu convenables, ou avec des personnes avec lesquelles ils n'auraient pas dû être. La commission des droits de l'homme a été saisie mi-mars et a donné des consignes au KCDC pour dégrader la qualité des données transmises à l'ensemble de la chaîne d'exécution.

Enfin, les questions de commandement ont été organisées de façon tout à fait sérieuse, avec un maximum de niveau 4, qui implique effectivement la prise de direction de l'ensemble du dispositif par le Premier ministre, autour duquel se tenait une réunion tous les matins à 8 heures avec l'ensemble des autorités impliquées dans la lutte contre l'épidémie.

En résumé, on a un système de renseignement, d'analyse et de commandement clair, ajouté à une chaîne d'exécution prédestinée qui a bien fonctionné. Elle est fondée essentiellement sur des dispensaires gérés par les collectivités territoriales dans les grandes villes ou au niveau des cantons.

La réponse à la crise, sous l'autorité du Gouvernement, et plus précisément du KCDC, a permis, avec un numéro de téléphone unique, le 13-39, de séparer la chaîne de tests et de prise en charge des malades suspectés de porter le virus du reste des urgences médicales, ce qui a permis d'éviter la saturation du système hospitalier.

Je le répète, ce dispositif est directement issu de l'expérience du MERS en 2015.

Il y a aussi la chance, qui a son importance. L'avantage de la Corée, par rapport à d'autres pays, dont le nôtre, c'est qu'elle n'a pas de frontière terrestre, la zone démilitarisée (DMZ) ne pouvant être considérée comme telle. C'est naturellement beaucoup plus facile de contrôler des frontières aériennes ou maritimes. Les Coréens ont aussi eu la chance d'avoir un seul gros agrégat lié aux activités de l'église, en février à Daegu, au milieu du pays. Certes, il y a quand même eu 25 000 personnes touchées, mais le cluster est resté circonscrit grâce à une forte mobilisation des pouvoirs publics.

La Corée a traité la pandémie de la même façon que l'on traite des incendies de forêt. On ne peut pas éviter les départs de feu, mais il faut éviter que ceux-ci se transforment en incendie. C'est ce qu'ils sont parvenus à faire jusqu'à présent, à une petite nuance près. Après le 15 août, en effet, il y a eu un petit rebond des contaminations, avec une situation qui a un peu inquiété nos amis coréens, car ils n'arrivaient pas très bien à retracer les chaînes de contamination. Ils ont donc décidé la fermeture temporaire des écoles pendant quelque temps.

Je termine en appelant votre attention sur les activités de la Corée en matière de recherche médicale et biomédicale. Les choses avancent moins vite qu'on ne le voudrait, mais il y a plusieurs pistes très significatives qui sont en cours d'études en Corée, en collaboration avec d'autres pays, dont la France, car il y a peu de cas actuellement sur place. Qu'il s'agisse de médicaments génériques, des anticorps, du traitement par plasma ou du vaccin, j'espère que nous aurons de bonnes nouvelles dans les mois qui viennent.

Je vous montre maintenant quelques éléments d'infographie, qui vous seront distribués, afin d'illustrer mes propos.

Tout d'abord, la chronologie, avec les grandes dates dans la lutte contre la pandémie en Corée. Vous le voyez, le niveau d'alerte a été très rapidement activé, dès janvier, en raison de la proximité avec la Chine. L'autre avantage de la Corée, c'est qu'elle a rapidement eu à sa disposition les éléments sur le code génétique du virus, ce qui lui a permis de mobiliser très rapidement son industrie pharmaceutique pour développer des tests.

Le 18 février, c'est l'explosion de l'agrégat de Daegu, avec le patient 31. Très rapidement, avec la mise en place du dispositif de traçage, l'épidémie est circonscrite. Au mois de juin, plusieurs jours de suite sans cas déclaré, puis le rebond post-15 août, qui conduit temporairement à un renforcement du dispositif de distanciation sociale.

Les statistiques nous montrent que, en gros, on est sur un ordre de grandeur de 1 à 10 avec ce que nous avons connu en France et dans d'autres pays européens.

J'y insiste, tout ne repose pas sur les technologies. La Corée est une démocratie, mais il y a beaucoup plus d'acceptation sociale de l'utilisation des données personnelles par le Gouvernement. C'est un élément important dans le succès de leur stratégie. Cette demande sociale forte s'est exprimée à la suite de la crise du MERS.

Je vous montre maintenant les quatre niveaux d'alerte épidémiologique qui ont été mis en oeuvre : bleu, jaune, orange, rouge. On est passé directement en février du niveau 2 au niveau 4, avec le pilotage de la crise en direct par le Premier ministre, et l'élargissement des compétences de l'autorité centrale du Gouvernement sur les dispositifs locaux gérés par les collectivités territoriales. On est à l'heure actuelle au niveau 2,5 à cause de l'épisode du rebond. Vous avez également la structure de l'état-major, qui est quasiment militaire. Enfin, le contenu des données de géolocalisation disponibles chez les opérateurs et la description des applications à destination des personnes en quarantaine. Vous le voyez, les contrôles sur les mouvements de ces personnes sont beaucoup plus stricts.

En conclusion, la coopération internationale est indispensable dans la gestion de ces crises. La coopération franco-coréenne a été particulièrement dense, notamment au travers du réseau des instituts Pasteur, mais également en matière industrielle. Nous devons maintenant nous efforcer de construire le monde post-covid dans un cadre multilatéral.

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