Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée à la santé publique.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Nous entendons ce matin en visioconférence depuis Genève le Professeur Antoine Flahault, médecin de santé publique et épidémiologiste, directeur du Global Health Institute et, ici à Paris, le Professeur Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), accompagné des Professeurs Christian Chidiac et Didier Lepelletier, respectivement président et co-président du groupe de travail du HCSP « Grippe, coronavirus, infections respiratoires émergentes », et le Professeur Emmanuel Rusch, président de la Société française de santé publique (SFSP), président de la Conférence nationale de santé (CNS) et du comité de contrôle et de liaison covid-19.
Parmi les personnes auditionnées, nombreuses ont été celles qui ont appelé à un changement du modèle de santé publique dans notre pays. Cette audition a pour objet de revenir sur la stratégie conduite dans la lutte contre l'épidémie au regard des meilleures pratiques dans le domaine, mais aussi d'examiner les évolutions possibles.
Que penser, par exemple, de la mise en place d'un comité scientifique, alors que notre pays dispose d'un Haut Conseil de la santé publique, mais aussi de sociétés savantes compétentes dans ce domaine ?
Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le maximum de temps aux échanges, ainsi qu'aux questions des rapporteurs et des commissaires.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Antoine Flahault, Franck Chauvin, Christian Chidiac, Didier Lepelletier et Emmanuel Rusch prêtent serment.
Pr Antoine Flahault, médecin de santé publique et épidémiologiste, directeur du Global Health Institute. - L'Europe a particulièrement bien géré la crise. Elle n'est d'ailleurs pas la seule, puisqu'un certain nombre de pays d'Asie, comme la Corée du Sud ou le Japon, ont également très bien géré cette première vague épidémique. L'Australie a quant à elle très bien géré la deuxième vague épidémique, puisque ce pays a fait face à une vague très dure durant les mois de juillet et d'août.
Les pays européens ont passé un été extrêmement calme : le taux de mortalité y est très bas et on y observe une très faible sévérité des cas, et donc une très faible saturation des hôpitaux. Aujourd'hui, on constate cependant une croissance très importante de la circulation du virus dans certains pays, en particulier en France, mais aussi en Espagne, en Grande-Bretagne, en Hollande, en Belgique, en Suisse, au Portugal, au Danemark ou en Autriche.
Cette vague est un peu paradoxale : il ne s'agit pas véritablement d'une deuxième vague, car elle se caractérise pour l'essentiel par une augmentation de la positivité des tests de diagnostic biologique, dits « PCR ». Les personnes contaminées sont très souvent asymptomatiques ou pauci-symptomatiques, le plus souvent des jeunes. Pour le moment, les personnes plus âgées sont encore peu touchées : les cas sont peu sévères et les décès peu nombreux.
Ce n'est pas le cas partout. Ainsi, Israël a connu une véritable nouvelle vague cet été avec une augmentation de la morbidité et de la mortalité. Les États-Unis qui, comme l'Europe, se situent dans l'hémisphère nord et en zone tempérée, n'ont connu aucun répit estival et continuent de souffrir d'une gestion désastreuse de la pandémie.
Face à cette épidémie, on remarque une grande différence dans la gestion de la crise et de résultats selon les pays. Je voudrais citer deux ou trois exemples notables : aujourd'hui, l'Allemagne, l'Italie et la Suède ont très peu de cas rapportés et une très faible mortalité. Dans ces pays, le nombre de tests positifs n'augmente pas, alors que le nombre total de tests est au moins aussi important qu'en France ou en Espagne, par exemple.
Pr Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). - J'aimerais insister sur trois points.
Tout d'abord, le Haut Conseil de la santé publique est une instance peu connue, qui a été créée en 2004, installée en 2007 et renouvelée en 2017. J'en ai été élu président par mes pairs il y a trois ans.
Le Haut Conseil exerce trois missions : premièrement, il doit fournir l'expertise sanitaire nécessaire à la prise de décision ; deuxièmement, il doit fournir l'expertise pour le concept et l'évaluation des stratégies de prévention ; troisièmement, il est chargé de mener une réflexion prospective et de donner des conseils sur la santé publique. J'insiste sur ces trois points pour anticiper d'éventuelles questions concernant l'installation du conseil scientifique : ce dernier s'est en fait chargé du troisième volet. Vous le savez probablement, j'ai intégré le conseil scientifique le 15 mars dernier à la demande de Jean-François Delfraissy, afin d'assurer la meilleure coordination possible entre les deux instances.
Ensuite, je veux évoquer l'expertise produite par le Haut Conseil.
Durant cette période, nous sommes volontairement très peu intervenus dans les médias - stratégie qu'il conviendra évidemment d'analyser -, alors que le HCSP a reçu 90 saisines venant de la direction générale de la santé, de la cellule de crise, du groupe de travail conduit par Jean Castex et d'autres ministères. Nous avons fourni 108 avis, fruit d'un travail qui a impliqué et permis d'auditionner près de 300 experts. Ces avis ont pour partie été publiés dans les 48 heures, de sorte que les pouvoirs publics puissent prendre les décisions qui s'imposaient.
Il me semble important de revenir sur la nature de l'expertise et le travail que nous fournissons. Durant cette crise, nous avons entendu beaucoup de personnes qui considéraient qu'elles étaient légitimes pour donner leur opinion. Le Haut Conseil de la santé publique fournit pour sa part des avis élaborés collégialement, fruit d'une réflexion multidisciplinaire. Hélas, on a donné le même poids aux opinions exprimées ici et là et à des avis qui nécessitent des dizaines d'heures de travail, puisque nous avons tenu plus de deux cents réunions durant cette crise, ce qui représente plusieurs milliers d'heures de travail et d'expertise cumulées.
Je l'ai dit, l'un des rôles du Haut Conseil est de fournir des recommandations, c'est-à-dire de contextualiser les avis de façon à ce qu'ils soient utilisables par les pouvoirs publics pour prendre des décisions. Le HCSP ne prend lui-même aucune décision. Jean-François Delfraissy l'a dit hier, je le redis : il est impératif qu'on garantisse l'étanchéité entre la prise de décision et l'élaboration des recommandations ou des avis, afin d'éviter les drames.
Enfin, je souhaiterais livrer une analyse globale des événements et du contexte.
Le contexte est celui d'une crise exceptionnelle, non pas tant par l'épidémie elle-même, certes exceptionnelle, mais qui a été précédée par d'autres crises tout aussi graves, qui n'ont pas pour autant laissé les mêmes traces, comme la grippe de Hong Kong en 1969, mais parce que les experts que nous sommes avons été confrontés au phénomène de la polémique-spectacle : on a préféré mettre en scène des polémiques plutôt que d'essayer de faire progresser l'information et de se fonder sur des avis.
Il convient de s'interroger : pourquoi le pays de Pasteur est-il devenu le pays de l'OCDE le plus réticent vis-à-vis de la vaccination ? Pourquoi le pays de Descartes et de Claude Bernard a-t-il oublié qu'il existait une démarche expérimentale pour démontrer des intuitions ou des hypothèses ? On a vu que le nombre de followers sur Twitter et que le raisonnement syllogique étaient devenus la règle.
Pr Emmanuel Rusch, président de la Société française de santé publique (SFSP), président de la Conférence nationale de santé (CNS) et du comité de contrôle et de liaison Covid-19. - La Société française de santé publique regroupe un certain nombre d'associations et d'organisations qui se penchent sur la santé publique, et un certain nombre de personnes physiques adhérentes. Il s'agit à la fois d'une société savante et professionnelle. Quant à la Conférence nationale de santé, c'est une sorte de Parlement de la santé qui associe des représentants des territoires, des associations d'usagers, des partenaires sociaux, des acteurs de la prévention, des offreurs de services de santé.
Dans ces deux instances, nous sommes attentifs à garder du temps pour la concertation et la délibération, afin que notre parole résulte d'une forme de consensus.
Je reprendrai les principaux points que nous avions évoqués dans l'avis de la Conférence nationale de santé du 2 avril dernier.
Premier point, une telle crise sanitaire nécessite une approche large : il est important d'assurer la cohérence de l'ensemble des mesures prises pour lutter contre l'épidémie, car c'est bien une combinaison de mesures qui est mise en oeuvre. On a trop tendance à se polariser sur l'une ou l'autre - le port du masque, la distanciation sociale, les traitements -, alors qu'il faudrait tenir compte de l'ensemble de la chaîne. Souvent, c'est un simple maillon faible qui explique le manque d'efficacité de tout le dispositif. Par conséquent, l'enjeu est d'assurer un pilotage cohérent et de trouver la bonne organisation collective de cette chaîne de mesures.
Deuxième point, nous avons besoin d'une communication honnête, transparente, fondée scientifiquement, organisée et adaptée aux publics cibles, accessible et compréhensible. C'est indispensable pour créer un climat de confiance.
Troisième point, qui nous semble toujours d'actualité, il est nécessaire de prendre en compte les situations de vulnérabilité ou de précarité. Nous devrions nous interroger sur le cadrage des mesures : doit-on cibler une population générale virtuelle, ou bien les catégories les plus fragiles en espérant que cette démarche profite à l'ensemble de la population ?
Quatrième point, il est nécessaire d'assurer la continuité des soins, y compris ceux qui ne sont pas liés à la covid-19. Dès le début de cette épidémie, nous avons constaté que des patients non atteints par le virus rencontraient des difficultés pour accéder aux soins dont ils avaient besoin.
Cinquième et dernier point, nous avions souligné la nécessité de débattre des enjeux éthiques que posent à la fois les mesures prises et leurs conséquences sur une partie de la population, notamment les catégories les plus vulnérables. Avec Jean-François Delfraissy, nous avions proposé à l'époque la création d'un comité de liaison avec la société civile, qui n'a finalement pas vu le jour. Nous avons malgré tout eu le plaisir de voir se constituer un comité de contrôle et de liaison covid-19, mais celui-ci reste un comité de contrôle circonscrit à la question - importante - des systèmes d'information, du numérique, de leur place et de leur utilité dans cette crise.
Le discours que je viens d'entendre est différent de celui du Professeur Delfraissy, qui affirmait hier que le conseil scientifique a été créé parce qu'il n'existait rien d'équivalent. On s'aperçoit aujourd'hui qu'un certain nombre d'organismes étaient déjà en place.