Ce que vous décrivez ne s'est pas concrétisé dans tous les territoires !
Pr Franck Chauvin. - J'ai entendu Jean-François Delfraissy hier évoquer les Ehpad. Je partage son sentiment sur le sujet : il faut que nous réfléchissions plus globalement à ce modèle, car ces établissements se sont révélés particulièrement fragiles et sensibles à ce type d'épidémie. Il existe d'autres modèles ailleurs qui permettraient d'en limiter la diffusion. Nous devrons conduire une réflexion collective sur les Ehpad.
Pr Emmanuel Rusch. - Le constat établi par la Société française de santé publique et la Conférence nationale de santé est celui d'une forme de cacophonie ou, en tout cas, d'interférences dans le pilotage de la crise.
Sans vouloir généraliser, car il faut étudier les faits territoire par territoire, ces interférences existent au niveau territorial entre la dynamique portée par le préfet, celle qui est enclenchée par les agences régionales de santé et celle qui est insufflée par les collectivités territoriales. Pour éviter ces interférences, il faut à la fois que des directives nationales claires et précises soient prises et que l'on soit capable de s'adapter à des considérations ou des contextes locaux. S'agissant de la coordination des acteurs au plan local, il faut donc que le curseur soit positionné au bon niveau. Est-ce aux préfets d'assurer cette coordination ou aux agences régionales de santé ? Nous n'avons pas d'avis à ce sujet.
Nous, si !
Pr Emmanuel Rusch. - En tout cas, la coordination des acteurs doit être clairement définie.
La question de la priorisation des soins est complexe en tant que telle, mais aussi parce que l'on ignorait en février-mars quels serait l'ampleur de l'épidémie et son impact sur le système de santé. Dans cette crise, on a appris en marchant. On a effectivement constaté qu'il existait des difficultés d'accès aux soins pour un certain nombre de malades et que certains soins pouvaient être reportés. C'est l'une des difficultés du moment : certaines prises en charge ont pu être décalées, mais elles ne peuvent l'être à l'infini. On se retrouve aujourd'hui à devoir à la fois gérer une épidémie qui reprend hélas un peu de souffle et à devoir et absolument prendre en charge les autres problématiques de santé.
Je n'ai pas forcément de réponse précise à apporter à la question de la priorisation des soins, mais, globalement, je fais confiance aux professionnels de santé qui, en fonction de l'urgence, ont certes dû faire des choix, mais ont essayé, me semble-t-il, de le faire au mieux.
Franck Chauvin le soulignait à l'instant, on a transformé nos organisations, notre façon de travailler en très peu de temps. J'en ai fait l'expérience personnellement en contribuant au développement de l'éducation thérapeutique à domicile. Les usagers comme les professionnels de santé ont été assez facilement convaincus que d'autres modalités pratiques permettant de maintenir la nécessaire distanciation sociale existaient. Comme dans toute crise, cette période a aussi été l'occasion de changer un peu nos pratiques professionnelles.
Je ne peux pas dire que j'ai immédiatement perçu l'ampleur de la crise qui allait survenir dans les Ehpad. Comme d'autres, j'ai découvert progressivement l'étendue du problème. Seulement, quand il s'agit de personnes âgées, comme de soignants ou d'autres populations vulnérables, il est important de se concerter. Il n'y a jamais eu autant de réunions, mais aussi jamais autant de plaintes d'un manque de dialogue : il y a là un paradoxe et, finalement, le sentiment que les échanges n'aboutissent pas à une véritable concertation. En réalité, quand on veut agir pour une personne, mais qu'on le fait sans elle, on le fait toujours contre elle. Il faut garder ce point à l'esprit.
Y a-t-il des gériatres au sein de la Conférence nationale de santé ?
Pr Emmanuel Rusch. - Elle comporte des associations représentant les personnes âgées, des enseignants-chercheurs en santé publique qui s'intéressent à la gériatrie, des sociologues, mais pas de gériatres à proprement parler.
Professeur Chauvin, pourriez-vous très rapidement préciser vos propositions pour faire évoluer les Ehpad ?
Pr Franck Chauvin. - Durant cette crise, on a constaté que les Ehpad n'étaient pas aussi médicalisés qu'on le pensait.
On ne l'a tout de même pas découvert !
Pr Franck Chauvin. - On le savait, mais on s'est aperçu durant cette crise, précisément parce qu'elle nécessitait une forte mobilisation médicale, que cette lacune devait être comblée. Les acteurs sur le terrain ont très rapidement créé des réseaux informels d'entraide. Je voudrais insister sur le rôle qu'ont joué les hôpitaux dans les régions, au-delà de la prise en charge thérapeutique : dans certains territoires, le centre hospitalo-universitaire ou les centres hospitaliers généraux importants ont mis en place des équipes de liaison pour cette prise en charge.
Je ne peux vous livrer qu'une réflexion personnelle sur les Ehpad. Elle n'a pas fait l'objet d'une concertation au sein du Haut Conseil ou d'une autre instance. Je pense que le fait qu'une population vulnérable soit regroupée dans un même espace la rend extrêmement sensible à la diffusion d'une épidémie. De fait, les mesures consistant à fermer ces établissements, qui peuvent se concevoir en période de crise aiguë - mais n'ont hélas pas permis d'empêcher la propagation du virus -, sont inconcevables à long terme. Comme l'a dit le conseil scientifique à plusieurs reprises, il n'est pas possible de fermer les Ehpad, notamment aux familles. Le Haut Conseil de la santé publique, quant à lui, a auditionné la société française de gériatrie et d'autres sociétés françaises de façon à disposer d'une expertise multidisciplinaire.
Je crois qu'il est encore trop tôt pour faire l'analyse complète de ce qui s'est passé. Le Haut Conseil de la santé publique fera un retour d'expérience interne le 21 octobre prochain et un retour d'expérience externe au mois de décembre, qui seront l'occasion de conduire une réflexion avec un peu de recul, car l'analyse à chaud est toujours compliquée.
L'analyse est sans doute compliquée, mais ces retours d'expérience interviennent bien tardivement ! Alors que l'épidémie est en train de prospérer, un retour d'expérience, même incomplet, reste intéressant et permet de prendre des mesures différentes. À travers vos propos, on voit bien que les mesures prises n'ont pas forcément aussi bien fonctionné que nous l'aurions souhaité.
Disposez-vous de comparaisons internationales, Professeur Flahault ?
Pr Antoine Flahault. - Oui, en ce qui concerne les maisons de retraite et, en particulier, les personnes âgées, le bilan de la France est plutôt mauvais. Le taux de mortalité dans notre pays est de 462 décès par million d'habitants contre 113 décès en Allemagne, soit quatre fois plus, et 204 en Suisse.
En Suède ou au Royaume-Uni, le taux de mortalité chez les personnes âgées est un peu plus élevé qu'en France, mais la Suède, par exemple, a déjà fait un premier retour d'expérience. Les Suédois ont constaté que le personnel des Ehpad avait été sous-équipé en matériel de protection. En Suisse, beaucoup moins de clusters sont apparus : l'ensemble du personnel a été très prudent et disposait de matériel de protection individuel. En outre, on empêchait au maximum l'entrée de personnes étrangères aux résidences, famille, proches ou fournisseurs.
En Suède, les personnes travaillant dans les Ehpad étaient souvent des précaires, en contrat de travail à durée déterminée. En juillet et en août, l'Australie a également connu une forte mortalité dans ses Ehpad. Les pouvoirs publics se sont rendu compte que les salariés des maisons de retraite étaient, là encore, souvent précaires et travaillaient régulièrement dans plusieurs maisons de retraite à la fois. Aussi, ils ont contribué à diffuser le virus d'un établissement à un autre. Les autorités australiennes ont finalement mis gratuitement à disposition des tests de dépistage : bien que positifs, certains travailleurs précaires ont continué à travailler, tout simplement parce qu'ils avaient besoin de vivre.
Je ne sais pas si la situation en Suède ou en Australie est comparable à celle de la France. En revanche, il est certain que la priorité doit être de protéger les Ehpad en cas de deuxième vague, voire d'agir sans attendre. Cette mesure n'est pas populaire et il existe bien entendu parmi les personnes âgées, des individus qui sont prêts à prendre des risques, mais il s'agit de risques colossaux. Personnellement, je compare le risque couru aujourd'hui par une personne âgée de plus de 80 ou 85 ans à celui d'une personne contaminée par le virus Ebola dans le Nord-Kivu en République démocratique du Congo en pleine période épidémique. La covid-19 est une maladie d'une très grande dangerosité et d'une très grande transmissibilité : on ne peut pas faire prendre aux résidents et au personnel d'un Ehpad des risques de ce genre, même si l'on doit évidemment tenir compte de la volonté de chacun.
Des solutions existent : les Suisses, par exemple, ont développé des logiciels de visioconférence pour que les personnes âgées échangent avec leur famille, des parloirs pour maintenir le contact avec leurs proches. C'est humainement très compliqué, mais il faut rester vigilant sur ce point, car il y va de la santé de tous les résidents et pas simplement de celui ou de celle qui, par des directives anticipées ou d'autres moyens, aurait exprimé sa volonté de prendre ce risque à titre personnel.