Professeur Flahault, vous avez entamé votre propos en affirmant que l'Europe avait globalement bien géré la crise. Mais quand on compare pays par pays, il existe quand même des différences notables.
Je pense à l'Allemagne ou à ces pays qui ont le mieux géré l'épidémie en mettant par exemple en place des stratégies de tests de dépistage, ce que la France n'a pas pu faire faute de moyens. On s'aperçoit que la communication du Gouvernement a consisté à gérer la pénurie de tests et de protections. Le Professeur Delfraissy l'a plus ou moins reconnu hier en disant que les avis du conseil scientifique tenaient compte de la situation : s'il n'a pas conseillé le dépistage de masse, c'est qu'il savait qu'il n'y avait pas de tests disponibles.
Même si la comparaison est plus difficile, je pense aussi à la Corée du Sud et à Taïwan qui ont des taux de mortalité extrêmement faibles grâce à une stratégie très claire, mais aussi un pilotage unifié. En vous entendant, et malgré la qualité des uns et des autres, on se dit qu'un pilotage aussi éparpillé, du fait de la multiplicité des instances mises en place, n'a pas aidé à gérer la crise de manière efficace. Comme l'a dit le Président de la République, nous étions en guerre. Or, dans une guerre, on ne demande pas son avis à tout le monde, des sous-lieutenants aux généraux : cela ne peut pas marcher...
Que devrait-on faire qui n'a pas été fait dans la période de crise que nous traversons ? Pourquoi a-t-on créé un conseil scientifique, alors qu'il existait un Haut Conseil de la santé publique ?
Par ailleurs, quel était votre degré de connaissance de l'épidémie et du virus quand les premiers cas ont été diagnostiqués en Chine en février dernier ? Fin janvier, la ministre de la Santé déclarait que le virus n'arriverait pas chez nous. Elle se fondait sûrement sur des modélisations et des données : pourquoi un tel manque de connaissances ? Le 6 mars encore, le Président de la République incitait les Français à se rendre au théâtre, au restaurant et au cinéma. Se pourrait-il que ses propos s'inscrivent dans une stratégie de recherche d'une immunité collective - ce qui pourrait s'entendre - qui n'aurait pas été assumée officiellement ? On perçoit beaucoup d'ambiguïté dans les discours. De ce fait, il est très difficile pour nous d'appréhender ce qui s'est réellement passé au mois de février.
Professeur Chauvin, vous avez parlé de retours d'expérience en octobre et en décembre. Mais c'est maintenant qu'ils seraient utiles ! Les personnels des hôpitaux franciliens ont témoigné qu'ils avaient beaucoup appris de la vague épidémique survenue dans les établissements du Grand Est peu avant, que ce soit sur les méthodes de réanimation, le rôle des anticoagulants ou des anti-inflammatoires.
Même chose pour les médecins généralistes : initialement, on avait annoncé qu'ils devaient rester à l'écart du dispositif et que tous les patients devaient s'adresser au Samu ; par la suite, la stratégie a évolué et, désormais, le virus est partout. Quelles sont aujourd'hui les recommandations données aux médecins généralistes et aux personnels hospitaliers ? Qui doit les leur fournir ? Est-ce la Haute Autorité de santé ? Existe-t-il un guide des bonnes pratiques expliquant la conduite à tenir devant un potentiel malade de la Covid-19 ?
Pr Antoine Flahault. - Si j'ai dit que l'Europe avait bien géré cette crise, c'est parce que, aujourd'hui, je préfère être européen que nord-américain ou israélien. Par ailleurs, il existe en effet des différences notables entre les pays.
La comparaison entre l'Allemagne et la France est très utile, car il s'agit de pays de taille voisine, proches dans un grand nombre de domaines sociaux et économiques et disposant de systèmes de santé comparables. La différence entre leurs taux de mortalité ne s'explique pas par une différence de qualité des soins, alors que les différences observées entre Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan et l'Europe sont davantage culturelles, notamment au sens politique du terme. Ainsi, le règlement général de protection des données est européen et n'existe pas en Asie : les systèmes de traçage électronique, les dispositifs utilisant les caméras de surveillance dans les lieux publics ou de surveillance des cartes de crédit sont inenvisageables dans nos pays.
Pour en revenir à la comparaison entre la France et l'Allemagne, je pense pour ma part que ceux qui affirment que l'on manquait de masques et de tests à cette époque font preuve d'une certaine complaisance.
Je vais citer l'exemple un peu sensible de Didier Raoult : très tôt, il était assez clair pour ce médecin qu'il fallait tester davantage. Il l'a dit à l'époque, reconnaissons-le. Simplement, il n'a pas essayé de trouver un consensus avec ses pairs. C'est un personnage très clivant, qui n'a finalement pas réussi à appliquer ses méthodes en dehors de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur où les taux de létalité par habitant se sont révélés inférieurs à ce que l'on observe dans le reste du pays.
Ce qui marque dans le discours de Didier Raoult, c'est qu'il disait : « quand on veut, on peut ». Je pense que s'il y avait eu un consensus général, la France aurait probablement voulu et donc pu. La situation en Allemagne a évolué très différemment grâce à une personnalité comme Christian Drosten, médecin charismatique et très consensuel, qui a cherché et obtenu l'aval de ses confrères, ce qui a permis d'engager une stratégie inclusive et efficace de tests. Ce virologue a tout fait pour que les tests soient disponibles et bien diffusés. Grâce à lui, l'Allemagne a très tôt mis en place une politique de testing, tracing, isolating, c'est-à-dire un dispositif de recherche des contacts.
Le test a un rôle vertueux, car les personnes qui se savent positives peuvent plus facilement s'isoler et rechercher leurs contacts pour qu'ils s'isolent et se mettent en quarantaine. Les premiers cas en Italie ou en Grande-Bretagne ont été découverts dans les services de réanimation à l'hôpital ; en Allemagne, ils l'ont été par les laboratoires : la circulation du virus a ainsi pu être précocement identifiée.
Ceux qui disent que l'on manquait de masques manifestent la même complaisance. Vous nous demandiez quel était notre degré de connaissance de la pandémie en février. J'ai publié un tweet le 26 janvier dans lequel je diffusais une vidéo transmise par un collègue de Wuhan, qui disait manquer de masques en plein coeur de l'épidémie. Wuhan est pourtant la capitale de la fabrication des masques ! Les Chinois se sont alors révélés très inventifs : ils ont pris un mètre de papier toilette, un bout d'élastique, et fabriqué un masque de protection couvrant très bien le nez et la bouche. Cela montre que tous les Ehpad, de même que toutes les écoles auraient pu fabriquer des masques, et ce pour presque rien et sans aucun risque de pénurie...
Hélas, il n'y a pas eu la même volonté ici, mais une forme de complaisance dans les discours, y compris les discours scientifiques expliquant que les masques n'avaient pas d'intérêt pour se protéger du virus - ce qui, pour une maladie respiratoire, est quand même étonnant ! Ces discours servaient simplement à accompagner la pénurie de masques, ou peut-être à protéger un stock de masques destiné aux seuls personnels de santé qui, eux, ont été très correctement équipés et qui n'ont, de ce fait, pas été trop affectés.
Vous évoquez le professeur Raoult, mais il n'était pas seul. Pourquoi personne n'a-t-il été capable d'obtenir un consensus comme en Allemagne ? On a l'impression que notre pays a réagi trop lentement et que nos structures n'étaient pas prêtes : c'est un point qu'il nous faudra élucider.
Pr Antoine Flahault. - On a parfois tendance à vouloir réécrire l'histoire après coup en disant, par exemple, que l'on était au courant avant les autres - ce que je fais avec mon plaidoyer pro domo sur mon tweet du 26 janvier.
En revanche, je le dis très clairement, au début, peut-être parce que je suis épidémiologiste de formation, je n'étais pas convaincu par le discours d'un Christian Drosten ou d'un Didier Raoult sur la nécessité des tests. Les virologues ont été pionniers. À l'époque, je considérais que les tests ne guérissaient pas les gens et que l'on avait surtout besoin de traitements et de mesures de prévention. Pour moi, les tests ne faisaient pas partie des mesures prioritaires à prendre.
Certains de nos confrères ont été plus visionnaires que nous épidémiologistes. Plusieurs de mes collègues - j'en ai notamment parlé avec Anders Tegnell en Suède - n'étaient pas convaincus de l'utilité des tests. D'une certaine façon, nous avons aussi accompagné le discours un peu complaisant dont je parlais.
De fait, on ne réalise pas de tests pour la grippe saisonnière : on se contente de surveiller ce que les généralistes constatent dans leur pratique. Les seuls tests que l'on réalise servent à déterminer la souche du virus qui circule ; les syndromes grippaux définissent l'épidémie de grippe. À tort, je n'ai pas perçu l'utilité et l'importance du cercle vertueux qu'enclenchent les tests, de leur capacité à enrayer les chaînes de transmission. Cet été, en France, nombre de jeunes de moins de 40 ans se sont soumis à un test qui s'est révélé positif et ont fait en sorte, se sachant porteurs, de ne pas contaminer leurs proches plus âgés.