Intervention de Agnès Buzyn

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 23 septembre 2020 à 15h00
Audition de Mme Agnès Buzyn ancienne ministre des solidarités et de la santé

Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé :

Vous avez rappelé cette phrase prononcée à la sortie du conseil des ministres au début de chacune des séances de cette commission. Malheureusement, mes propos ont été tronqués. L'enjeu de cette commission étant d'éclairer les Français, je vous dois de vous rapporter la totalité de ma réponse aux journalistes ce jour-là, avec exhaustivité. J'espère ainsi clore très solennellement devant la représentation nationale cette forme de procès en incompétence que je ressens.

J'avais d'ores et déjà pris la décision de rendre compte aux Français de l'état des connaissances jour après jour, depuis le 21 janvier, date à laquelle le directeur général de la santé m'avait informée qu'il y avait une forte suspicion de transmission interhumaine. Pour moi, cette information relevait le niveau de risque par rapport à une maladie virale transmise par des animaux au départ d'un marché aux poissons de Wuhan. Je rappelle que cette information relative à la transmission interhumaine a été confirmée par l'OMS le 22 janvier.

J'ai d'ailleurs lu à l'Assemblée nationale la totalité de mes propos du 21 janvier, lesquels tournaient en boucle de façon tronquée ou sur les réseaux sociaux : j'expliquais que le risque épidémique en France, à cette date, était faible, mais pouvait évoluer, raison pour laquelle je décide - et je le dis aux Français - de m'exprimer devant eux tous les jours à partir de ladite date. Je rappelle que je ne connais aucun ministre en Europe qui se soit exprimé aussi tôt devant ses concitoyens. Cela prouve mon degré de vigilance.

Vous citez la date du vendredi 24 janvier. Il s'agit d'une conférence de presse, à 14 heures, à la sortie du conseil des ministres, qui porte sur le projet de loi relatif aux retraites. Je viens de présenter ce texte au conseil des ministres avec Laurent Pietraszewski, avant le dépôt au Parlement. Il ne s'agit donc pas d'une conférence de presse dédiée au coronavirus. À l'issue de cette conférence de presse qui porte sur un texte que tout le monde s'accorde à trouver assez lourd, une question m'est posée sur le coronavirus. Ma réponse est la suivante : « En termes de risque pour la France, les analyses de risques d'importation sont modélisées régulièrement par des équipes de recherche. Le risque d'importation de cas depuis Wuhan est modéré. Il est maintenant pratiquement nul puisque la ville, vous le savez, est isolée. Les risques de cas secondaires autour d'un cas importé sont très faibles et les risques de propagation du coronavirus sont très faibles. Cela peut évidemment évoluer dans les prochains jours s'il apparaissait que plus de villes sont concernées en Chine, ou plus de pays. »

Je voudrais à ce propos citer le professeur Gilles Pialoux, qui dit dans son récent livre sur la crise : « Cette phrase a souvent été tronquée, détournée, associée à des attaques insupportables teintées d'antisémitisme et de complotisme contre la ministre, une fois ses fonctions quittées. » Je ne peux pas dire mieux. La diffusion permanente de propos tronqués a grandement contribué aux menaces de mort dont j'ai fait l'objet sur les réseaux sociaux depuis six mois.

À cette date, le 24 janvier, les risques de cas secondaires autour de cas importés sont faibles, car la période du mois de janvier et du début de février est celle d'une phase 1 pré-épidémique. Il s'agit donc pour les différents pays du monde de détecter les cas venant de Chine, d'identifier les cas contacts, de les tester et de les mettre en quarantaine. C'est ce que nous faisons pendant toute cette période.

Vous me demandez de quelle modélisation nous disposons au ministère pour juger du risque. Nous travaillons avec l'OMS, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), les équipes de recherche de l'Inserm, de Santé publique France et de l'institut Pasteur.

Le premier bulletin de situation de l'OMS, qui date du 21 janvier, n'évoque aucun risque épidémique particulier dans l'Union européenne.

Le 22 janvier, le comité d'urgence de l'OMS, présidé par Didier Houssin, se réunit et décide de ne pas déclencher une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI), considérant que les critères ne sont pas réunis pour une menace mondiale. Je décide malgré tout de monter le niveau d'alerte du centre de crise du ministère au niveau 2, c'est-à-dire le niveau renforcé.

Le comité d'urgence de l'OMS se réunit une deuxième fois le 23 janvier et décide de nouveau de ne pas déclarer l'USPPI. Il passe, en revanche, le risque épidémique de « normal » à « modéré », et cela concerne la Chine. On ne parle pas du tout de pandémie à ce stade. Nous décidons toutefois, le 23 janvier, de prévenir les voyageurs aux aéroports, de distribuer des flyers, d'ouvrir le centre de crise du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) pour les Français, de mettre en place une foire aux questions pour le grand public. Je fais un point presse au Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss) pour expliquer cela.

Quel est donc mon degré de connaissance le 24 janvier quand on m'interroge ? Je dispose du bulletin de situation de l'OMS du 23 janvier au soir. Il y est fait état de 581 cas en Chine et de 17 morts au total ; 10 cas ont été exportés hors de Chine par des voyageurs qui ont tous séjourné à Wuhan. Tous ces cas sont en Asie, sauf un aux USA. Il n'y a aucun cas en Europe. Je m'explique donc le vendredi matin avec ces données de l'OMS. En plus, je dispose de la modélisation d'une équipe d'épidémiologistes de l'Inserm, dont le professeur Dominique Costagliola vous a parlé, qui m'est remise par la DGS et qui analyse les flux de voyageurs entre la Chine et les différents pays de l'Union européenne. Cette analyse de risques donne des chiffres faibles d'importation pour la France, entre 5 et 13 %. Elle conclut également que les pays les plus à risque d'importation dans l'immédiat sont l'Allemagne et l'Angleterre, premiers pays dans lesquels des cas devraient être identifiés. J'apprendrai quelques jours plus tard par Santé publique France et la DGS que cette étude n'a pas pris en compte les liens très particuliers de la France avec la ville de Wuhan - liens industriels, universitaires - qui font que nous avons de nombreux vols directs entre Paris et Wuhan.

Le risque a donc été réévalué par cette équipe, mais a posteriori, et modélisé quelques jours plus tard à 60 %. Malheureusement, je me suis déjà exprimée avec ces données tronquées et erronées. D'ailleurs, les premiers cas en France sont déclarés le 24 janvier.

Je voudrais rappeler, en parallèle, les évaluations de risques de l'ECDC, l'organe officiel de l'Union européenne pour les risques sanitaires. Le 26 janvier, c'est-à-dire 2 jours après les propos que je tiens en conférence de presse, l'ECDC est très rassurant. Il dit que la probabilité d'importer de nouveaux cas dans l'Union européenne était modérée - c'est ce que j'ai dit -, et que la probabilité qu'un cas détecté dans l'UE entraîne des cas secondaires dans l'UE était faible.

Je voudrais vous laisser juger non pas de mes paroles, mais de mes actes. C'est ce que l'on demande, après tout, à un responsable politique. Comme je ne me contente pas des scénarios qui me sont donnés par les autorités, le 25 janvier, c'est-à-dire le lendemain de cette conférence de presse - je vous expliquerai pourquoi j'ai pris cette décision -, je fais des demandes très précises à mon directeur de cabinet, à neuf heures du matin. Il les transmet à la DGS, ce qui entraîne une chaîne de décisions.

Les demandes que je fais montrent que je ne minimise en rien le risque. Voici le contenu du message que j'adresse à mon directeur de cabinet : je lui demande de préparer 3 scénarios de virulence et de mortalité pour une épidémie qui arriverait en France et je veux les obtenir au cours du week-end. Je veux savoir de combien de transports sanitaires, de lits mobilisables, de respirateurs dans les hôpitaux et d'équipements nous disposons. Je veux avoir ces données dans l'après-midi ; nous sommes alors le samedi 25 janvier.

J'observe dans les données chinoises que la mortalité est importante, autour de 3 %. Je trouve que c'est beaucoup pour un virus qui a une cinétique de type grippal, et je demande que soit montée une réunion au ministère avec les professionnels hospitaliers - doyens, présidents de commission médicale d'établissement (CME), directeurs d'hôpitaux. Enfin, je demande que l'on mandate le professeur Yazdan Yazdanpanah, directeur du consortium REACTing, pour me proposer des protocoles d'évaluation des traitements antiviraux dont nous disposons et qui seraient susceptibles d'être efficaces sur le virus. Je veux la totalité de ses réponses dans la journée.

Je voudrais terminer par le contexte national. Parce que l'on me reproche des propos tenus le 24 janvier, je vous rappellerai les propos du professeur Didier Raoult à la même date : « Vous savez, le monde est devenu fou. Il y a 3 Chinois qui meurent et l'OMS s'en mêle et ça fait une alerte mondiale. »

On ne peut pas dire que j'ai minimisé, madame la rapporteure. Je pense avoir pris les précautions nécessaires pour préparer le pays ; j'y reviendrai.

Ensuite, vous me posez des questions sur les dépistages. L'histoire est complexe. Je vous prie de m'excuser si mon propos est technique et long, mais je pense que nous avons le devoir d'être précis.

La Chine identifie le virus le 7 janvier et publie la séquence du génome viral le 10 janvier. Le Centre national de référence des coronavirus à l'institut Pasteur met au point le test de RT-PCR, qui sera opérationnel, me disent-ils, dans la semaine du 20 janvier. Cela nous permet d'identifier les premiers cas français le 24 janvier et d'exclure un certain nombre d'autres.

Le 25 janvier, l'ECDC félicite la France pour ses capacités de détection : « Le fait que ces cas ont été identifiés prouve que la détection et la confirmation de ce nouveau virus marchent en France, et montre un haut degré de préparation pour prévenir et contrôler de possibles infections au coronavirus. » Nous avons donc un satisfecit de l'Europe et sommes probablement un des premiers pays à avoir mis au point le test.

Le 27 janvier, le test est fonctionnel à l'institut Pasteur de Paris et de Lyon, et commence à être déployé dans les hôpitaux à partir de cette date.

L'objectif est le même dans tous les pays. C'est la phase 1 d'une épidémie. Il convient donc d'être en mesure d'identifier très rapidement des malades qui arriveraient de Chine atteints du coronavirus et qui se présenteraient avec des symptômes dans nos hôpitaux. Cette détection précoce des cas est nécessaire pour mitiger, pour empêcher la maladie de se déployer, parce qu'elle permet d'isoler très tôt les malades et de mettre en quarantaine les malades et les cas contacts.

Dans sa déclaration d'urgence de santé publique de portée internationale du 30 janvier, l'OMS fait les recommandations suivantes, qui s'adressent à tous les pays : « On peut s'attendre dans n'importe quel pays à l'apparition de nouveaux cas exportés de Chine. Par conséquent, tous les pays doivent être prêts à prendre des mesures pour endiguer l'épidémie, notamment par une surveillance active, une détection précoce des cas, l'isolement et la prise en charge des cas, la recherche de cas contacts. » C'est ce que nous faisons à cette période-là.

À ce stade, dans le texte de l'OMS, il s'agit non pas d'un dépistage de cas à large échelle, d'un dépistage en population générale, mais bien de tests visant à faire un diagnostic très tôt chez des cas suspects qui arrivent de Chine, pour les isoler, et de dépistage parmi les cas contacts pour éviter une chaîne de transmission hors de Chine.

Vous me demandez quelle a été mon action personnelle pour les tests.

Je rends visite aux équipes de l'hôpital Bichat, où sont hospitalisés trois patients fin janvier. Je réalise que les tests sont faits dans un laboratoire de type P3, qui est dédié aux virus hautement pathogènes. Ces laboratoires P3 n'existent pas dans tous les hôpitaux et sont exigus, non adaptés à une activité importante. Je réalise que l'activité risque de beaucoup augmenter dans les semaines à venir et qu'il va falloir équiper des laboratoires en machines de PCR et envisager des cadences élevées. Je demande donc à mon retour au ministère si l'on peut dégrader le niveau d'exigence pour réaliser les tests dans des laboratoires de virologie de routine de type P2 ou P2+. La DGS saisit sur le sujet l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et la direction générale de l'offre de soins (DGOS), qui répondent toutes deux très favorablement ; nous sommes alors le 30 janvier.

Dès le 31 janvier, je demande à la DGS un calendrier de déploiement des tests et je veux qu'il soit mis en oeuvre très rapidement.

Le 1er février, j'ai la confirmation par la DGS que la PCR sera présente dans tous les établissements de santé de référence lors de la première semaine de février. Ce seront des tests diagnostiques pour les cas suspects et des tests de dépistage pour les contacts. Pourquoi les établissements de référence ? Parce que ce sont les établissements que nous avons choisis pour accueillir tous les cas suspects ou les cas réels qui nous seront adressés par les centres 15. Rappelez-vous qu'à l'époque on disait à tout voyageur revenant de Chine ou de la région de Wuhan d'appeler le centre 15 en cas de symptômes. Ce sont des établissements qui ont des services de médecine infectieuse, des services d'urgence et de réanimation.

Lorsque je suis ministre, les deux plus grosses opérations de tests concernent, d'une part, les Français rapatriés de Wuhan le 31 janvier et le 2 février pour le deuxième rapatriement - les tests sont faits par l'institut hospitalo-universitaire (IHU) de Marseille -, et, d'autre part, le cluster des Contamines-Montjoie où, le 7 février, 200 enfants contacts sont testés au laboratoire de l'institut Pasteur de Lyon.

Je rappelle que je quitte le ministère le 15 février, qu'il y a eu 12 cas diagnostiqués au total en France et que nous sommes toujours en phase 1 de l'épidémie. Mon objectif à ce moment-là est que tous les établissements de santé qui risquent de recevoir des malades via les centres 15 soient équipés en tests. C'est exactement ce que prévoit le plan pandémie grippale de 2009 au sujet de l'organisation des laboratoires pour la détection des cas. Cela figure dans ce document à la page 40 pour la phase 1 et page 48 pour la phase 2. Il s'agit toujours de laboratoires hospitaliers ; les laboratoires de ville ne sont jamais cités.

La question des tests de dépistage à réaliser à grande échelle n'a jamais été évoquée avec mes homologues internationaux, que ce soit lors des G7, du Conseil emploi, politique sociale, santé et consommateurs (Epsco) du 13 février, dans mes échanges avec le directeur général de l'OMS ou dans mes échanges directs avec mes homologues européens. Je n'ai jamais eu de note de mes services au sujet d'un déploiement d'un dépistage à grande échelle ou sur les tests en général, en dehors de la notion d'un calendrier de déploiement dans les hôpitaux, début février. Voilà ce que je peux dire sur ce qui s'est passé jusqu'à mon départ, le 15 février.

Les premières recommandations de l'OMS sur la réalisation des tests en laboratoire datent du 12 février 2020, puis des 2 et 21 mars. Elles sont purement techniques : ce sont des recommandations de laboratoire, qui ne donnent pas de stratégie de dépistage. Elles n'indiquent pas non plus qu'il faut tester d'autres personnes que les malades ou leurs contacts.

C'est dans une allocution du 16 mars 2020 que le directeur général de l'OMS invite à tester massivement. En réalité, beaucoup de pays n'ont même pas mis au point le test de détection. Il dit : « Nous n'avons pas vu d'escalade assez urgente dans le dépistage, l'isolement et la recherche des contacts, qui sont le pilier de la riposte. » Selon lui, « le moyen le plus efficace de briser les chaînes de transmission, c'est le testing. Il faut dépister et isoler. » C'est la première prise de parole du directeur général de l'OMS sur le sujet.

À mon départ, le 15 février, je n'ai donc pas connaissance de la moindre recommandation de l'ECDC ou de l'OMS concernant des stratégies de dépistage différentes de celle que nous faisions quand j'étais ministre, c'est-à-dire l'identification des malades et des contacts. Nous avons procédé ainsi en janvier et début février, pour qu'il n'y ait pas de chaîne de transmission. Par ailleurs, je ne vois pas qui on aurait pu dépister à large échelle lors de cette période : il n'y avait pas de circulation du virus en Europe, mais seulement des clusters autour de cas importés de Chine. Le virus ne circulant pas, la question du dépistage à large échelle ne s'est pas posée à ce moment-là.

J'ai fait une petite recherche bibliographique, car beaucoup parlent de la stratégie coréenne. Je trouve pour la première fois cette notion de stratégie coréenne dans la presse lors de la première semaine du confinement, après le 17 mars, soit un mois après mon départ. À mon avis, pour le coronavirus, la question d'un dépistage à large échelle commence à émerger au mois de mars lorsque l'on découvre qu'il y a de très nombreux cas asymptomatiques et que les malades testés initialement dans les établissements de santé sont probablement le sommet émergé de l'iceberg. C'est à ce moment que l'on se pose la question d'un dépistage en population générale, qui devient du coup une évidence pour tracer les cas contacts.

J'ai cherché quel article ou quelle recommandation, pour la période qui court jusqu'au 15 février, aurait pu préconiser un dépistage à large échelle chez des sujets asymptomatiques. Je n'en ai trouvé aucune trace. Ce sujet n'existait donc pas encore à l'échelon national ou international ; s'il existait, c'était au sein d'équipes techniques ou d'experts, mais ni dans les recommandations ni dans la presse.

Je ne sais pas quand a commencé le dépistage en Allemagne et je ne peux donc pas en faire état. J'étais en contact très régulier avec Jens Spahn, ministre allemand de la santé, et nous n'en avons jamais parlé.

On s'est demandé comment l'Allemagne avait pu faire autant de tests. J'ai lu en avril dans un article très intéressant qu'au moment de la phase épidémique, au mois de mars, les Allemands avaient pris l'habitude de « pooler » les prélèvements des malades par dix. Si le pool était négatif, une seule PCR a été utilisée pour tester dix malades. Cette stratégie semble leur avoir fait économiser 80 % des réactifs en termes de consommation. Je ne sais pas si c'était vrai pour tous les établissements hospitaliers allemands, mais je trouve que c'est intéressant.

Vous l'avez compris, la question du dépistage à large échelle s'est posée bien après mon départ du ministère.

Je suis étonnée que vous citiez M. Raoult,...

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion