Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé.
Vous êtes, madame la ministre, accompagnée de Raymond Le Moign, qui était votre directeur de cabinet.
Je vous prie d'excuser l'absence de M. Alain Milon, retenu dans son département.
Madame la ministre, vous avez été membre du gouvernement jusqu'au 15 février 2020, une période ô combien décisive pour la préparation de notre pays à la crise. Le 22 janvier, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) évoque une transmission interhumaine à propos d'un virus qui peut paraître encore lointain. Si l'alerte a été donnée tôt, il semble que nous n'ayons pas mis cette période suffisamment à profit pour mettre le pays en ordre de bataille à un moment où c'était encore possible, et alors que, comme vous le découvrirez apparemment tardivement, les stocks constitués lors d'épidémies précédentes n'étaient plus disponibles.
Rétrospectivement, nous aimerions savoir quel regard vous portez sur cette période : l'organisation en place, la relation entre le ministère et ses agences notamment, était-elle de nature à répondre aux enjeux de la pandémie de façon réactive et efficace ?
Je vous donnerai brièvement la parole pour une dizaine de minutes, à titre liminaire, avant de laisser intervenir les rapporteurs et les membres de la commission d'enquête.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Buzyn prête serment.
Nous sommes en train de vivre une crise sanitaire mondiale d'une ampleur inégalée depuis au moins un siècle, et qui continue à l'heure où siège votre commission. J'ai une pensée toute particulière pour les familles qui ont été touchées et pour celles qui le seront encore. Aucun d'entre nous ne peut se sentir épargné, même s'il est indemne. L'impact économique et social ne peut laisser personne indifférent.
Les soignants ont été en première ligne pour accompagner cette première vague et il faut leur être infiniment reconnaissant d'avoir mené cette bataille aux côtés des malades. Notre système de santé a failli être débordé par la vague, mais grâce à eux il a tenu et tout le monde a pu être pris en charge.
Vouloir comprendre ce qui s'est passé et savoir si nous aurions pu faire mieux est donc plus que légitime, et je comprends que c'est l'objet de votre commission. Elle devra faire avec la complexité. Tous les jours, nous découvrons des informations nouvelles. Ces connaissances qui concernent les modes de transmission du virus - gouttelettes, mains, puis selles, maintenant aérosols - évoluent : sur les personnes les plus contaminantes - les enfants, initialement porteurs très contagieux, ne sembleraient plus être aussi contaminants -, sur la contagiosité des asymptomatiques, des présymptomatiques ou des supercontaminateurs, sur la durée d'incubation, évaluée d'abord à quatorze jours, puis plutôt à sept - mais en février, nous avons eu même une alerte sur trois semaines -, sur des formes chroniques et sur le risque de mutations.
Avec ces données, tous les pays passent leur temps à adapter leur stratégie au gré des recommandations des autorités sanitaires et de ce que vit la population dans son quotidien. C'est pénible, mais c'est inévitable. Et il est probable que, dans six mois, les questions que nous nous poserons seront encore différentes.
Tous les jours sur les plateaux télé, vous avez entendu nos experts faire part de leurs certitudes et montrer aussi beaucoup de contradictions. Beaucoup ont d'ailleurs changé d'avis : le virus partira l'été, puis l'hiver, il n'y aura pas de deuxième vague, puis elle arrive...En réalité, la connaissance des choses n'est pas instantanée. Elle nécessite une démarche scientifique rigoureuse teintée de beaucoup d'humilité, qui prend du temps.
Les sujets de polémiques ont évolué, eux aussi, au cours du temps. Il y a eu la fermeture des frontières, puis la prise de température dans les aéroports, l'application StopCovid - obligatoire, pas obligatoire -, le port du masque - un peu, puis partout -, le confinement, les tests sérologiques utiles puis inutiles, et enfin les tests de dépistage. Il est fort à parier que, dans un mois ou deux, nous aurons encore d'autres sujets de débat. Le rôle d'un responsable politique est d'anticiper, de comprendre les enjeux et de prendre les décisions nécessaires pour protéger au mieux la population de son pays, dans un contexte incertain et changeant, en se basant sur les avis des autorités compétentes.
Depuis janvier 2020, chacun d'entre nous est devenu un spécialiste de la filtration des masques FFP2 ou de la durée des anticorps neutralisants. Beaucoup donnent leur avis sur l'éthique des essais cliniques ou deviennent d'ardents défenseurs de l'immunité collective. Bref, cette crise a profondément modifié la compréhension de ces questions pour les Français et leur perception des enjeux scientifiques. Aujourd'hui, tout le monde sait ou croit savoir ce qu'il fallait faire. Si je tiens ces propos, c'est que j'entends dans les commentaires des uns et des autres une contraction du temps qui rend les propos tenus ou les décisions prises à un moment précis parfois incompréhensibles pour le grand public à l'aune de ce que nous savons neuf mois plus tard. Cette commission d'enquête est pour moi l'occasion de les expliquer et de remettre systématiquement mes décisions, mes propos et mes actes dans le contexte de ce que l'on connaissait à l'époque. C'est indispensable.
Je vous remercie et je suis prête à répondre à toutes vos questions.
Vous l'avez dit, madame la ministre, la situation a évolué : ce qui est vrai un jour ne le sera pas forcément demain. Vous avez été en responsabilité au cours de cette période importante, jusqu'au 15 février. Vous venez de nous dire que vos préconisations et vos prises de position étaient basées sur vos connaissances de l'époque.
Sur quelles données scientifiques vous étiez-vous appuyée pour annoncer le 24 janvier à la population, à la sortie du conseil des ministres, que le risque d'importation du virus était « pratiquement nul » et son risque de propagation « très faible » ? J'ai posé cette question à la Direction générale de la santé (DGS) ainsi qu'à d'autres personnes, mais je n'ai pas obtenu de réponse. S'agissait-il de modélisations de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ? À l'époque, vous disiez que l'épidémie était plutôt circonscrite en Asie.
Vous avez indiqué avoir sollicité un conseil des ministres de la santé européen pour harmoniser les pratiques. On a vu combien cette harmonisation avait fait défaut par la suite. Quelles furent les suites de cette demande faite le 24 janvier, d'après ce que vous avez dit à la commission d'enquête de l'Assemblée nationale ?
Sur la différence des résultats entre l'Allemagne et la France en matière de dépistage, le professeur Antoine Flahault nous a dit la semaine dernière lors de son audition que, très tôt, le professeur Christian Drosten avait fait consensus en Allemagne en préconisant de tester rapidement. Il a ajouté qu'en France seul le professeur Raoult le disait à l'époque, mais que de son côté « clivant » celui-ci n'avait pas fait consensus. Il a lui-même avoué que les épidémiologistes français disaient que cela ne servait à rien de tester puisqu'il n'y avait pas de traitement. Ce sont finalement les virologues, à l'instar du professeur Drosten, qui avaient raison. Quel est votre avis sur ce point ?
Vous avez rappelé cette phrase prononcée à la sortie du conseil des ministres au début de chacune des séances de cette commission. Malheureusement, mes propos ont été tronqués. L'enjeu de cette commission étant d'éclairer les Français, je vous dois de vous rapporter la totalité de ma réponse aux journalistes ce jour-là, avec exhaustivité. J'espère ainsi clore très solennellement devant la représentation nationale cette forme de procès en incompétence que je ressens.
J'avais d'ores et déjà pris la décision de rendre compte aux Français de l'état des connaissances jour après jour, depuis le 21 janvier, date à laquelle le directeur général de la santé m'avait informée qu'il y avait une forte suspicion de transmission interhumaine. Pour moi, cette information relevait le niveau de risque par rapport à une maladie virale transmise par des animaux au départ d'un marché aux poissons de Wuhan. Je rappelle que cette information relative à la transmission interhumaine a été confirmée par l'OMS le 22 janvier.
J'ai d'ailleurs lu à l'Assemblée nationale la totalité de mes propos du 21 janvier, lesquels tournaient en boucle de façon tronquée ou sur les réseaux sociaux : j'expliquais que le risque épidémique en France, à cette date, était faible, mais pouvait évoluer, raison pour laquelle je décide - et je le dis aux Français - de m'exprimer devant eux tous les jours à partir de ladite date. Je rappelle que je ne connais aucun ministre en Europe qui se soit exprimé aussi tôt devant ses concitoyens. Cela prouve mon degré de vigilance.
Vous citez la date du vendredi 24 janvier. Il s'agit d'une conférence de presse, à 14 heures, à la sortie du conseil des ministres, qui porte sur le projet de loi relatif aux retraites. Je viens de présenter ce texte au conseil des ministres avec Laurent Pietraszewski, avant le dépôt au Parlement. Il ne s'agit donc pas d'une conférence de presse dédiée au coronavirus. À l'issue de cette conférence de presse qui porte sur un texte que tout le monde s'accorde à trouver assez lourd, une question m'est posée sur le coronavirus. Ma réponse est la suivante : « En termes de risque pour la France, les analyses de risques d'importation sont modélisées régulièrement par des équipes de recherche. Le risque d'importation de cas depuis Wuhan est modéré. Il est maintenant pratiquement nul puisque la ville, vous le savez, est isolée. Les risques de cas secondaires autour d'un cas importé sont très faibles et les risques de propagation du coronavirus sont très faibles. Cela peut évidemment évoluer dans les prochains jours s'il apparaissait que plus de villes sont concernées en Chine, ou plus de pays. »
Je voudrais à ce propos citer le professeur Gilles Pialoux, qui dit dans son récent livre sur la crise : « Cette phrase a souvent été tronquée, détournée, associée à des attaques insupportables teintées d'antisémitisme et de complotisme contre la ministre, une fois ses fonctions quittées. » Je ne peux pas dire mieux. La diffusion permanente de propos tronqués a grandement contribué aux menaces de mort dont j'ai fait l'objet sur les réseaux sociaux depuis six mois.
À cette date, le 24 janvier, les risques de cas secondaires autour de cas importés sont faibles, car la période du mois de janvier et du début de février est celle d'une phase 1 pré-épidémique. Il s'agit donc pour les différents pays du monde de détecter les cas venant de Chine, d'identifier les cas contacts, de les tester et de les mettre en quarantaine. C'est ce que nous faisons pendant toute cette période.
Vous me demandez de quelle modélisation nous disposons au ministère pour juger du risque. Nous travaillons avec l'OMS, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), les équipes de recherche de l'Inserm, de Santé publique France et de l'institut Pasteur.
Le premier bulletin de situation de l'OMS, qui date du 21 janvier, n'évoque aucun risque épidémique particulier dans l'Union européenne.
Le 22 janvier, le comité d'urgence de l'OMS, présidé par Didier Houssin, se réunit et décide de ne pas déclencher une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI), considérant que les critères ne sont pas réunis pour une menace mondiale. Je décide malgré tout de monter le niveau d'alerte du centre de crise du ministère au niveau 2, c'est-à-dire le niveau renforcé.
Le comité d'urgence de l'OMS se réunit une deuxième fois le 23 janvier et décide de nouveau de ne pas déclarer l'USPPI. Il passe, en revanche, le risque épidémique de « normal » à « modéré », et cela concerne la Chine. On ne parle pas du tout de pandémie à ce stade. Nous décidons toutefois, le 23 janvier, de prévenir les voyageurs aux aéroports, de distribuer des flyers, d'ouvrir le centre de crise du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) pour les Français, de mettre en place une foire aux questions pour le grand public. Je fais un point presse au Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss) pour expliquer cela.
Quel est donc mon degré de connaissance le 24 janvier quand on m'interroge ? Je dispose du bulletin de situation de l'OMS du 23 janvier au soir. Il y est fait état de 581 cas en Chine et de 17 morts au total ; 10 cas ont été exportés hors de Chine par des voyageurs qui ont tous séjourné à Wuhan. Tous ces cas sont en Asie, sauf un aux USA. Il n'y a aucun cas en Europe. Je m'explique donc le vendredi matin avec ces données de l'OMS. En plus, je dispose de la modélisation d'une équipe d'épidémiologistes de l'Inserm, dont le professeur Dominique Costagliola vous a parlé, qui m'est remise par la DGS et qui analyse les flux de voyageurs entre la Chine et les différents pays de l'Union européenne. Cette analyse de risques donne des chiffres faibles d'importation pour la France, entre 5 et 13 %. Elle conclut également que les pays les plus à risque d'importation dans l'immédiat sont l'Allemagne et l'Angleterre, premiers pays dans lesquels des cas devraient être identifiés. J'apprendrai quelques jours plus tard par Santé publique France et la DGS que cette étude n'a pas pris en compte les liens très particuliers de la France avec la ville de Wuhan - liens industriels, universitaires - qui font que nous avons de nombreux vols directs entre Paris et Wuhan.
Le risque a donc été réévalué par cette équipe, mais a posteriori, et modélisé quelques jours plus tard à 60 %. Malheureusement, je me suis déjà exprimée avec ces données tronquées et erronées. D'ailleurs, les premiers cas en France sont déclarés le 24 janvier.
Je voudrais rappeler, en parallèle, les évaluations de risques de l'ECDC, l'organe officiel de l'Union européenne pour les risques sanitaires. Le 26 janvier, c'est-à-dire 2 jours après les propos que je tiens en conférence de presse, l'ECDC est très rassurant. Il dit que la probabilité d'importer de nouveaux cas dans l'Union européenne était modérée - c'est ce que j'ai dit -, et que la probabilité qu'un cas détecté dans l'UE entraîne des cas secondaires dans l'UE était faible.
Je voudrais vous laisser juger non pas de mes paroles, mais de mes actes. C'est ce que l'on demande, après tout, à un responsable politique. Comme je ne me contente pas des scénarios qui me sont donnés par les autorités, le 25 janvier, c'est-à-dire le lendemain de cette conférence de presse - je vous expliquerai pourquoi j'ai pris cette décision -, je fais des demandes très précises à mon directeur de cabinet, à neuf heures du matin. Il les transmet à la DGS, ce qui entraîne une chaîne de décisions.
Les demandes que je fais montrent que je ne minimise en rien le risque. Voici le contenu du message que j'adresse à mon directeur de cabinet : je lui demande de préparer 3 scénarios de virulence et de mortalité pour une épidémie qui arriverait en France et je veux les obtenir au cours du week-end. Je veux savoir de combien de transports sanitaires, de lits mobilisables, de respirateurs dans les hôpitaux et d'équipements nous disposons. Je veux avoir ces données dans l'après-midi ; nous sommes alors le samedi 25 janvier.
J'observe dans les données chinoises que la mortalité est importante, autour de 3 %. Je trouve que c'est beaucoup pour un virus qui a une cinétique de type grippal, et je demande que soit montée une réunion au ministère avec les professionnels hospitaliers - doyens, présidents de commission médicale d'établissement (CME), directeurs d'hôpitaux. Enfin, je demande que l'on mandate le professeur Yazdan Yazdanpanah, directeur du consortium REACTing, pour me proposer des protocoles d'évaluation des traitements antiviraux dont nous disposons et qui seraient susceptibles d'être efficaces sur le virus. Je veux la totalité de ses réponses dans la journée.
Je voudrais terminer par le contexte national. Parce que l'on me reproche des propos tenus le 24 janvier, je vous rappellerai les propos du professeur Didier Raoult à la même date : « Vous savez, le monde est devenu fou. Il y a 3 Chinois qui meurent et l'OMS s'en mêle et ça fait une alerte mondiale. »
On ne peut pas dire que j'ai minimisé, madame la rapporteure. Je pense avoir pris les précautions nécessaires pour préparer le pays ; j'y reviendrai.
Ensuite, vous me posez des questions sur les dépistages. L'histoire est complexe. Je vous prie de m'excuser si mon propos est technique et long, mais je pense que nous avons le devoir d'être précis.
La Chine identifie le virus le 7 janvier et publie la séquence du génome viral le 10 janvier. Le Centre national de référence des coronavirus à l'institut Pasteur met au point le test de RT-PCR, qui sera opérationnel, me disent-ils, dans la semaine du 20 janvier. Cela nous permet d'identifier les premiers cas français le 24 janvier et d'exclure un certain nombre d'autres.
Le 25 janvier, l'ECDC félicite la France pour ses capacités de détection : « Le fait que ces cas ont été identifiés prouve que la détection et la confirmation de ce nouveau virus marchent en France, et montre un haut degré de préparation pour prévenir et contrôler de possibles infections au coronavirus. » Nous avons donc un satisfecit de l'Europe et sommes probablement un des premiers pays à avoir mis au point le test.
Le 27 janvier, le test est fonctionnel à l'institut Pasteur de Paris et de Lyon, et commence à être déployé dans les hôpitaux à partir de cette date.
L'objectif est le même dans tous les pays. C'est la phase 1 d'une épidémie. Il convient donc d'être en mesure d'identifier très rapidement des malades qui arriveraient de Chine atteints du coronavirus et qui se présenteraient avec des symptômes dans nos hôpitaux. Cette détection précoce des cas est nécessaire pour mitiger, pour empêcher la maladie de se déployer, parce qu'elle permet d'isoler très tôt les malades et de mettre en quarantaine les malades et les cas contacts.
Dans sa déclaration d'urgence de santé publique de portée internationale du 30 janvier, l'OMS fait les recommandations suivantes, qui s'adressent à tous les pays : « On peut s'attendre dans n'importe quel pays à l'apparition de nouveaux cas exportés de Chine. Par conséquent, tous les pays doivent être prêts à prendre des mesures pour endiguer l'épidémie, notamment par une surveillance active, une détection précoce des cas, l'isolement et la prise en charge des cas, la recherche de cas contacts. » C'est ce que nous faisons à cette période-là.
À ce stade, dans le texte de l'OMS, il s'agit non pas d'un dépistage de cas à large échelle, d'un dépistage en population générale, mais bien de tests visant à faire un diagnostic très tôt chez des cas suspects qui arrivent de Chine, pour les isoler, et de dépistage parmi les cas contacts pour éviter une chaîne de transmission hors de Chine.
Vous me demandez quelle a été mon action personnelle pour les tests.
Je rends visite aux équipes de l'hôpital Bichat, où sont hospitalisés trois patients fin janvier. Je réalise que les tests sont faits dans un laboratoire de type P3, qui est dédié aux virus hautement pathogènes. Ces laboratoires P3 n'existent pas dans tous les hôpitaux et sont exigus, non adaptés à une activité importante. Je réalise que l'activité risque de beaucoup augmenter dans les semaines à venir et qu'il va falloir équiper des laboratoires en machines de PCR et envisager des cadences élevées. Je demande donc à mon retour au ministère si l'on peut dégrader le niveau d'exigence pour réaliser les tests dans des laboratoires de virologie de routine de type P2 ou P2+. La DGS saisit sur le sujet l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et la direction générale de l'offre de soins (DGOS), qui répondent toutes deux très favorablement ; nous sommes alors le 30 janvier.
Dès le 31 janvier, je demande à la DGS un calendrier de déploiement des tests et je veux qu'il soit mis en oeuvre très rapidement.
Le 1er février, j'ai la confirmation par la DGS que la PCR sera présente dans tous les établissements de santé de référence lors de la première semaine de février. Ce seront des tests diagnostiques pour les cas suspects et des tests de dépistage pour les contacts. Pourquoi les établissements de référence ? Parce que ce sont les établissements que nous avons choisis pour accueillir tous les cas suspects ou les cas réels qui nous seront adressés par les centres 15. Rappelez-vous qu'à l'époque on disait à tout voyageur revenant de Chine ou de la région de Wuhan d'appeler le centre 15 en cas de symptômes. Ce sont des établissements qui ont des services de médecine infectieuse, des services d'urgence et de réanimation.
Lorsque je suis ministre, les deux plus grosses opérations de tests concernent, d'une part, les Français rapatriés de Wuhan le 31 janvier et le 2 février pour le deuxième rapatriement - les tests sont faits par l'institut hospitalo-universitaire (IHU) de Marseille -, et, d'autre part, le cluster des Contamines-Montjoie où, le 7 février, 200 enfants contacts sont testés au laboratoire de l'institut Pasteur de Lyon.
Je rappelle que je quitte le ministère le 15 février, qu'il y a eu 12 cas diagnostiqués au total en France et que nous sommes toujours en phase 1 de l'épidémie. Mon objectif à ce moment-là est que tous les établissements de santé qui risquent de recevoir des malades via les centres 15 soient équipés en tests. C'est exactement ce que prévoit le plan pandémie grippale de 2009 au sujet de l'organisation des laboratoires pour la détection des cas. Cela figure dans ce document à la page 40 pour la phase 1 et page 48 pour la phase 2. Il s'agit toujours de laboratoires hospitaliers ; les laboratoires de ville ne sont jamais cités.
La question des tests de dépistage à réaliser à grande échelle n'a jamais été évoquée avec mes homologues internationaux, que ce soit lors des G7, du Conseil emploi, politique sociale, santé et consommateurs (Epsco) du 13 février, dans mes échanges avec le directeur général de l'OMS ou dans mes échanges directs avec mes homologues européens. Je n'ai jamais eu de note de mes services au sujet d'un déploiement d'un dépistage à grande échelle ou sur les tests en général, en dehors de la notion d'un calendrier de déploiement dans les hôpitaux, début février. Voilà ce que je peux dire sur ce qui s'est passé jusqu'à mon départ, le 15 février.
Les premières recommandations de l'OMS sur la réalisation des tests en laboratoire datent du 12 février 2020, puis des 2 et 21 mars. Elles sont purement techniques : ce sont des recommandations de laboratoire, qui ne donnent pas de stratégie de dépistage. Elles n'indiquent pas non plus qu'il faut tester d'autres personnes que les malades ou leurs contacts.
C'est dans une allocution du 16 mars 2020 que le directeur général de l'OMS invite à tester massivement. En réalité, beaucoup de pays n'ont même pas mis au point le test de détection. Il dit : « Nous n'avons pas vu d'escalade assez urgente dans le dépistage, l'isolement et la recherche des contacts, qui sont le pilier de la riposte. » Selon lui, « le moyen le plus efficace de briser les chaînes de transmission, c'est le testing. Il faut dépister et isoler. » C'est la première prise de parole du directeur général de l'OMS sur le sujet.
À mon départ, le 15 février, je n'ai donc pas connaissance de la moindre recommandation de l'ECDC ou de l'OMS concernant des stratégies de dépistage différentes de celle que nous faisions quand j'étais ministre, c'est-à-dire l'identification des malades et des contacts. Nous avons procédé ainsi en janvier et début février, pour qu'il n'y ait pas de chaîne de transmission. Par ailleurs, je ne vois pas qui on aurait pu dépister à large échelle lors de cette période : il n'y avait pas de circulation du virus en Europe, mais seulement des clusters autour de cas importés de Chine. Le virus ne circulant pas, la question du dépistage à large échelle ne s'est pas posée à ce moment-là.
J'ai fait une petite recherche bibliographique, car beaucoup parlent de la stratégie coréenne. Je trouve pour la première fois cette notion de stratégie coréenne dans la presse lors de la première semaine du confinement, après le 17 mars, soit un mois après mon départ. À mon avis, pour le coronavirus, la question d'un dépistage à large échelle commence à émerger au mois de mars lorsque l'on découvre qu'il y a de très nombreux cas asymptomatiques et que les malades testés initialement dans les établissements de santé sont probablement le sommet émergé de l'iceberg. C'est à ce moment que l'on se pose la question d'un dépistage en population générale, qui devient du coup une évidence pour tracer les cas contacts.
J'ai cherché quel article ou quelle recommandation, pour la période qui court jusqu'au 15 février, aurait pu préconiser un dépistage à large échelle chez des sujets asymptomatiques. Je n'en ai trouvé aucune trace. Ce sujet n'existait donc pas encore à l'échelon national ou international ; s'il existait, c'était au sein d'équipes techniques ou d'experts, mais ni dans les recommandations ni dans la presse.
Je ne sais pas quand a commencé le dépistage en Allemagne et je ne peux donc pas en faire état. J'étais en contact très régulier avec Jens Spahn, ministre allemand de la santé, et nous n'en avons jamais parlé.
On s'est demandé comment l'Allemagne avait pu faire autant de tests. J'ai lu en avril dans un article très intéressant qu'au moment de la phase épidémique, au mois de mars, les Allemands avaient pris l'habitude de « pooler » les prélèvements des malades par dix. Si le pool était négatif, une seule PCR a été utilisée pour tester dix malades. Cette stratégie semble leur avoir fait économiser 80 % des réactifs en termes de consommation. Je ne sais pas si c'était vrai pour tous les établissements hospitaliers allemands, mais je trouve que c'est intéressant.
Vous l'avez compris, la question du dépistage à large échelle s'est posée bien après mon départ du ministère.
Je suis étonnée que vous citiez M. Raoult,...
disant en mars : « Il faut tester, tester, tester. » Or le 24 février - je rappelle que je suis partie du ministère le 15 février -, il disait : « Il y a plus de morts par accidents de trottinette en Italie que de morts du coronavirus. Il disait aussi : « À cette date, il n'y a que 500 cas de coronavirus dans le monde. Cela devrait arrêter la panique. » Il ajoutait que l'on était proche de la fin de l'épidémie. Je ne crois donc pas qu'il ait demandé à ce que l'on teste fin février ! Je pourrais aussi reprendre ses propos plus tardifs...
Voilà pourquoi je parle de contraction du temps. La question des dépistages à large échelle s'est posée au mois de mars, mais pas avant.
Ce n'est pas moi qui citais le professeur Raoult, je rapportais les propos du professeur Flahault. Vous nous dites que ces propos étaient ultérieurs ; je l'entends. Néanmoins, il est important pour nous d'avoir votre avis sur ce sujet.
Concernant ma première question, vous dites que je vous accuse d'avoir minimisé. Je voulais simplement savoir sur quelles données vous vous fondiez pour tenir vos propos, et vous y avez répondu. Je ne voudrais pas, parce que je vous pose des questions, être taxée d'« antisémitisme », madame.
On va rester serein... Je comprends l'émotion de Mme la ministre, au vu des accusations dont elle a été l'objet. À la suite de l'audition du professeur Raoult, j'ai fait l'objet non pas d'attaques antisémites, mais d'accusations de corruption et de menaces de mort. Être traité de tous les noms, on sait ce que c'est ! J'y ai eu droit et je compatis, madame.
Je voudrais que l'on revienne au fond des choses. Dans votre introduction, vous rappelez le déroulé de la gestion de l'épidémie et les multiples événements qui ont eu lieu, dont la plupart sont postérieurs à vos fonctions ministérielles. On ne va pas aujourd'hui reprendre toute l'histoire de l'épidémie dans tous ses aspects, sinon le président Savary va rester là jusqu'à demain matin. Je m'en tiendrai pour ma part à deux points.
Le premier point concerne ce qui s'est passé en septembre et octobre 2018. Un courrier a été adressé par le directeur de l'Agence nationale de santé publique au DGS pour lui demander de nouvelles instructions et une doctrine sur la question des masques, le constat ayant été fait que le stock, qui comptait alors 600 millions de masques et avait peu bougé au cours des années précédentes, était en partie en mauvais état. Le DGS a donc pris une décision visant à abaisser le stock, lequel représentait environ 100 millions de masques au début de 2020.
Les dépositions du DGS concordent avec ce que vous avez affirmé lors de votre audition à l'Assemblée nationale : vous n'aviez pas été informée de cet événement, et donc de ce changement de pied. Je ne sais pas si c'est un changement de doctrine, mais c'est très clairement à ce moment-là que notre stock est passé de 600 millions environ à 100 millions de masques, devenant tout à fait insuffisant pour faire face à une épidémie.
J'imagine que vous confirmerez que vous n'aviez pas été informée, mais je voudrais que vous nous donniez une explication. Que signifie, en termes de gouvernance de la santé publique, le fait qu'un DGS puisse prendre seul une décision aussi importante - même si vous avez relativisé la question des masques lors de votre déposition à l'Assemblée nationale -, et ce sans en informer la ministre, pas plus que les agences sanitaires. Après tout, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), qui avait joué un rôle déterminant dans la doctrine, n'en a pas été plus informé.
On a le sentiment que personne n'a été informé et que le DGS, tout seul dans son coin, a pu prendre une telle décision à l'impact sanitaire assez considérable, comme on l'a vu par la suite. Quel est votre regard sur ce point, et sur ce que cela dit du fonctionnement de notre appareil d'État ?
Deuxième point : le mois de janvier.
J'ai eu l'occasion de le dire, je pense que vous dites la vérité et je vous en donne acte, car vous déposez sous serment. Vous avez été alertée dès fin décembre. Vous avez en fait eu le regard attiré par une information relative à des pneumopathies mortelles en Chine. Vous dites que vous en avez informé le Premier ministre et le chef de l'État, autour du 11 janvier, à peu près au moment où les Chinois transmettaient la carte d'identité du virus à la communauté internationale. Puis vous découvrez la transmission interhumaine, le 22 janvier. Deux jours plus tard, ajoutez-vous, « je comprends que quelque chose de grave est en train de se passer ».
Nous avons un problème, madame la ministre. Nous vous donnons acte de vos propos : au cours du mois de janvier, vous avez pris conscience qu'un événement grave, une épidémie susceptible de se diffuser dans notre population, pouvait survenir. Dans le même temps, la machine d'État semble ne pas se mettre réellement en marche.
Vous avez parlé de la question des tests. Personne ne dit rétrospectivement qu'il fallait tester la population en janvier et février. Ce que l'on dit, c'est qu'il fallait évidemment préparer la fabrication de tests pour être en situation de tester la population. C'est d'ailleurs ce que les Allemands ont fait.
D'après les informations que nous recueillons, nous constatons que l'institut Pasteur a fait son travail. Dans les derniers jours de janvier, le test est prêt. Pourquoi cela n'a-t-il pas embrayé après ? En janvier, vous prenez conscience qu'une épidémie potentiellement grave arrive et qu'il faudra d'ores et déjà des masques pour protéger les soignants. Pour la population générale, on ne sait pas - je vais y revenir -, mais pour les soignants, c'est certain. Il n'y a aucun débat à cet égard ; or le stock est extrêmement bas. On sait que les hôpitaux n'avaient pas non plus de stock suffisant. Le changement de doctrine, c'est bien beau, mais si on ne vérifie pas son application, on est dépourvu !
La première commande, le 30 janvier, est anecdotique : 1 million et quelques de masques, puis un peu plus le 7 février. Il faut attendre... Or, en temps d'épidémie, une semaine est une durée extrêmement longue. C'est un défaut de réactivité total. Les commandes significatives arrivent bien plus tard.
Pour ce qui est de la population générale, on se souvient tous qu'il n'y avait pas de recommandation de port du masque en février et mars. Mais lorsque l'on est, comme vous et les responsables publics, chargé de la santé publique et que l'on connaît l'histoire de ces maladies à transmission respiratoire, on sait que cet outil a été utilisé au cours des épidémies précédentes par les pays asiatiques. Ces épidémies nous avaient certes épargnés, raison pour laquelle, peut-être, nous n'étions pas assez prêts. L'utilité du masque n'était donc ni affirmée ni avérée, mais une question, un doute, se pose. Il est tout de même plus sage de se dire que l'on aura peut-être besoin de masques pour protéger la population générale, si leur utilité se confirme. Cela n'est pas mis en place. À quoi était occupé l'appareil d'État au mois de février, madame la ministre ?
Ce matin, votre ancienne collègue du Gouvernement Sibeth Ndiaye nous disait que l'actualité était plutôt à la réforme des retraites, et que la question du coronavirus était arrivée progressivement. Y a-t-il une difficulté d'acculturation, pour reprendre l'expression de Mme Ndiaye, des autorités de l'État à la question de la survenue d'une épidémie dans notre pays ? J'aimerais que vous alliez avec sincérité et vérité au fond des choses. Pour nous, cette question ne met pas en cause des personnes nommément, mais un contexte général, un fonctionnement de l'appareil d'État manifestement insatisfaisant, qui n'a pas répondu à ce qui était votre intuition, mais aussi, semble-t-il, votre conviction.
Madame la ministre, vous n'avez pas répondu à la question de Catherine Deroche sur l'harmonisation européenne et votre volonté, en janvier, de trouver une solution commune.
Les questions sont extrêmement nombreuses et, à vrai dire, je ne sais par où commencer. Je reviendrai ultérieurement sur la question internationale, madame Deroche, puis sur celle des masques. Je dirai d'abord un mot du dépistage, puis je parlerai de l'appareil d'État.
Pourquoi la France n'a-t-elle pas envisagé de dépistage en janvier et février ? Je me suis posé la question en préparant cette audition devant la commission d'enquête et je vous ferai une réponse de médecin, sans avoir de preuve. Cette réponse est hypothétique parce que la question ne s'est posée à aucun moment. Lorsque j'étais ministre, jusqu'au 15 février, on parlait de détecter les cas et l'on était en phase pré-épidémique. Dans les plans pandémie qui sont notre outil habituel de réflexion, comme le plan pandémie grippale, lorsque l'on arrive en phase épidémique, on arrête de tester : les symptômes suffisent. On ne se met jamais en situation de faire un dépistage de la grippe à large échelle. Aucun laboratoire de ville ne fait une PCR grippale lors d'une épidémie de grippe en phase épidémique. Quand les gens sont malades, les médecins le signalent. Le plan pandémie grippale ne prévoit pas de dépistage.
Dans les modèles SRAS et MERS-CoV, qui sont les deux autres coronavirus épidémiques connus, les personnes sont très malades, et ces virus sont très mortels - à 50 %, 80 % et 30 %. Tout le monde est malade : il n'y a pas de cas asymptomatique du SRAS. Pour ces deux épidémies, à ma connaissance, un dépistage à large échelle n'a pas été envisagé. Avec la covid-19, la situation est intermédiaire : il y a un virus très grave, que l'on ne connaît pas, et beaucoup de cas asymptomatiques. Le temps de réaliser tout cela et d'admettre l'idée d'un dépistage à large échelle, on était en mars et la phase 3 avait commencé.
Je ne vois pas à partir de quel signal on aurait pu envisager un dépistage à large échelle en février. Peut-être les experts allemands y ont-ils pensé, mais je n'ai eu aucune note, aucun mail, aucune demande, aucun échange international, aucune recommandation contenant l'idée d'un tel dépistage. C'est ma réponse intuitive de médecin que je vous livre.
Un article d'un journal du soir bien connu a laissé penser que l'appareil d'État ne s'était pas mis en route. C'est l'angle qu'a choisi la journaliste. Je n'ai pas pris la parole ensuite, au vu du flot de menaces et d'insultes que j'ai subies à partir de cette date. C'est l'occasion pour moi de vous dire à quel point l'appareil d'État s'est mis en branle à partir du 10 janvier. Je vais faire la liste ce que nous avons fait parce que je ne peux pas laisser dire que nous n'avons rien préparé. Je vous prie de m'excuser si c'est fastidieux et long, mais vous devez connaître la chronologie de ce que nous avons fait. Les Français ont le droit de savoir quelle a été l'action du Gouvernement au moment du démarrage de cette crise.
Je lis une alerte sur un blog anglo-saxon vers le 25 décembre et je l'envoie immédiatement au DGS. Le 1er janvier, les Chinois et l'OMS signalent.
Le 2 janvier, le DGS met en place une veille du Corruss de niveau 1, ce qui veut dire que l'on réceptionne et valide les signalements. Il y a une information systématique de la direction du cabinet sur tout ce qui concerne cet événement, un suivi et une gestion dans les établissements de santé des événements sensibles, la rédaction et la diffusion d'un bulletin, une astreinte le soir et le week-end. Nous sommes alors le 2 janvier.
Le mardi 7 janvier, les Chinois détectent qu'il s'agit d'un coronavirus de type SARS-CoV2. Le DGS ouvre immédiatement un suivi DGS, avec un point quotidien réalisé par le Corruss et adressé au cabinet.
Le mercredi 8 janvier, il y a une quarantaine de cas à Wuhan et aucun mort. On inscrit cet événement en réunion de sécurité sanitaire, laquelle se tient de façon hebdomadaire tous les mercredis matin au ministère, en présence d'un membre du cabinet et sous l'égide du DGS, avec toutes les agences.
Le jeudi 9 janvier, je reçois le premier message d'alerte formelle du DGS, qui m'informe que 59 malades ont été identifiés à Wuhan et qu'il s'agit d'un coronavirus dans les poumons. À partir de cette date le DGS et moi échangeons quasiment de façon quotidienne de visu ou par téléphone.
Le vendredi 10 janvier, l'OMS publie des orientations techniques et des conseils pour détecter et prendre en charge les cas, et rappelle qu'il n'y a pas de transmission interhumaine ; si elle existe, elle doit être limitée. Nous prenons tout de même l'alerte au sérieux et nous montons le centre de crise. Nous élaborons une note du Corruss, actualisée et adressée au cabinet tous les jours. Le DGS organise une réunion du comité technique intersecteurs, c'est-à-dire tous les services, sur le sujet. Nous diffusons le premier message d'alerte de la DGS aux agences régionales de santé (ARS), aux sociétés savantes - urgentistes, réanimateurs, infectiologues, de santé publique. L'objectif de ce message est de repérer les cas sur la base de la définition de cas de l'OMS et de l'ECDC, et de leur indiquer la conduite à tenir en face de cas suspects.
Toujours le 10 janvier, nous mettons en place un dispositif de communication et d'information à l'attention de tous les passagers qui arrivent de Chine à l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle par tous les vols directs.
Le samedi 11 janvier, j'apprends qu'il y a un premier mort en Chine. Je considère que le virus est potentiellement grave et je préviens le Président de la République et le Premier ministre.
Le lundi 13 janvier, un premier cas est détecté hors de Chine, en Thaïlande : un homme qui s'était rendu au marché aux poissons de Wuhan. À cette période, il est toujours question d'une zoonose transmise par un animal.
Le 14 janvier, nous diffusons le premier message d'alerte sanitaire aux établissements de santé et médico-sociaux. Nous envoyons également un signal DGS urgent à plus de 800 000 professionnels de santé libéraux. À cette époque, je le rappelle, il n'y a toujours pas de notion de transmission interhumaine et l'ECDC évalue le risque d'importation dans l'Union européenne comme « faible ».
Le mardi 21 janvier, le DGS me dit qu'il y a probablement une transmission interhumaine. Il y a alors 280 cas, 6 décès, 4 cas exportés hors de Chine. Pour moi, c'est la bascule en termes d'alerte. Je décide donc d'organiser une réunion de toutes les directions à la DGS, et de tenir une conférence de presse quotidienne au niveau du ministère et du DGS pour rendre compte aux Français de l'évaluation de la situation. Je demande ce jour-là au DGS combien de masques nous avons en stock. Je le redis, c'est la première fois que j'entends qu'il s'agit d'une transmission interhumaine.
L'OMS réunit ses experts les 22 et 23 janvier. Ils décident de ne pas déclarer l'USPPI. Ils ont envoyé des experts en Chine, qui nous disent que la transmission interhumaine est avérée, mais qu'ils ne connaissent pas l'ampleur de cette transmission.
Le 22 janvier, sur la base de cette confirmation par l'OMS, nous montons le niveau d'alerte du Corruss au niveau 2, ce qui correspond à un niveau renforcé : une équipe dédiée au sein du ministère, avec des astreintes le soir et le week-end, qui coordonne toutes les actions au niveau de la santé, suit les événements avec les ARS, priorise les informations, fait des points de synthèse quotidiens et projette des moyens si nécessaires.
Nous faisons une réunion inter-directions au ministère avec la direction de la communication et la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) pour les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous demandons à Matignon l'autorisation que la DGS pilote la crise. Je demande que l'on me programme un échange avec la commissaire européenne Stella Kyriakides. Nous envoyons le deuxième message d'alerte ministère de la santé, aux ARS, aux établissements de santé et aux professionnels libéraux.
Le jeudi 23 janvier, il n'y a toujours pas d'alerte déclarée par l'OMS. Il y a 580 cas en Chine et 17 décès. Nous décidons de distribuer des flyers en trois langues à la descente des avions venant de Chine. Nous ouvrons le centre de crise du MEAE pour répondre aux Français d'Asie. Nous mettons en place une foire aux questions grand public. Je prends la parole au Corruss à 14 heures pour expliquer tout cela. La DGS reçoit le premier point de Santé publique France sur l'évaluation des stocks, selon lequel nous avons 100 millions de masques. Au niveau international, nous apprenons dans la nuit du 23 au 24 janvier que la Chine ferme Wuhan.
Le vendredi 24 janvier, j'ai le premier retour de la DGS sur le nombre de masques : nous disposons de 33 millions de masques chirurgicaux pédiatriques et 66 millions de masques chirurgicaux adultes, et nous allons recevoir en février 10 millions de masques pédiatriques et 54 millions de masques adultes. Je demande immédiatement que de nouvelles commandes soient lancées. Le cabinet demande officiellement que le Secrétariat général de la défense nationale et de la sécurité nationale (SGDSN) soit saisi du sujet de la commande des masques. Je fais mon premier point sur Wuhan en conseil des ministres.
Le soir du 24 janvier, les trois premiers cas sont détectés en France. Nous envoyons dans la nuit un troisième message DGS urgent aux professionnels libéraux pour les aider à détecter les cas et leur donner la conduite à tenir : nous traçons tous les cas contacts et les mettons à l'isolement. Je préviens évidemment le Premier ministre et le Président de la République au sujet des cas. Le Premier ministre organise une réunion à Matignon durant le week-end. Il y a d'abord une réunion des services à Matignon le samedi matin, puis une réunion de ministres le dimanche. J'appelle la commissaire européenne à la Santé Stella Kyriakides et lui demande de convoquer un conseil des ministres européen. Elle me signale qu'elle n'en a pas le pouvoir et que c'est à la présidence croate de l'organiser.
J'appelle aussi, le soir du 24 janvier, le directeur général de l'OMS, M. Tedros Adhanom Ghebreyesus, pour l'informer des premiers cas européens et essayer de comprendre pourquoi il n'y a pas eu de déclenchement de l'USPPI. Il m'explique sa décision et me dit qu'il va se rendre en Chine durant le week-end pour se rendre compte lui-même de la situation.
Le samedi 25 janvier, il y a un peu plus de 1 000 cas en Chine et 41 décès. Je demande à mon directeur de cabinet de faire un point sur l'état du capacitaire en lits et des stocks mobilisables, notamment de respirateurs, dans les hôpitaux. Je demande de structurer la recherche, notamment la recherche clinique avec les antiviraux. Je demande à Santé publique France de me soumettre trois scénarios épidémiques pour la réunion des ministres du dimanche à Matignon. Je demande que l'on réunisse les professionnels hospitaliers, présidents de commission d'établissement (PCME) et directeurs d'hôpitaux.
Nous ouvrons également une page d'information grand public, gouvernement.fr/info-coronavirus. Je mets en place un dispositif d'accueil avec la réserve sanitaire pour tous les vols directs de retour de Chine, afin de prendre en charge les passagers inquiets ou malades. Cette réserve sanitaire est donc mobilisée officiellement le 25 janvier.
Nous diffusons un troisième message aux ARS et aux établissements de santé, en leur demandant d'organiser une cellule régionale de suivi des cas, et d'organiser des structures d'accueil au sein des hôpitaux et des services d'urgence.
Je décide le samedi après-midi d'appeler mon homologue allemand, Jens Spahn, pour échanger sur sa perception de la situation.
Le dimanche 26 janvier se tient la première réunion de ministres autour du Premier ministre à Matignon pour faire le point sur l'épidémie et sur la situation des Français en Chine. Nous décidons de rapatrier les Français de Chine, notamment ceux de Wuhan. Je présente les trois scénarios épidémiques qui ont été élaborés par Santé publique France : le premier est un contrôle rapide « SRAS like », qualifié de « peu probable » ; le deuxième est une pandémie avec un impact sanitaire et sociétal significatif, qualifié de « plus probable » ; le troisième est une pandémie avec un impact majeur sanitaire et sociétal, qualifié de « très peu probable ». Je crains malheureusement que nous n'ayons vécu le dernier scénario.
Je décide d'appeler de nouveau la commissaire européenne à la santé pour essayer de comprendre pourquoi je n'ai pas de nouvelles des Croates quant à l'organisation d'un conseil des ministres européen. Elle pense que la majorité des pays de l'Union n'y est pas favorable. J'apprendrai plus tard par le Quai d'Orsay que seuls 3 pays sur 27 souhaitent ce conseil des ministres. J'appelle donc le ministre de la santé croate, qui me dit qu'il va l'organiser dans la semaine, malgré le peu d'appétence des pays européens.
Le lundi 27 janvier, l'OMS n'a toujours pas déclenché l'USPPI. Selon le risk assessment de l'ECDC, la probabilité d'importer des cas dans l'UE est modérée et la probabilité qu'un cas détecté dans l'UE entraîne des cas secondaires est faible. Je décide malgré tout, le lundi 27 janvier, de monter le niveau du Corruss au niveau 3, soit le centre de crise renforcée, mis en place par exemple lors attentats multisites ou lors d'un accident NRBC. Ce centre de crise assure les relations interministérielles, pilote les établissements de santé et médico-sociaux, suit la crise et la gère avec les ARS, projette des moyens humains. Il organise une cellule de décision, une cellule de situation, une cellule de communication et un pôle technique.
Ce lundi 27 janvier, nous arbitrons sur l'usage de l'article du code de la santé publique qui permet d'obliger les cas contacts à rester à domicile, et qui s'appliquera également aux futurs rapatriés de Wuhan. Je demande à la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) si elle peut étendre la définition des indemnités journalières à ces personnes obligées de rester chez elle pendant 14 jours, et qui n'auront pas de revenus. À cette date, l'institut Pasteur nous annonce que le test de diagnostic par RT-PCR est prêt et peut être déployé. Nous le déployons dans les centres hospitaliers universitaires (CHU). J'envoie un message au directeur général de l'OMS, de retour de Chine, pour avoir ses impressions. J'adresse un message au Premier ministre et au Président de la République pour faire un point de situation et propose d'en parler au prochain conseil des ministres.
Surtout, je me bats, parce que je suis inquiète, aux côtés de Jérôme Salomon, pour obtenir un élargissement de la définition des cas contacts. À cette date étaient considérées comme « à risque » des personnes qui avaient séjourné à Wuhan. Nous considérons qu'au vu de l'étendue de l'épidémie en Chine - 4 500 cas et 100 décès - il faudrait élargir la zone géographique au moins à la région de Hubei, voire à toute la Chine. Nous trouvons aussi que les symptômes retenus, les seuls symptômes respiratoires, sont trop restrictifs. Nous savons que le premier malade de Bichat, le touriste chinois de 80 ans, avait d'abord eu des symptômes digestifs : nous demandons donc un élargissement aux symptômes digestifs.
Le mardi 28 janvier, nous envoyons un quatrième message aux ARS pour leur demander d'anticiper, via des remontées d'informations, les stocks de matériels - respirateurs, équipements de protection - pour les prises en charge possibles et pour éviter les ruptures. C'est la traduction officielle, par un message de la DGS aux ARS, de ma demande au directeur de cabinet du 25 janvier, visant à savoir quel était notre capacitaire dans les hôpitaux et si nous étions armés.
On me demande d'arbitrer sur une demande chinoise transmise par le MEAE. Les Chinois veulent qu'on leur envoie, par le vol qui va chercher les rapatriés à Wuhan, des équipements de protection individuelle. Je refuse, considérant que les stocks risquent d'être tendus en France.
À cette date, une délégation est envoyée par l'OMS en Chine et l'Italie suspend ses vols vers la Chine, sans se concerter avec les autres pays européens. J'alerte Jean-Yves Le Drian et nous discutons de la nécessité de fermer ou non les vols.
Le mercredi 29 janvier, l'OMS annonce qu'elle convoque son comité d'urgence le lendemain. J'obtiens par Santé publique France l'autorisation d'élargir la définition des cas à une zone géographique plus large et à des symptômes plus nombreux. Cet élargissement de la définition des cas est fait en France contre les avis de l'OMS, de l'ECDC et du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) américain. Nous sommes donc les seuls à élargir, à ma demande, la définition des cas. Je demande aussi que le tracing des cas contacts démarre avant les symptômes parce que nous commençons à saisir que les patients sont asymptomatiques, mais contagieux.
À cette même date, le Premier ministre convoque la deuxième réunion de ministres à Matignon pour organiser le rapatriement de Wuhan. À ma demande se tient une réunion entre le DGS et le SGDSN sur les mesures d'anticipation, notamment au sujet des stocks d'équipements de protection individuelle. Le MAE prend la main sur la tenue d'un conseil des ministres européen extraordinaire, voyant que rien n'arrive du côté de la Croatie. C'est la première consultation informelle du MEAE sur la convocation d'un tel conseil à Bruxelles. C'est alors que me revient l'information selon laquelle seuls 3 pays acceptent.
Le jeudi 30 janvier, nous commandons, pour la première fois des masques FFP2 et des surblouses pour équiper le personnel en première ligne, en attendant les remontées de nos hôpitaux sur l'état de leurs stocks. Nous envoyons un troisième message aux établissements de santé pour élargir la définition des cas et les circuits de signalement.
Nous envoyons un quatrième message aux professionnels libéraux, et un cinquième message aux ARS. Je visite l'hôpital Bichat et rencontre toutes les équipes pour discuter du cas hospitalisé. Je demande alors que l'on rétrograde le niveau d'exigence pour faire les tests en laboratoire P2. Je rencontre le professeur Yazdan Yazdanpanah. Je demande à REACTing de me soumettre des scénarios et de me proposer des protocoles de recherche clinique testant les antiviraux, pour le cas où l'épidémie arriverait. C'est seulement à cette date que l'OMS déclare l'USPPI.
Le vendredi 31 janvier, nous devons gérer le Brexit et nous ne sommes plus en lien avec Matthew Hancock, secrétaire d'État anglais à la santé, avec lequel nous avions des échanges réguliers. Il y a en Chine 213 décès et 9 000 cas. Je vais accueillir les rapatriés de Wuhan à Carry-le-Rouet. Nous mettons en place un numéro vert pour tous les Français qui le souhaitent et qui sont inquiets, de façon à décharger les centres 15. Nous adressons un sixième message aux ARS sur l'éviction à domicile, la quarantaine et les indemnités journalières.
À cette date, je demande au DGS de réquisitionner tous les internes de santé publique pour qu'ils viennent nous aider dans les ARS et au centre de crise du ministère, dans l'hypothèse où il faudrait tracer beaucoup de cas contacts et où l'on aurait besoin de nombreux médecins. Je m'énerve, car il n'y a toujours pas de Conseil européen de la santé. Je demande que l'on me prépare un courrier « niveau ministre » visant à solliciter de nouveau la présidence croate pour la tenue de ce conseil, et je rappelle le ministre croate de la santé. C'est seulement à cette date que l'ECDC élargit la définition des cas à toute la Chine.
Le samedi 1er février, j'ai la confirmation que la technique de PCR sera disponible dans tous les établissements de référence lors de la première semaine de février. L'ensemble des Français rapatriés de Chine, arrivés la veille au soir, sont testés : ils sont tous négatifs. J'apprends que le ministre de la santé croate a été limogé dans la semaine, ce qui explique l'absence de réaction aux demandes de la France. On attend la nomination d'un nouveau ministre pour l'organisation du Conseil emploi, politique sociale, santé et consommateurs. Les autorités chinoises demandent l'aide internationale. Les États-Unis suspendent leurs vols vers la Chine. J'appelle de nouveau mon homologue allemand Jens Spahn, avec lequel j'ai de très bonnes relations, pour envisager une harmonisation des décisions au niveau de l'espace Schengen sur les mesures aux frontières. Nous actons que nous nous verrons rapidement. Les États-Unis proposent ce jour-là un G7 santé, qui s'organise pour la semaine suivante.
Le dimanche 2 février, il y a 146 cas exportés hors de Chine, mais toujours aucun cas de transmission interhumaine ou de chaîne de transmission ou de foyer épidémique rapporté hors de Chine. Notre troisième réunion de ministres se tient autour du Premier ministre à Matignon : nous faisons un point sur l'épidémie, les rapatriements et les mesures à prendre. Je décide de constituer un stock d'État de masques FFP2 pour les soignants. Je vous rappelle qu'il n'y avait pas de stock d'État pour ces masques depuis les circulaires de 2013. Je reçois une note du DGS m'expliquant la difficulté de modélisation de l'épidémie, du fait que nous manquons d'informations sur le nombre de personnes ayant une immunité préexistante, de personnes asymptomatiques, de personnes asymptomatiques et contagieuses, de cas graves, etc.
Le lundi 3 février, il y a le premier décès hors de Chine. La Chine fait des efforts d'endiguement : plus de 100 millions de personnes sont confinés, quasiment toute la région de Hubei. Le MAE déconseille les déplacements non indispensables en Chine. À la DGS se tient une réunion avec tous les centres de crise des ministères. Lors de cette réunion, le SGDSN fait un état des lieux sur les stocks et la doctrine sur les masques. Il rappelle qu'il n'y a pas de lieu de porter de masques en population générale, et que les masques sont de la responsabilité des employeurs.
À cette date, nous saisissons le Haut Conseil de la santé publique pour former un groupe de travail sur la covid. La première réunion téléphonique du G7, au niveau des ministres, porte essentiellement sur les mesures aux frontières et la quarantaine des rapatriés, parce que nous faisons tous des choses différentes. Nous envoyons un projet de conclusions du Conseil Epsco aux Allemands et aux Croates. Il porte sur des achats groupés de matériels, notamment les masques, et sur les éventuelles pénuries de médicaments.
Toujours à cette date, l'OMS nous demande simplement d'aider les pays ayant un système de santé fragile à déployer leur réponse. Nous n'avons pas de recommandation particulière sur les frontières.
Le mardi 4 février, j'organise une conférence téléphonique avec tous les directeurs généraux d'ARS. Nous envoyons le quatrième message d'alerte aux établissements. Le ministre allemand de la santé vient me voir à Paris. Nous déjeunons ensemble et nous actons que nous sommes d'accord pour la tenue d'un conseil des ministres européen. Nous faisons un point presse pour le dire.
Je veux rappeler les déclarations du directeur général de l'OMS à cette date : il demande à tous les pays de ne pas imposer de restrictions qui interféreraient de façon non nécessaire avec les voyages internationaux et avec le commerce international. Il leur demande de ne pas fermer les frontières et de ne pas arrêter les vols, car ces restrictions auraient pour effet d'augmenter la peur et la stigmatisation, avec peu d'efficacité en termes de bénéfice pour le public. (M. Bernard Jomier s'impatiente.)
Mercredi 5 février... Je suis désolée d'être un peu longue, monsieur le rapporteur, mais je crois que c'est important, car on ne peut pas laisser dire que nous n'avons rien fait.
Cela ne me pose aucun problème que vous nous rappeliez l'intégralité de vos actions. Ma question portait cependant non pas sur votre mobilisation, mais sur le lien avec l'appareil d'État.
Justement, nous en sommes déjà à la troisième réunion autour du Premier ministre.
Vous nous avez dit des choses très intéressantes. Vous avez dit, par exemple : « Le 24 janvier, je demande que des masques soient commandés. » Or la première commande, faite 6 jours plus tard, est d'un niveau très faible : 2 millions de masques.
Vous nous avez dit, lors de votre première intervention : « Le 27 janvier, le test est fonctionnel dans les hôpitaux. » Je ne sais pas ce que cela signifie, mais tous les soignants qui ont déposé devant nous ont témoigné que, fin mars, on ne testait pas les soignants dans les hôpitaux parce qu'il n'y avait pas de tests, et que l'on testait assez peu les patients, car les tests étaient contingentés dans les hôpitaux.
Vous avez déjà exposé toute cette chronologie à l'Assemblée nationale...
Beaucoup moins précisément !
La gestion de cette crise n'est pas connue, et je l'ai exposée de façon beaucoup moins précise à l'Assemblée nationale, monsieur le sénateur...
Poursuivez, madame la ministre. Nous en sommes au 4 février et vous avez quitté vos fonctions le 15. On peut finir les quelques jours restants, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.
Je vais répondre sur les tests.
Le 1er février, on m'annonce le déploiement des tests dans tous les établissements de santé de référence susceptibles de recevoir des cas. Je rappelle qu'à la date du 15 février, lorsque je pars du ministère, 12 cas en France ont été détectés, et il n'y a pas eu de chaîne de transmission. Il y a eu ensuite un déploiement des tests dans les hôpitaux, comme le veut le plan pandémie grippale. Je confirme qu'à ce stade, il n'y a absolument aucune sollicitation des laboratoires de ville, car ce n'est pas le sujet. Je ne peux pas témoigner de ce qui s'est passé après mon départ.
Le mercredi 5 février, nous envoyons le septième message aux ARS afin de leur demander d'organiser les services d'urgence et de constituer des stocks de masques chirurgicaux pour les contacts des malades identifiés. Nous envoyons un cinquième message DGS urgent aux professionnels libéraux.
Le 6 février, il y a 6 cas confirmés en France, et nous réalisons à cette date environ 90 tests par jour sur des cas suspects ; c'est à peu près ce qui remonte des centres 15. Une réunion a lieu entre le SGDSN et la DGS sur la constitution d'un stock d'État. Nous actons un achat conjoint de masques au niveau européen. Nous demandons l'achat de 29 millions de masques FFP2 pour les secteurs hospitaliers, les Ehpad et le secteur libéral. Nous demandons aux usines françaises d'ouvrir de nouvelles lignes de production. Une réunion a lieu au ministère avec les représentants de toutes les professions de santé.
Le vendredi 7 février, je demande à Santé publique France de constituer un stock d'État de masques, gants, charlottes, lunettes, surchaussures et de solution hydroalcoolique. Je donne mon accord sur le troisième scénario que me propose la DGS concernant les professionnels libéraux, lequel prévoit qu'on leur distribue des kits comprenant des masques. Je donne mon accord pour la délivrance aux établissements de santé et aux Ehpad d'un stock d'amorce de masques pour couvrir les besoins d'un mois. Nous diffusons un avis pour le traitement du linge, le nettoyage des locaux et la protection des personnels.
À cette date est identifié le premier cluster français des Contamines-Montjoie, où doivent être testés les 200 enfants des 3 écoles dans lesquelles est passé l'enfant contaminé. Il y a 5 cas contacts, dont un touriste londonien.
Le samedi 8 février, nous en sommes à notre quatrième réunion des ministres à Matignon autour du Premier ministre. Nous faisons le point sur la situation et décidons de fermer les 3 écoles pour 14 jours, de mettre en quarantaine les 200 enfants avec leurs familles ; je rappelle que nous sommes en pleine saison de ski et il est très compliqué d'obtenir cette quarantaine aux Contamines-Montjoie.
Le dimanche 9 février, je me déplace à Grenoble auprès des élus et des familles pour expliquer la quarantaine et assister aux tests. Nous procédons à notre troisième opération de rapatriement des Français de Hubei.
Le lundi 10 février, je fais une réunion au ministère avec REACTing, en présence de Frédérique Vidal, pour savoir où en sont leurs recherches et l'état de leurs connaissances. Personne n'est capable de répondre à l'une de mes questions : « Quel est le niveau de persistance du virus sur les surfaces ? » Nous savons tous en effet que le virus respiratoire colle au bois, au métal, au papier, mais pas combien de temps.
Mardi 11 février, nous envoyons le huitième message aux ARS pour leur expliquer l'ensemble de la doctrine en leur demandant de se mettre en configuration de crise niveau 2. L'OMS organise une première réunion d'experts internationaux autour des traitements.
Le mercredi 12 février a lieu le deuxième G7 des ministres de la santé. Nous parlons essentiellement des quarantaines et nous échangeons surtout sur notre difficulté à obtenir de nos agences de santé publique des scénarios probants.
Le 12 février, je confirme pour la deuxième fois mon refus d'envoyer des équipements de protection individuelle en Chine à la suite d'une nouvelle demande du MAE. Nous envoyons un neuvième message aux ARS, relatif aux points d'entrée sur le territoire.
Le jeudi 13 février, je demande qu'on me transmette non plus l'état des stocks dans les hôpitaux, mais une vision globale des stocks nationaux dans les secteurs privé et public, dans les officines, chez les grossistes répartiteurs en solution hydroalcoolique, équipements de protection individuelle, respirateurs, machines de circulation extracorporelle, litres d'oxygène, saturomètres et télémédecine. Je me dis en effet que les médecins libéraux vont devoir suivre les malades en ambulatoire. Je demande une doctrine très claire sur les masques chirurgicaux et FFP2, notamment pour les soignants. J'envoie un courrier, signé de ma main, de mobilisation maximale à tous les directeurs d'ARS.
Le 13 février, je me rends au Conseil Escop extraordinaire à Bruxelles - ma première demande à cet égard date du 24 janvier. Le Conseil conclut à l'achat groupé de matériels et à une vigilance particulière sur les pénuries de médicaments. Je ne peux pas dire que le niveau d'inquiétude soit le même pour tous les ministres européens.
Le vendredi 14 février, la veille de mon départ, j'active le plan Orsan REB, qui est l'équivalent du plan Orsec dans le champ de la santé. Cela veut dire, pour moi, que tout le monde est en ordre de bataille pour faire face à une épidémie qui arriverait.
Je reviendrai sur la question des masques. Selon le risk assessment de l'ECDC du 14 février, jour où je déclenche le plan Orsec, il y a au total 44 cas dans l'Union européenne et au Royaume-Uni, tous en lien avec Wuhan et donc tous importés. Le risque pour la capacité des systèmes de santé de l'Union européenne qui résulterait d'une transmission généralisée au plus fort de la pandémie grippale est considéré comme faible à modéré. Le risque associé à l'infection par la covid pour la population de l'Europe est faible.
Au moment où je pars, le 15 février, j'ai mis en place la stratégie de détection précoce des cas dans les hôpitaux, la quarantaine de 14 jours, des tests pour les cas index et leurs contacts, les indemnités journalières pour les quarantaines. Il n'y a aucune épidémie hors de Chine, dans aucun pays. L'Europe compte 44 cas, tous importés du Wuhan. La France compte 12 cas, dont le dernier date de 9 jours. Le dernier cas date du 7 février. Nous sommes toujours au stade 1 de l'épidémie. Le premier cas français dans l'Oise est survenu le 25 ou le 26 février, c'est-à-dire 10 jours après mon départ. Durant 18 ou 19 jours, il n'y a eu aucun nouveau cas. La pandémie a été déclarée par l'OMS le 11 mars, c'est-à-dire près d'un mois après mon départ.
Je ne peux pas laisser dire que l'appareil d'État ne s'est pas mis en marche. Ensuite, je veux bien parler des masques, monsieur le rapporteur.
Dans un article du journal La Croix, l'un de vos proches résumait très bien la situation : ce n'est pas parce que l'on a une intuition - et vous avez eu une bonne intuition - que l'on prend des décisions d'État.
Quels étaient les 3 pays européens qui étaient d'accord pour une réunion au niveau européen ?
Pourrez-vous, madame la ministre, nous communiquer les messages que vous avez évoqués, notamment celui que vous avez fait parvenir au Président de la République et au Premier ministre le 27 janvier pour faire le point sur la situation.
Madame la rapporteure, je ne sais pas quels sont ces pays ; il faudrait le demander au Quai d'Orsay, qui gérait la situation dès lors qu'il s'agissait de l'Europe ; Jean-Yves Le Drian et moi étions d'ailleurs en contact étroit.
Pour répondre à votre question sur l'appareil d'État, monsieur le rapporteur, nous n'avons pas cessé d'agir. Le problème est le suivant : nous avons considéré qu'il y avait un risque potentiel à un moment où cela n'était pas largement partagé. Je n'ai jamais, face aux décisions que j'ai prises, eu la moindre demande de qui que ce soit d'aller plus loin, plus vite, plus fort. Je pense même que toutes ces décisions étaient totalement sous le radar de la plupart de nos concitoyens, de la plupart des experts, lesquels n'ont cessé pendant les 2 mois où j'étais présente de minimiser les risques dans les médias.
Vous savez, le problème dans ces cas-là, c'est que vous subissez aussi le « syndrome Roselyne Bachelot » : tout le monde vous regarde comme quelqu'un qui perd ses nerfs. C'est d'ailleurs ce que dit le professeur Raoult lorsque je vais recevoir les Français de Wuhan à Carry-le-Rouet, le 31 janvier. Il publie un grand article en première page de La Provence et de Corse-Matin, dans lequel il explique à quel point nous sommes fous et que lui, grand spécialiste des maladies infectieuses, sait que ce n'est pas un virus méchant, que ça n'est pas un sujet et que les politiques, comme d'habitude, perdent leurs nerfs... Il faut faire avec tout ça, monsieur le rapporteur !
J'ai demandé quel était l'état des masques le 21 janvier. Le professeur Flahault vous a dit lui-même qu'il avait tweeté sur les masques le 26 janvier. J'ai demandé, le jour où j'ai eu connaissance de l'état des stocks, que l'on en recommande. On s'est rendu compte qu'il n'y avait pas de masques pour les soignants parce qu'il n'y avait pas de stock d'État pour eux : c'est la première chose que nous avons réglée... Il n'y avait pas de raison de commander un stock pour le grand public.
S'agissant des masques, vous posez la question : « Aurait-on pu faire mieux ? » Je pense sincèrement que peu de ministres ont été autant en alerte et en action que moi à cette période-là en Europe. Nous avons activé tout ce que nous savions faire. Le problème, c'est que les masques sont fabriqués à Wuhan : lorsque l'on a lancé la commande, Wuhan était déjà fermée. Si l'on avait voulu éviter une pénurie, il aurait fallu lancer la commande avant le 22 janvier. Mais avant cette date, il n'y avait que 6 décès.
Vous me permettrez, monsieur le président, de répondre plus avant à M. le rapporteur Jomier sur les stocks de masques parce que cette question m'a valu de recevoir beaucoup de menaces de mort, en raison de quelques articles à charge.
Je voudrais revenir sur l'historique de ces stocks. L'objectif de cette commission est de comprendre les dysfonctionnements. Or l'histoire est longue. On peut se poser la question suivante : jusqu'où le dernier qui gère se doit-il d'assumer des décisions ou des défauts d'appréciation successifs ? À mon avis, la question de la bonne gestion des masques n'a plus été un sujet d'alerte depuis la crise de la grippe A H1N1 de 2009.
J'ai essayé de faire rétrospectivement, en vue de cette commission, la lumière et l'historique sur cette question, avec les données à ma disposition. Vous l'avez compris lors des auditions de la semaine dernière, rien de particulier ne m'est remonté concernant les masques. J'ai compris, lors de l'audition de Marisol Touraine, que rien ne lui était remonté non plus puisqu'elle l'a répété trois fois, ajoutant qu'elle faisait confiance à son DGS, Benoît Vallet. Moi aussi d'ailleurs, puisqu'il est resté 8 mois à mes côtés avant son remplacement par Jérôme Salomon en janvier 2018. Pas plus qu'à Marisol Touraine, Benoît Vallet ne m'a parlé des masques.
Je vais vous livrer mon analyse, ayant hérité d'une situation qui n'a cessé d'évoluer depuis 2005, date de la constitution des stocks pour la grippe aviaire H1N1.
Je n'ai pas entendu ce qu'a dit Mme de La Gontrie...
On ne peut pas interrompre les personnes que nous entendons ! Poursuivez dans la sérénité, madame la ministre. Ces détails sont tout à fait nécessaires pour analyser cette situation.
Si la question des stocks de masques n'a pas été remontée, c'est, je pense, en raison d'un traumatisme lié à la gestion de la grippe H1N1. Roselyne Bachelot l'a d'ailleurs payé : tout le monde a parlé de gabegie. De nombreuses révisions des pratiques et procédures s'en sont ensuivies, beaucoup d'acteurs ayant le sentiment qu'il ne fallait pas en faire trop.
La notion de stocks stratégiques d'État émerge en 2001, à la suite de la crise des enveloppes contaminées par le bacille du charbon aux États-Unis. Il s'agit alors de couvrir différentes menaces d'origine naturelle, accidentelle ou malveillante. Ces stocks ont été constitués au fur et à mesure de l'évolution de la perception des différents risques, le processus décisionnel variant d'un produit à l'autre en fonction du poids attribué au risque. Un document de doctrine globale a été élaboré par la DGS, en présence de toutes les agences et du SGDSN, en janvier 2018 : il y est bien expliqué qu'il faut revoir tous les cinq ans la hiérarchie des risques et adapter les stocks.
Depuis une dizaine d'années, on distingue clairement les moyens tactiques dont sont dotés les établissements de santé pour la gestion des situations exceptionnelles, financés par les missions d'intérêt général et d'aide à la contractualisation (Migac), et les stocks stratégiques, du ressort de l'État, qui viennent en complément pour maintenir une capacité d'intervention et soutenir les plans gouvernementaux. Ces stocks stratégiques sont acquis et gérés par Santé publique France pour le compte de l'État.
En ce qui concerne les stocks de masques pour les soignants, Xavier Bertrand signe, le 2 novembre 2011, une instruction aux ARS et aux préfets de zone pour la préparation de la réponse aux situations exceptionnelles, notamment dans le domaine de la santé. L'annexe 2 de cette instruction prévoit que l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus) doit contractualiser avec les ARS pour les aider à gérer les stocks tactiques d'équipements, ceux qui sont au plus près des populations, en cas de crise.
Le sens principal de l'instruction de Xavier Bertrand est que, en cas de crise, les stocks des établissements de santé doivent être décentralisés au plus près des besoins. Elle ne mentionne pas explicitement les masques, mais vise l'ensemble du matériel nécessaire à la gestion d'une crise sanitaire ; à l'annexe 4, une note fait d'ailleurs mention des équipements personnels de protection.
S'agissant des masques chirurgicaux, le Haut Conseil de la santé publique rend, en mars 2011, un avis relatif à la stratégie à adopter en matière de stocks de masques respiratoires en cas d'émergence d'un agent hautement pathogène. Il recommande, pour déterminer le dimensionnement des stocks d'État, de disposer de stocks tournants, de s'assurer des possibilités de fabrication et d'approvisionnement pendant une crise, notamment si la demande internationale est élevée, ce qui suppose de diversifier les sources d'achat, et de ne pas changer les recommandations du plan pandémie grippale de 2009.
En pratique, le Haut Conseil de la santé publique préconise de recommander le port du masque anti-projections chirurgical par les sujets malades, à l'instar des pratiques ayant cours dans les pays asiatiques, ainsi que pour les sujets fragiles souffrant de pathologies respiratoires. Il rappelle que les sept essais menés pendant les épisodes de grippe saisonnière, qui constituent le plus haut niveau de preuve atteignable pour l'évaluation de ces interventions, ne mettent pas en évidence une efficacité des masques respiratoires en population générale.
Le 13 mai 2013, le SGDSN, sur la base de l'avis de 2011 du Haut Conseil de la santé publique, revoit la doctrine des stocks tactiques et stratégiques et renvoie aux employeurs privés et publics la responsabilité de constituer un stock pour protéger leur personnel. Le dimensionnement des stocks est sous-tendu par la durée prévisible d'une épidémie : il l'estime entre huit et douze semaines pour la grippe.
Cette doctrine prévoit que l'employeur est responsable de la protection de ses personnels, en fonction de leur activité. En gros, je comprends de ce document que, pour les personnes qui font face à du public, il faut des masques de protection chirurgicaux ; mais, pour les établissements de santé, le type de masques n'est pas précisé. Apparemment, ce changement de doctrine n'a pas été accompagné d'une circulaire.
Du fait de ce changement de doctrine, il est clair pour l'État qu'il ne lui appartient plus de disposer d'un stock de masques FFP2. Le stock de masques FFP2 se périme donc tranquillement - c'est triste à dire - au milieu des années 2010 ; les masques sont régulièrement détruits par l'Éprus, dont c'est une des missions.
L'État considère qu'il a, par deux fois au moins, délégué la responsabilité de disposer de stocks de masques aux établissements : la première par la circulaire de Xavier Bertrand, la seconde par l'avis du SGDSN. Dès lors, dans l'esprit des acteurs de l'État, il n'y a plus lieu de conserver un stock centralisé de masques FFP2. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a pas eu de nouvelle commande.
Selon cette nouvelle doctrine, le stock national appelé stratégique est destiné aux malades et leurs contacts ; il s'agit donc plutôt d'un stock d'appoint, constitué principalement de masques chirurgicaux. Aucun document, à ma connaissance, ne précise clairement de combien de masques doit être constitué ce stock stratégique ; mais tous évoquent plutôt la notion d'un stock tampon, tournant et la nécessité de diversifier les sources d'approvisionnement.
L'Éprus jusqu'en 2016, et Santé publique France par la suite, gère les stocks acquis en 2005 et 2009 de façon passive, sans mettre en oeuvre les stocks tournants recommandés par le Haut Conseil de la santé publique et, apparemment, sans diversifier les sources d'achat.
Jusqu'en octobre 2018, le stock théorique de masques chirurgicaux est bien de 700 millions à Santé publique France, ce qui explique probablement l'absence d'alerte. Il n'y avait pas de raison d'alerter : pour autant, ces masques étaient-ils utilisables ?
Comme l'a très justement expliqué Marisol Touraine, ces masques n'avaient pas de date de péremption. Seulement, en 2014, une nouvelle norme est publiée pouvant mettre en cause l'efficacité des masques acquis neuf ans plus tôt. J'ignore à quel point cette question a fait l'objet d'échanges entre la DGS et Santé publique France ou le cabinet de Marisol Touraine, ni même s'il y en a eu.
C'est seulement en avril 2017, soit trois ans après l'édiction de cette norme et juste avant le changement de gouvernement, que le DGS de l'époque, Benoît Vallet, saisit officiellement Santé publique France pour dresser un état des lieux des stocks stratégiques de l'État, notamment un audit sur l'efficacité des masques au regard de la norme de 2014. La saisine ajoute qu'il faut actualiser la stratégie globale d'acquisition des masques pour tenir compte - j'allais dire : enfin ! - de la doctrine de 2013 et redimensionner le stock de masques pour en faire un stock tampon. L'idée est toujours : il y a trop de masques, il faut que ça tourne et qu'on les distribue avant leur péremption et il faut diversifier les sources de production. Cette saisine répète donc ce que disaient le Haut Conseil de la santé publique et le SGDSN.
Marisol Touraine vous a dit ne pas avoir été informée d'un potentiel problème sur les masques ; j'en suis absolument persuadée. Personne non plus ne m'en informe à mon arrivée, en 2017. Le dossier ministre qui m'est remis par la DGS, donc par Benoît Vallet, à mon entrée en fonction, qui doit me faire état des zones d'alerte, ne fait aucune mention de problèmes ni sur les stocks stratégiques en général ni sur les masques en particulier. Je tiens ce dossier à votre disposition.
Pour autant, parce que cette gestion de stocks dormants ne paraît pas optimale au Haut Conseil de la santé publique comme à la DGS, le contrat d'objectifs et de performance de Santé publique France que nous avons écrit avec Benoît Vallet demande clairement à cette agence de travailler à disposer de stocks tournants, conformément aux recommandations de 2011, c'est-à-dire de remettre dans le circuit régulièrement des produits et d'en recommander, afin qu'il n'y ait plus de stocks dormants se périmant jusqu'à être détruits. Il est aussi demandé à Santé publique France de diversifier ses sources d'approvisionnement. François Bourdillon et moi-même signons ce contrat au début du mois de février 2018.
Après la saisine de Benoît Vallet en avril 2017 sur l'état des stocks, Santé publique France met dix-huit mois à réaliser l'audit demandé. En octobre 2018, le résultat tombe : sur les 700 millions de masques, environ 600 millions sont non conformes, notamment ceux qui datent de 2003 et 2005. Les problèmes sont nombreux : non-conformité au regard de la norme de 2014, moisissures, dégradation des boîtes, entre autres. Il y a fort à parier qu'ils n'étaient plus conformes depuis plusieurs années ; je ne pense pas qu'ils se soient tous périmés en 2017 ou 2018 - certains avaient déjà dix ans d'âge en 2013. Le stock de 700 millions affiché pendant toutes ces années n'a donc jamais fait l'objet d'évaluation qualitative.
Dans cet audit, nous apprenons aussi que la péremption des stocks ne concerne pas que les masques, mais aussi de nombreux autres produits, comme les antiviraux, les antibiotiques, les antidotes ; la liste des produits défaillants est datée du début du mois d'octobre. Vous comprendrez que je ne souhaite pas entrer dans le détail, vu la hiérarchie des risques de l'époque, que tout décideur public doit évidemment prendre en compte - souvenons-nous de l'importance du risque attentat en 2017 et 2018.
Apprenant cela, le DGS convoque une réunion en urgence, dans la semaine qui suit la note, et adresse une commande à Santé publique France le 30 octobre. Elle vise tous les produits à acquérir pour répondre à cette péremption, dont 100 millions de masques chirurgicaux pour 2019. Le même courrier demande également à Santé publique France d'évaluer les capacités de production et d'approvisionnement au cas où des masques chirurgicaux devraient être commandés.
J'ignore si cette diversification des sources de production a été faite par Santé publique France. Quant à la commande de 100 millions de masques initiée par la lettre du 30 octobre, elle n'est réalisée qu'en juillet 2019. Ainsi, Santé publique France a mis neuf mois pour commander les masques. J'ai donc un doute sur leur degré de préoccupation. Je ne sais pas qui, à Santé publique France, a rétrogradé le niveau d'alerte au point de prendre le risque de rester un an avec un stock bon à détruire sans activer de nouvelle commande - la nouvelle commande est arrivée en octobre 2019.
Beaucoup citent le rapport de décembre 2018 du professeur Stahl, qui fait suite à une saisine de la DGS à la fin de 2016 sur les contre-mesures à prendre pour parer à une pandémie grippale. Je rappelle que la saisine par Santé publique France du professeur Stahl et des autres experts ne porte que sur les antiviraux et les vaccins ; à aucun moment elle ne vise les masques, et ce sont les experts eux-mêmes qui se sont autosaisis de la question. Ce qui montre bien que les masques ne sont pas une préoccupation à l'époque.
Enfin, Geneviève Chêne a expliqué que, à son arrivée, en novembre 2019, la question des stocks défaillants ne lui avait pas été signalée. Elle a découvert le sujet des masques en janvier 2020, comme moi, lorsque je lui ai posé la question. Cela veut dire que le sujet était absent de la transmission entre les deux directeurs généraux de Santé publique France.
Au ministère, une réunion de sécurité sanitaire se tient tous les mercredis, autour du DGS et en présence de tous les directeurs d'agence. Un membre de mon cabinet y a systématiquement siégé. C'est toujours Santé publique France qui prend la parole en premier, l'agence étant chargée en priorité des risques sanitaires.
Comme ministre, j'ai lu les comptes rendus de ces réunions toutes les semaines. La question des stocks stratégiques ou des masques n'a jamais été soulevée depuis 2017. Je puis même dire : depuis 2012, puisque j'ai participé à cette réunion auparavant, comme directrice et présidente d'agence.
L'histoire des masques est donc celle d'une longue succession de changements de doctrine, plus ou moins bien compris par les acteurs de terrain et avec des lenteurs de mise en oeuvre, s'agissant notamment de la diversification des sources d'achat, demandée depuis 2011, sans que, à aucun moment, une alerte digne de ce nom n'ait été lancée vers les ministres concernés.
La question de Bernard Jomier sur l'appareil d'État était donc tout à fait pertinente...
Au cours de ce long déroulé tout à fait intéressant, vous avez dit avoir posé des questions. J'aimerais connaître les réponses que vous avez reçues. Ainsi, quelles ont été les réactions du Président de la République et du Premier ministre lorsque vous les avez alertés, le 11 janvier ?
Le 21 janvier, vous demandez le stock de masques au DGS : il a dû vous répondre 100 millions de masques valables, puisque c'est la commande qu'il avait faite. Comment avez-vous réagi à ce moment-là ?
Le 24 janvier, vous demandez qu'on commande des masques FFP2. À quelle date avez-vous demandé des commandes de masques grand public ?
Vous avez demandé, le 12 février, l'état des stocks nationaux de masques et équipements partout, dans le privé et le public. Vous a-t-on répondu ?
En définitive, selon vous, à quoi a servi Santé publique France ?
Enfin, comment avez-vous préparé les hôpitaux et les Ehpad ? Vous avez commencé à en parler à propos de l'achat européen de masques du 5 février.
Le 21 janvier, lorsqu'on me dit qu'il s'agit d'un virus à transmission interhumaine, je prends deux décisions.
D'abord, exposer à la population qu'il y a un risque épidémique, pour commencer à préparer l'opinion publique : je commence à tenir tous les jours un point presse pédagogique, pour expliquer ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas.
Ensuite, je pose la question sur les masques, parce que, pour moi, pour lutter contre un virus respiratoire, il faut des masques.
Le DGS me répond qu'il va demander à Santé publique France. La réponse de Santé publique France arrive après deux ou trois jours : au 21 janvier, le stock de masques est composé de 33 millions de masques chirurgicaux pédiatriques et 65,9 millions de masques chirurgicaux pour adulte ; et nous devons recevoir avant la fin du mois de février 10,6 millions de masques pédiatriques et 54,6 millions de masques pour adulte - ce sont les commandes d'octobre 2018, passées seulement en juillet 2019. Olivier Véran apprendra bien après mon départ que Santé publique France s'est trompé, et qu'il reste en stock 500 millions de masques qui n'ont pas été détruits - vous lui demanderez quelle a été sa réaction.
L'information me parvient le 24 janvier au matin, comme je pars au conseil des ministres. Je réponds au DGS : il faut recommander des masques. Quand je le vois, il me rappelle la doctrine de l'État : les masques des stocks stratégiques sont destinés aux malades, les masques FFP2 pour les soignants sont dans les hôpitaux. Je demande donc à mon directeur de cabinet, le lendemain, de faire remonter l'état des stocks dans les hôpitaux.
Vous me demandez si j'ai commandé des masques grand public. Les recommandations internationales sont à l'époque unanimes : il n'y a pas d'intérêt à porter un masque en population générale. Le rapport Stahl inventorie bien toutes ces recommandations, qui vont dans le même sens. Je ne pense donc pas à commander des stocks de masques chirurgicaux. Mon inquiétude, c'est qu'il va y avoir des malades dans les hôpitaux, et que les soignants doivent être préparés et disposer de masques.
Sur la population générale, le 30 mars encore, le directeur exécutif de l'OMS, Mike Ryan, déclare : il n'y a pas de preuve suggérant que le port du masque par l'ensemble de la population aurait un effet bénéfique. L'OMS dira qu'il a un intérêt à partir du 5 juin.
Je comprends que cela puisse choquer à l'aune de ce que nous vivons, mais un décideur public fait avec les recommandations qui existent. La recommandation du masque grand public n'étant modifiée que le 5 juin, vous comprendrez que je n'aie pas imaginé commander des masques pour la population générale le 24 janvier.
Jean-Christophe Lagarde, président de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la grippe H1N1, avait expliqué que les Français devaient avoir parfaitement conscience des incertitudes scientifiques inévitables lors de l'apparition d'un nouveau virus, qui peuvent conduire les pouvoirs publics à modifier les mesures de prévention au fur et à mesure de l'évolution de la connaissance scientifique. Avec la covid, on ne peut pas dire que nous ayons eu des certitudes... Les recommandations ont donc changé, à l'instar des recommandations internationales.
La semaine du 28 janvier, nous découvrons que les stocks des hôpitaux sont très hétérogènes, non seulement pour les masques, mais aussi pour les gants et les autres équipements. Certains hôpitaux se sont très bien préparés à une crise d'ampleur, d'autres pas. Le 6 février, quand nous connaissons les stocks de toutes les régions, le DGS me fait porter une note expliquant qu'il n'y a pas assez de stock de masques FFP2 dans les hôpitaux et qu'il faut en recommander beaucoup plus que prévu. Sur la base de deux masques par jour et par soignant, par analogie avec une pandémie grippale, nous commandons 29 millions de masques FFP2 pour les établissements.
Le SGDSN nous informe le 28 janvier qu'une grande majorité des équipements de protection sont produits en Chine et que beaucoup de matières premières viennent de Wuhan, où se fait la production des masques. À cette date, la ville est déjà totalement fermée, et 100 millions de personnes sont confinées dans la région d'Hubei. Les vols s'éteignent, alors que la tension internationale est énorme, tout le monde commençant à passer commande à peu près au même moment.
On me propose différents scénarios : je décide de créer un stock d'État de masques FFP2, contre la doctrine de 2013, et de commander un stock d'amorce pour les soignants, en attendant des commandes ultérieures. Par ailleurs, nous nous associons à la proposition de la Commission européenne d'un appel d'offres groupé.
Le stock tampon doit être distribué aux professionnels de santé et couvrir les besoins pour un mois. Il est calculé sur la base de deux masques par personne et par jour, dans les hôpitaux comme les Ehpad. Tel est le scénario qui m'est proposé par la direction générale de la santé et que je confirme.
Pour les professionnels libéraux, je choisis le scénario le plus proactif, consistant à leur distribuer un kit, considérant qu'ils n'ont pas compris la doctrine de 2013, selon laquelle chacun est responsable de sa propre protection.
Nous passons donc commande le 6 février, sur la base des remontées des ARS, qui, je dois le dire, nous ont surpris.
À la même date, nous ouvrons des lignes de production nouvelles. J'ai compris que cela avait été compliqué. Seuls les producteurs pourraient vous l'expliquer, mais on m'a dit que les machines comme la matière première venaient de Chine.
Outre les masques, j'achète 50 000 paires de lunettes, 3 millions de paires de gants, 200 000 surchaussures, 200 000 charlottes et 100 000 litres de solution hydroalcoolique pour les hôpitaux, les Ehpad et les soignants, sur la base des calculs de la DGS. La commande n'était pas encore arrivée quand je suis partie, une semaine plus tard.
Vous me demandez à quoi a servi Santé publique France.
Cet établissement est considéré comme un opérateur d'importance vitale (OIV). L'Éprus a reçu par la loi du 5 mars 2007 ce statut, visant une organisation identifiée par l'État comme ayant des activités indispensables à la survie de la nation. Pour des raisons de sécurité nationale, la liste de ces opérateurs n'est pas publique. Le dispositif des OIV résulte d'un décret de 2006 ; il a été codifié au code de la défense en 2007.
L'Éprus est donc considéré comme un établissement absolument indispensable à la gestion de crise. À la suite de son inclusion dans Santé publique France, je ne sais pas si Santé publique France a pris ce statut d'opérateur d'importance vitale.
Intégrer à une agence sanitaire un opérateur d'importance vitale correspondait à la volonté de se rapprocher du modèle des agences anglaise et américaine. Mettre ensemble la surveillance et l'alerte faisait sens.
Seulement, les rapports d'activité de Santé publique France ne restituent que très marginalement les missions auparavant exercées par l'Éprus : ils traitent essentiellement de la réserve sanitaire, quasiment jamais des stocks stratégiques ; les débats et questionnements sur la doctrine de constitution et d'usage des produits et consommables de santé ne sont qu'à peine évoqués. Je ne crois pas que le conseil d'administration de Santé publique France n'ait jamais été alerté des problèmes de stocks.
Je ne sais pas si, ni à quel point, Santé publique France a eu pendant la crise des difficultés à assurer ses missions logistiques ; seul Olivier Véran peut vous le dire. Ce que je sais, c'est que, en 2018 et 2019, l'agence ne s'était pas dotée des moyens de répondre au contrat d'objectifs et de performance, s'agissant de la diversification des sources d'achat comme de la constitution des stocks tampons destinés, selon la doctrine de l'époque, à tourner.
L'intégration de l'Éprus dans Santé publique France a-t-elle dégradé le niveau d'alerte ou d'intérêt sur ses missions d'importance vitale ? C'est une question qui peut se poser aujourd'hui.
Vous ne m'avez pas répondu en ce qui concerne la réponse du Président de la République et du Premier ministre à votre première alerte, le 11 janvier, ni sur la manière dont vous avez pensé la préparation des hôpitaux et des Ehpad.
J'ai échangé avec le Premier ministre quasiment quotidiennement au sujet de la crise, à partir de notre première réunion de ministres, le 26 janvier. Il était au fait de tout, quasiment en temps réel, et extrêmement en alerte.
Le Président de la République m'a demandé de faire un point lors de chaque conseil des ministres, ce que j'ai fait. Il me répondait chaque fois que je lui envoyais un point de situation. Il a été totalement en alerte, comme le Premier ministre. Nos relations étaient d'une très grande fluidité. En dehors des réunions de ministres et des conseils des ministres, j'ai eu régulièrement l'occasion de leur parler de la crise.
On s'interroge beaucoup sur les Ehpad. La direction générale de la cohésion sociale, qui pilote la politique du grand âge, est intégrée au centre de crise depuis le début. Nous avons toujours considéré les établissements de santé et les Ehpad de la même manière en termes de niveau d'information.
S'agissant des hôpitaux, mon idée était qu'on monterait en charge progressivement si le virus arrivait en France - ce dont j'avais une intuition, mais évidemment pas la certitude. Je pensais à la déprogrammation des activités habituelles pour libérer du capacitaire, comme dans les plans blancs, et au recours à des équipements en stock. C'est pourquoi j'ai demandé quel était notre stock national de respirateurs. Je n'ai pas eu de réponse à cette question, posée le 12 février. On n'appuie pas sur un bouton au ministère pour savoir combien il y a de saturomètres au doigt dans les pharmacies d'officine : il faut du temps pour remonter les informations. Je pense qu'elles sont remontées après mon départ.
Dans notre esprit, le DGS pilotait la crise, avec autour de lui toutes les directions d'administration centrale et tous les ministères concernés - MAE, la Défense, Beauvau, notamment. On ne peut donc pas dire qu'il y ait eu un défaut de pilotage : tout le monde était autour de la table au centre de crise.
Pour ce qui est du message adressé au Président de la République et au Premier ministre le 26 janvier,...
Je vous les ferai parvenir par écrit.
La réponse du Président de la République et du Premier ministre à mes messages était : merci, on prend note et on fait une réunion. Je ne leur posais pas de questions, mais je leur exposais la situation. Dès qu'il y a eu une urgence ou un événement - premier mort en Chine, transmission interhumaine, premier cas en France -, je leur ai écrit un message, auquel ils ont systématiquement répondu : bien reçu, nous faisons le point demain ou après-demain. En général, le Premier ministre organisait une réunion de ministres pendant le week-end qui suivait mon texto. Il y a toujours eu une réunion interministérielle programmée dans les quarante-huit heures.
Quant au Président de la République, je répète qu'il m'a demandé de faire un point en conseil des ministres chaque fois que je lui ai écrit un message.
Mon sentiment est qu'il y a eu une forme d'attente : l'attente que les cas arrivent, l'attente des recommandations, l'attente de doctrines. Or, comme vous l'avez rappelé, gouverner c'est anticiper.
Quand vous avez vu, comme nous, le confinement et les mesures draconiennes prises en Chine, avec l'idée qu'on pouvait se faire d'un agent hautement pathogène, quel regard avez-vous porté sur la situation ? J'ai bien compris que vous avez été en vigilance, mais, en dehors de la gestion technique, quelle latitude, quelle autonomie aviez-vous pour impulser une dynamique ? Certains pays n'ont pas attendu des directives ou autres doctrines : ils ont pris les devants. Il n'y avait pas d'articles dans la presse, mais vous avez vu, comme nous, ce qui se passait : cela n'appelait-il pas de votre part, en tant que professionnelle de santé et ministre, quelque chose de plus ?
Dans les Ehpad, l'alerte n'a pas été suffisante. Je pense à tous les personnels - cuisiniers, par exemple - qui n'avaient pas de protections individuelles. Résultat : nous avons eu beaucoup de cas et de décès. D'où aurait dû venir l'alerte, et qu'est-ce qui a manqué ? Pourquoi notre pays, contrairement à l'Allemagne, n'a-t-il pas fait de la protection des personnes âgées une priorité absolue ?
Il faut tenir compte de la contraction du temps et juger sur des actes, non sur des paroles. Je voudrais interroger non pas le médecin, mais la ministre, la politique, sur un certain nombre de points qui me paraissent très confus.
Lors de son audition, M. Bourdillon a déclaré qu'il était nécessaire d'injecter de l'expertise dans l'Éprus au moment de son intégration à Santé publique France et qu'il y avait eu une mission d'information sur les stocks. Les conclusions de cette mission reprenaient le chiffre du milliard de masques nécessaires pour faire face à l'émergence d'une pandémie, mais, nous a-t-il expliqué, cette estimation passait à côté du changement de doctrine de 2013, distinguant les stocks de la population générale et ceux des établissements hospitaliers : l'expertise n'était donc pas adaptée. Quand on confie une expertise à quelqu'un sans lui dire que la doctrine a changé, cela pose question...
L'ancien directeur général de Santé publique France nous a également signalé qu'une expertise menée par son agence en 2018 avait montré l'inefficacité de certains masques commandés, concluant que le stock était alors retombé, mais que de nouveaux choix avaient été faits en faveur d'une évolution des commandes vers des stocks tournants, avec des stocks constants moins importants. Il a précisé que ces évolutions n'avaient fait l'objet d'une transmission ni à la ministre de la santé ni à son cabinet.
Quand avez-vous su qu'il ne restait plus que 99 millions de masques, puisque vous n'en avez pas été informée en 2018 à la suite de l'expertise demandée par Santé publique France elle-même?
M. Salomon nous a expliqué que ce n'est pas lui qui avait décidé du niveau du stock stratégique de masques. Il a précisé qu'il avait répondu à la lettre du 6 septembre dès le 30 octobre, avec pour instruction d'acquérir 50 millions de masques et 50 millions supplémentaires si le budget le permettait. Il a ajouté que vous n'avez eu connaissance ni de l'état du stock stratégique ni de ces courriers. Est-il normal que vous n'ayez pas été informée ?
De même, est-il normal que vous n'ayez pas été informée qu'aucune circulaire n'avait été envoyée aux hôpitaux sur le changement de doctrine ? Et donc qui fait la doctrine, si la ministre n'est même pas informée ? Estimez-vous que des sanctions auraient dû être prises ?
Le 26 janvier, vous avez dit en conférence de presse : nous avons des dizaines de millions de masques en stock en cas d'épidémie, ce sont des choses déjà programmées. D'où teniez-vous ces informations ?
Je redis mon trouble : un problème se pose sur le plan de l'organisation de l'État et de la mise en oeuvre d'une politique de santé publique. À l'Assemblée nationale, vous avez dit que l'absorption de l'Éprus par Santé publique France avait pu diluer les compétences de gestion de crise et réduire la réactivité et qu'il faudrait peut-être une agence dédiée aux crises en général. Quelle est votre position aujourd'hui ? N'estimez-vous pas que ces agences doivent rendre des comptes et que le ministre doive leur poser des questions ?
La commande de masques chirurgicaux que vous avez passée le 30 octobre semble n'être jamais arrivée à bon port. À partir de cette expérience, avez-vous changé de canaux de fabrication et de livraison pour les commandes des 30 janvier et 7 février ?
Lorsque vous étiez ministre, nous avons pu apprécier, même si nous étions en désaccord, votre rigueur, votre maîtrise des dossiers et votre grande connaissance du système de santé. Quand on entend le déroulé de toutes les décisions que vous avez prises, je n'y vois rien à redire. Mais, comme nous connaissons le résultat, nous ne pouvons que nous étonner : il y a obligatoirement quelque chose qui, si je puis dire, ne colle pas.
S'agit-il d'un manque d'articulation, comme l'a suggéré Bernard Jomier, d'une pesanteur bureaucratique, d'une dilution des responsabilités entre les différentes agences ? Je ne sais, mais le fait est que ça ne marche pas. Vu les décisions que vous avez impulsées, pourquoi l'efficacité n'a-t-elle pas été meilleure ? Il est important que nous le sachions, parce qu'un changement est nécessaire - peut-être dans la « doctrine », même si je n'aime pas ce terme employé à tire-larigot.
Il me reste à vous poser une dernière question, dans laquelle je vous demande de ne voir aucune impertinence : du fait de votre prise de conscience et parce que vous semblez avoir pris les décisions nécessaires, il est difficile de comprendre pourquoi vous avez quitté le ministère à la mi-février, alors qu'il restait beaucoup à faire et que vous sembliez bien maîtriser le sujet.
Je n'ai jamais douté de votre volonté de bien faire ni de votre sens du bien commun. De surcroît, vous avez eu l'intuition de la gravité de cette maladie : au fond, vous avez vu arriver le tsunami. Seulement, la capacité d'agir de l'appareil d'État n'a pas été à la hauteur de cette intuition. Il y a là un vrai problème pour nous, parce que la politique est l'art de l'exécution. En l'occurrence, l'intendance n'a pas suivi.
Nous devons, bien sûr, nous pencher sur les commandes passées, mais le fait est que la gestion des stocks a été calamiteuse.
À aucun moment vous n'avez suggéré que, dans cette crise, nous aurions manqué de moyens. Confirmez-vous que le problème n'est pas venu d'un manque de moyens, mais plutôt, peut-être, d'un excès de bureaucratie ?
J'ai souvent interrogé les responsables que nous avons auditionnés sur la dimension européenne et internationale de la crise. À cet égard, j'ai été frappé par votre remarque terriblement juste sur le peu d'appétence des pays européens. Il est absolument dramatique que trois pays seulement aient répondu à votre demande. Je suis étonné que votre expression publique sur des sujets aussi graves n'ait pas été à la hauteur de votre intuition. Quel regard portez-vous sur le fonctionnement de nos institutions européennes ?
Après ce que je viens de dire, je ne comprends pas, madame Préville, comment on peut imaginer que nous aurions été en attente.
J'ai réclamé, la première, un conseil des ministres européen. J'ai exigé un élargissement des définitions de cas, contre toutes les instances internationales, et je l'ai obtenu. J'ai été la première à appeler mes homologues internationaux, notamment Jens Spahn, le 25 janvier, qui m'a dit que la crise était gérée au niveau des experts. Je lui demandais : met-on les gens en quarantaine, ferme-t-on les frontières ? Il m'a rappelée plus tard, parce que ce n'est pas lui qui gérait.
Pour ma part, j'étais déjà au front tous les jours. Nous avons passé deux semaines ensemble, nuit et jour, entre le 21 janvier et le 4 février, sur le projet de loi de bioéthique : pendant que nous discutions de procréation médicalement assistée (PMA) et de congélation d'ovocytes, je gérais les relations avec Jean-Yves Le Drian sur l'international et je demandais les stocks de masques...
Nous sommes aussi le premier pays européen à avoir eu un test PCR.
La question portait sur la latence non pas de vos décisions, mais de leurs résultats. Commander des masques, c'est bien, mais quand arrivent-ils ? Il semble, à vous entendre, que vous ayez eu les bons réflexes : pourquoi les résultats n'ont-ils pas suivis ?
Beaucoup de gens me reprochent l'absence de masques pour les soignants ; c'est d'ailleurs l'objet des plaintes à la Cour de justice de la République. Je rappelle que mes enfants, tous médecins, étaient au front, à s'occuper de malades en réanimation et en soins intensifs. J'étais moi-même à Percy, où nous n'avions pas toujours tous les matériels nécessaires. Je ne vois donc pas les choses du haut d'un trône désincarné.
La question des masques est restée sous le radar pendant dix ans, avec une forme de traumatisme liée à la gestion de la crise H1N1. J'ai hérité de cette situation. Quand j'ai commandé des masques, il était déjà trop tard : la Chine est fermée et tous les pays européens vont progressivement essayer de commander des masques.
Les établissements qui avaient suffisamment de stocks s'en sortent bien. D'autres n'en avaient pas assez, et c'est dramatique.
Les médecins libéraux, pour beaucoup, n'estimaient pas que ce fût à eux d'en avoir. Dont acte. Mme Guillemot me demande pourquoi je n'ai pas vérifié que la doctrine avait changé en 2013. Si j'avais dû vérifier toutes les circulaires du ministère des dix dernières années... Quand on arrive au pouvoir, on considère que les collègues ont travaillé.
La préparation aux crises sanitaires fait partie des critères de certification des établissements de santé : depuis 2010, la certification des hôpitaux comporte un critère consistant à vérifier que les hôpitaux ont des plans et savent les utiliser pour se préparer. Des exercices de crise ont lieu en permanence au ministère, avec les ARS, les préfets et les établissements. Des exercices de crise sanitaire, il y en a tous les trimestres dans toutes les régions. Seulement, la problématique du stock n'est pas apparue dans la certification : je ne puis que le déplorer, comme 65 millions de Français.
Quand nous avons commandé des masques FFP2, il était déjà trop tard, non pas parce que nous aurions passé la commande trop tard - nous l'avons passée très tôt -, mais parce que tout s'arrêtait et que les lignes de production étaient très difficiles à monter.
Nous avons une commission d'enquête nationale, ce qui est normal, mais d'autres pays ont aussi manqué de masques. La crise a touché en termes de masques tous les pays qui n'avaient pas de stocks suffisants. Par ailleurs, des hôpitaux ont retrouvé des stocks qu'ils ne pensaient pas avoir et il y a eu des vols par milliers.
Madame Préville, vous me demandez quelle latitude j'ai eue. Je pense que le Premier ministre a été totalement à l'écoute, tous les jours, de ce que je lui disais. Je n'ai senti à aucun moment, ni chez lui ni chez le Président de la République, une sous-estimation du problème. J'ai eu de la latitude, parce que, je le pense, ils me faisaient totalement confiance.
Oui, monsieur Henno, la politique est l'art de l'exécution, mais elle consiste aussi à être en phase avec un pays. Or ce que j'ai ressenti, et qui explique peut-être le sentiment que vous avez pu avoir d'une forme de délais trop longs entre les commandes passées et l'exécution, c'est que, globalement, il y avait une sous-évaluation du risque par les experts.
S'agissant des experts internationaux, je rappelle que, à l'OMS, on estimait encore très tardivement que la Chine pouvait endiguer l'épidémie et qu'on pourrait être protégé. La pandémie n'a été déclarée que le 11 mars... Nous n'avions donc pas l'appui suffisant des instances internationales pour mettre tout le monde en alerte.
Tout le monde a été absolument bouleversé par le confinement. J'entends autour de moi des amis qui disent : personne ne l'a vu venir. J'avoue ne pas comprendre. Comment, quand l'Italie explose et que la Chine confine 100 millions de personnes, peut-on encore être surpris de ce qui nous arrive ?
La ministre a beaucoup de pouvoirs, mais quand la France entière pense que les Chinois ne savent pas soigner des gens, que c'est un pays sous-développé et que, s'il y a des morts, c'est parce qu'ils ne savent pas utiliser des respirateurs... C'est ce que j'ai entendu : chez nous, on sait faire de la réanimation. Bref, il y a eu une sorte de déni.
Je ne puis pas ne pas vous rappeler ce que disaient certains collègues, parce que cela peut expliquer l'esprit qui dominait même dans les administrations et les hôpitaux ou chez les médecins. Je ne devrais peut-être pas, mais je vous livrerai peut-être un échange téléphonique que j'ai eu le 12 février, la veille de mon départ, avec un membre du collectif inter-hôpitaux. Nous avions programmé une réunion le mercredi suivant, dans le contexte de la grève administrative des chefs de service - il se trouve que c'est Olivier Véran qui a participé à cette réunion.
Dans le train, à Bruxelles, je disais donc à mon interlocuteur, entre deux wagons : arrêtez votre grève, nous avons besoin que vous répondiez aux mails parce qu'un tsunami arrive, vous devez vous mettre en ordre de marche, les hôpitaux doivent se préparer, arrêtez cette grève, allez aux réunions et répondez aux directeurs. Je sentais bien qu'il y avait un blanc...
Voyez les journaux : c'est seulement en mars que le JDD a fait son premier article sur la menace de l'épidémie. Avant, c'était : qu'est-ce qui se passe à Wuhan ?
Voyez aussi nos experts sur les plateaux télé. Le vendredi 6 mars, Philippe Juvin, chef de service des urgences de réanimation de l'Hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP), déclarait : « il faut relativiser les choses, pas de panique ». Éric Caumes, le 25 février : « Au jour d'aujourd'hui, on peut difficilement parler d'épidémie, alors qu'on n'a même pas de nouveaux cas en France. Il ne faut pas aller plus vite que la musique. » Il est vrai que nous n'avons pas eu de cas pendant presque trois semaines en février : la pression s'est donc relâchée.
Des phrases d'experts de ce type, je pourrais en citer des dizaines. Patrick Pelloux, le 6 mars : « J'engage le Gouvernement à faire très attention à ne pas déstabiliser toute la société ni tout le pays. Elle ne sera pas forcément plus grave que la grippe saisonnière. On essaie de contenir les choses. » Christophe Prudhomme, urgentiste et président de syndicat, porte-parole santé de la CGT : « On est un certain nombre de médecins à penser que la surréaction des politiques va être plus grave que la maladie. Tous les jours, c'est six à huit morts sur les routes, tous les jours une épidémie de grippe, l'épidémie de grippe saisonnière, c'est 5 000 morts depuis le début. On sait maintenant avec le recul qu'on a, notamment des retours de Chine, que le virus est relativement peu mortel et touche principalement les personnes âgées. » Du genre, ce n'est pas grave...
Ces propos datent du 6 mars et je pars le 15 février : que voulez-vous que je vous dise ?...
Le moins que l'on puisse dire, c'est que la DGS, le Premier ministre et le Président de la République, nous étions préparés en mode combat. J'ai déclenché le plan ORSAN-REB le 14 février, la veille de mon départ. Seulement, quand un pays est dans le déni, c'est très compliqué.
C'est pourquoi je faisais des points presse quotidiens : il s'agissait de faire monter progressivement la conscience de la menace dans l'opinion publique. Si, le 21 janvier, j'avais fait état de mon intuition, qui n'était partagée par quasiment personne, on m'aurait traitée de folle. En revanche, je pensais que, en livrant tous les jours aux Français l'état des lieux de ce qui arrive, l'opinion se préparerait. Force est de constater qu'elle ne s'est pas préparée.
On ne peut pas dire que les établissements et les Ehpad n'ont pas été prévenus. De nombreux messages d'alerte ont été envoyés aux professionnels libéraux, aux ARS, aux établissements. Comment ont-elles été traitées au niveau des commissions médicales d'établissement, je ne puis pas vous le dire. Mais je me souviens de cette conversation du 12 février que je vous ai rapportée - je ne veux pas citer mon interlocuteur pour ne pas le mettre en difficulté. Je disais simplement qu'il fallait prendre conscience du risque et se mettre en mode combat.
Madame Guillemot, pourriez-vous me rappeler votre question sur l'expertise de 2018 ?
À la suite du changement de doctrine de 2013, l'expertise de 2018 a conclu que les masques étaient périmés, mais vous n'en avez pas eu connaissance. Le DGS a répondu le 30 octobre qu'il fallait commander 50 millions de masques et peut-être 50 millions supplémentaires. Il nous a affirmé s'être aperçu à ce moment-là que la circulaire n'était pas partie. Je pense, comme beaucoup, que vous auriez dû être informée. J'ai posé la question au DGS, mais il n'a pas répondu. Cette question du rôle des agences se pose en termes d'organisation de l'État.
J'ai dirigé trois agences sanitaires depuis 2007, notamment dans le domaine de la gestion des risques. Des réunions techniques se tiennent régulièrement entre les agences et la DGS, qui en exerce la tutelle. Des rapports d'experts comme le rapport Stahl, les agences en font des dizaines, voire des centaines, par an : il s'agit de rapports internes qui les aident à faire des propositions et ils ne sont pas censés être publics ou transmis au ministre, sauf s'il y a eu une demande de celui-ci.
Il faudrait interroger les acteurs, mais, à mon avis, lors de la réunion qui s'est tenue entre Santé publique France et la DGS sur la liste des produits à commander, il n'y a pas eu de conflit : je pense qu'ils étaient d'accord sur la liste et sur le nombre. En réalité, seuls remontent au cabinet et au ministre les points nécessitant un arbitrage, parce que les acteurs ne sont pas d'accord entre eux. Si Santé publique France n'avait pas été d'accord avec la commande de 100 millions, estimant qu'elle était insuffisante, elle m'aurait alertée du risque ou aurait demandé un arbitrage. C'est le rôle du DGS : il fait remonter en permanence les alertes ou les arbitrages nécessaires. La question des masques n'a donc pas dû être un sujet d'alerte.
De fait, si cette question avait été un sujet d'inquiétude pour Santé publique France, pourquoi, alors que le DGS organise une réunion dans les huit jours suivant l'annonce de la péremption des stocks, auraient-ils attendu juillet 2019 pour passer commande ? Je doute donc qu'il y ait eu une inquiétude à Santé publique France au sujet des masques.
Le stock de 1 milliard a été constitué en 2009, au moment de la grippe H1N1. Tout le monde, vous l'avez compris d'après l'exposé des doctrines successives, considère désormais qu'il faut des stocks tournants et des stocks tampons et que, plutôt que de stocker 1 milliard d'unités, il faut diversifier les sources d'achat pour ne pas être en situation de pénurie. Dans l'esprit de tout le monde, on laissait donc ce stock se périmer - c'est ce que je comprends. En revanche, sur le niveau qui doit être celui du stock tournant, je ne trouve pas d'indication claire, au niveau ni du SGDSN ni du Haut Conseil de la santé publique.
Le rapport Stahl, très intéressant et très bien rédigé, fait l'hypothèse de 30 % de la population malade de la grippe, soit 20 millions de foyers infectés : à raison d'une boîte par malade, cela fait 1 milliard de boîtes. Mais il ne considère pas qu'il faudrait un stock stratégique de 1 milliard : il souligne qu'il faut des stocks au plus près des besoins, près des malades et des officines. En fait, le rapport envisage plutôt la stratégie des Suisses, qui imposent à leur population d'avoir une boîte de masques à domicile. Il ne préconise pas que l'État se dote d'un stock stratégique centralisé de 1 milliard.
La commande de Santé publique France de 100 millions de masques a été, je pense, acceptée. Sinon, il y aurait eu une demande d'arbitrage. Quand une agence considère qu'il y a un risque, notamment de sécurité sanitaire, il n'est pas possible que ça ne remonte pas. C'est donc qu'il y avait accord sur une stratégie commune : commander 100 millions de masques pour constituer un stock tournant et diversifier les zones de production.
Voilà ce que je comprends ; mais, sincèrement, c'est une reconstitution. Je suis partie le 15 février, et rien ne m'est remonté auparavant.
Mme Guillemot vous a interrogée aussi sur une éventuelle agence dédiée aux crises. De fait, vos propos confirment notre intuition que la crise a été plus administrée que gérée par nos institutions. Faudrait-il créer une agence supplémentaire de crise, de conseil scientifique ?
J'ai eu à gérer un certain nombre de crises, à commencer par Fukushima.
Certaines m'ont frappée particulièrement par leur complexité, notamment Irma : une île entièrement détruite, sans eau ni électricité, privée de télécommunications et de routes - plus une route praticable, impossible d'avoir un téléphone ! Je me suis rendue sur place avec le Président de la République deux jours après : c'était comme une bombe atomique, il n'y avait même plus de feuilles aux arbres... Les enjeux étaient multiples, sanitaires, mais aussi de sécurité et autres. Je pense aussi à Lubrizol, avec des enjeux environnementaux, de sécurité et évidemment de sécurité sanitaire sur les retombées de la fumée.
Mon sentiment, c'est que les crises d'aujourd'hui, notamment quand elles sont centennales, comme celle que nous vivons, fractales et inattendues - Fukushima, c'était d'une ampleur invraisemblable - nécessitent d'avoir des gens qui ne pensent qu'à ça. Il faut une réactivité absolue, une transparence totale sur les actions menées et un seul émetteur d'informations. Telle est, pour moi, la règle de la gestion de crise.
Or la complexité actuelle des crises rend les situations très compliquées. Je l'ai vécu à Lubrizol, avec des enjeux à la fois industriels, sanitaires et environnementaux. Trois ou quatre ministres sont sur le front et parlent, chacun ayant ses enjeux et sa vision.
Je suis donc persuadée qu'il faut une structure de gestion du risque positionnée auprès du Premier ministre, qui ait les leviers et travaille avec les préfets et les ARS. Les crises que nous allons avoir à subir, qu'elles soient environnementales, climatiques ou sanitaires, seront de plus en plus importantes, on le sent bien, et de plus en plus complexes.
Pour finir de répondre aux questions, pourriez-vous nous dire pourquoi, dans ces conditions, vous avez quitté le poste ?
Comme vous, élus de la nation, j'ai toujours considéré que, pour faire de la politique, il faut, à un moment, se confronter au suffrage universel. La décision de quitter le ministère ce jour-là était compliquée pour moi. Vous vous souvenez aussi que la majorité présidentielle n'avait plus de candidat dans la capitale. Je suis aussi une femme politique : j'ai donc décidé de m'engager.
En partant, j'avais le sentiment d'avoir tout préparé, par le déclenchement du plan ORSAN-REB, les commandes que j'avais passées et la vision que j'avais eue de la crise. Il me semblait que le système était en tension.
Ensuite, il y a une continuité de l'État. Si cette gestion de crise ne dépendait que de moi, je ne serais pas aujourd'hui la personne la plus honnie de France. La continuité de l'État a été complète : mon cabinet est resté à l'identique, le DGS connaissait tout, le Premier ministre était au fait de tout et il y avait des réunions de ministres et des réunions interministérielles à Matignon tout le temps. Ce ne peut pas être qu'une personne qui gère une crise.
De plus, je savais que mon successeur serait Olivier Véran, qui est médecin et connaît le ministère comme sa poche. Tout était donc en place pour ma succession.
Reste que je ne vous dis pas que la décision a été simple, ni qu'elle n'a pas été douloureuse.
Malheureusement, il n'est jamais bon d'avoir raison trop tôt. Je pense qu'il s'est passé en Europe exactement ce qui s'est passé en France.
Pourquoi ai-je eu cette intuition ? Médecin spécialiste de maladies très graves, j'ai passé ma vie à anticiper pour mes malades immunodéprimés de possibles complications. Mon travail de médecin pendant trente ans a été d'anticiper, de préparer des malades très immunodéprimés à des complications infectieuses. Par ailleurs, j'ai géré de nombreuses crises : Fukushima en tant que président de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), la crise des prothèses mammaires PIP comme présidente de l'Institut national du cancer (INCa), puis toutes les crises au ministère - Irma, Lubrizol, levothyrox et j'en passe. Je suis donc préparée à cela.
Mes collègues ministres, n'étant pas médecins, dépendent totalement de leurs experts. Les politiques sont en phase avec leur pays. Je pense que je n'étais pas, moi, en phase avec le pays : c'est d'ailleurs ce qui m'a permis de nous préparer aussi bien, forte de la confiance du Premier ministre. J'ai toujours été inquiète, et il m'a toujours écoutée ; il a toujours considéré qu'il y avait un risque important, parce qu'il me faisait confiance.
Sur l'Europe, j'ai été très déçue, vous l'avez compris, et j'ai un peu perdu mes nerfs. Reste que la pandémie n'a été déclenchée que le 11 mars : peut-on en vouloir aux autres pays ? Certains étaient bien préparés, d'autres moins, ou sur certains points mieux que sur d'autres.
Il est d'ailleurs possible - je vous dis mon sentiment de médecin - que cette commission d'enquête survienne un peu tôt : dans un an ou deux, nous verrons qui aura vraiment pris les bonnes décisions au bon moment.
Par ailleurs, on oublie la place des facteurs culturels dans la gestion de crise. Je vous livre une anecdote personnelle. Olivier Véran a interdit les poignées de main, comme je l'avais espéré, une dizaine de jours avant l'élection municipale : de fait, quand vous êtes en campagne, vous serrez des milliers de mains, ce qui n'est vraiment pas raisonnable en cas d'épidémie. Deux jours avant l'élection, sur un marché, les gens m'engueulaient : un politique qui ne veut pas serrer des mains ? Je leur disais : il y a une épidémie, je vous passe le coude...
Des pays sont plus disciplinés que d'autres. Il y a des pays latins où l'on s'embrasse et se serre dans les bras et d'autres, comme la Corée, où les gens ne se touchent jamais. Tout cela joue sur la façon dont l'épidémie se répand.
J'entends qu'il soit important de trouver les dysfonctionnements de l'État - c'est le rôle de votre commission d'enquête. Mais peut-être pouvons-nous aussi avoir un regard un peu distancié sur notre société. Notre société n'a pas cru qu'il était possible de mourir en France : les gens pensaient que c'était en Chine et qu'à Wuhan, somme toute, ils ne savent pas soigner les gens, qu'il n'y a pas d'hôpitaux...
Notre commission d'enquête n'arrive pas trop tôt, parce que l'épidémie continue. Si nos préconisations peuvent être utiles en cas de rebond, il est important que nous soyons incisifs pour mettre en lumière un certain nombre de réalités.
Si mon intuition était si prégnante, c'est aussi parce que, à un moment, je n'ai pas cru les chiffres chinois.
Le tournant, pour moi, fut le 24 janvier, avec les trois premiers cas français. Le premier malade a été découvert à Bordeaux : il s'agissait d'un négociant en vins qui avait fait le tour de la Chine et avait été à Wuhan les 13 et 14 janvier. À cette date, la Chine annonçait quarante cas. Or Wuhan est une ville de 11 millions d'habitants. Je me suis demandé : comment ce monsieur, qui n'a pas été au marché aux poissons et se trouvait à Wuhan à un moment où il y avait quarante cas, peut-il s'être infecté ? Je ne dis pas que les Chinois n'ont pas donné les bons chiffres, mais, pour moi, cela voulait dire que l'épidémie était bien plus importante, et qu'on voyait seulement la face émergée de l'iceberg.
Le 25 janvier au matin, cela a été le branle-bas de combat pour moi, parce que je venais de comprendre que ce qu'on nous disait n'était pas possible techniquement. C'est à ce moment que j'ai demandé à mon directeur de cabinet les remontées sur les stocks.
Merci pour vos réponses et tout le coeur que vous y mettez.
S'agissant de la fameuse doctrine de 2013, je voudrais partager mon expérience de l'époque : en tant qu'employeur dans un établissement recevant du public, un lycée, j'ai bien vu que notre institution devait acheter des masques. Beaucoup de gens l'ont très bien compris. Si autant d'entreprises ont pu donner des masques, c'est parce qu'elles l'avaient compris. La doctrine était donc compréhensible. Cela dit, est-il bon de décentraliser à ce point ce genre d'achats ?
Au début de l'année, nous discutions du projet de loi de bioéthique et débattions de la retraite - on ne parlait quasiment que de cela sur les plateaux télé... -, mais nous avons aussi voté, le 5 février, une proposition de loi relative à la sécurité sanitaire dont j'étais le rapporteur. Nous n'avons quasiment jamais parlé de Wuhan...
Le 26 février, nous avons auditionné le DGS ; nous avons reçu aussi Santé publique France. N'oublions pas que les questions d'aujourd'hui étaient inimaginables à ce moment-là !
Le poète a dit la vérité, il doit être exécuté... Vous aviez le sentiment que la vérité ne pouvait pas être communiquée, parce que les gens ne pouvaient pas la comprendre. Que faudrait-il faire, dans ce genre de crises, pour arriver à faire passer un message efficace ?
Enfin, comment pourrait-on améliorer la recherche en Europe, accélérer les processus de type Discovery ?
Je ne doute pas que le Premier ministre ait eu confiance en vous, mais, dans une interview au Monde qui s'apparentait à une confession, vous avez donné le sentiment de penser n'avoir pas été suffisamment entendue. Vous avez pointé un certain nombre de dysfonctionnements, de manière pas forcément voilée. Quel était l'objectif de cette interview au moment où vous l'avez donnée ?
Compte tenu de l'actualité du moment, nous n'avons pas pu débattre correctement du dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Alors que des mobilisations avaient lieu dans les différents services hospitaliers, particulièrement les urgences, le Gouvernement a fait le choix de répondre de façon hâtive, sans tenir compte du travail du Sénat. Au même moment, les laboratoires de biologie médicale étaient en grève. Avec le recul, et compte tenu de tout ce qu'on leur demande aujourd'hui, que retenez-vous de nos préconisations de la fin de l'année dernière ? Pour ma part, je vous avais alertée sur les difficultés des laboratoires de biologie médicale.
Vous avez tenté de bien faire, mais il y a eu de réelles difficultés, auxquelles vous-même avez fait allusion.
Étant sénateur des Français établis hors de France, j'ai été informé assez rapidement. De fait, nos communautés dans les territoires concernés ont été touchées dès la fin janvier, avec la fermeture des lycées français de Shanghai et Pékin, le 28 janvier, suivie de la fermeture des lycées de Hong Kong, le 29 janvier, et de Hanoï, le 3 février.
Air France est connue dans le monde comme une société révélatrice d'une situation. Or le dernier vol est parti de Wuhan le 24 janvier - il y a eu un vol militaire une semaine plus tard.
Pour ma part, j'ai été contacté le 8 février par nos deux conseillers élus en Chine du Sud et à Hong Kong : ils me posaient un certain nombre de questions, dont une sur les mesures prises par la ministre de la santé pour les personnes arrivant de Chine continentale, Hong Kong, Macao et Taipei.
À ce moment-là, je prends conscience de la gravité de la situation, d'autant que circule une rumeur, qui sera plus tard démentie, sur une possible reprise de la grippe H1N1. Je tente de contacter le ministère de la santé : impossible de joindre qui que ce soit. Le portable de votre conseillère parlementaire, ne permet même pas de laisser un message. Quand je demande à parler à une personne du centre de crise, on m'explique qu'il n'y a que le standard et le PC sécurité...
J'ai eu un long échange, le même jour, avec M. Éric Chevallier, directeur du Centre de crise du Quai d'Orsay. Nous avons partagé nos informations et nos inquiétudes. Vous n'étiez donc pas la seule à être inquiète de ce qui était en train d'arriver.
Le 9 février, à Roissy, j'échange avec des personnels d'Air France et d'Aéroports de Paris : tous sont très inquiets de voir les vols quotidiens en provenance de Chine arriver sans protection ni mesures spécifiques. Les affiches de votre ministère sont sur quelques murs et sur les wagons des trains interterminaux - avec un pictogramme recommandant le port du masque, qui disparaitra assez rapidement avant de réapparaître... De fait, sur l'utilité du port du masque, la communication n'a pas été très logique.
Compte tenu de tout ce que vous avez entrepris, on croirait que l'administration ne suit rien. J'ai l'impression, profondément frustrante, qu'on a perdu énormément de temps, à cause d'un manque de préparation face à une pandémie que nous sommes quelques-uns à avoir vue venir.
Vous dites que, au plus haut niveau de l'État, tout était prêt et tous étaient mobilisés. Pourtant, le Président de la République nous invitait à aller au théâtre, et il a fallu attendre la mi-mars pour qu'on ferme les restaurants ! On a donc entretenu dans notre population cette absence de prise de conscience. On peut difficilement reprocher à la population, quand on lui dit d'aller au théâtre, de ne pas voir venir le train...
Madame la Ministre, vous dites avoir attiré l'attention de votre DGS autour du 20 décembre 2019. Quelle a alors été sa réponse ? On a également évoqué vos pleurs lorsque vous avez quitté le ministère, car vous pressentiez que la vague épidémique était devant nous ; pourquoi quitter le navire en pleine tempête ? J'ai du mal à croire que vous ayez pris cette décision seule. Agiriez-vous de même aujourd'hui ?
Enfin, je souhaiterais savoir qui a validé l'envoi de matériel médical en Chine courant février alors que vous nous dîtes y avoir été opposée ?
Lorsque vous arrivez au Gouvernement, 754 millions de masques sont disponibles dans les stocks de Santé publique France. Alors qu'un audit mené en octobre 2018 vous informe que 600 millions d'entre eux ne sont plus conformes, une commande passée le 30 octobre ne porte que sur 100 millions de masques. Cette commande, d'un volume étonnamment modique, devait être instrumentée par Santé publique France, qui ne la passe qu'en juillet 2019 ! Je rappelle que cet organisme est sous votre tutelle et qu'un grand nombre de représentants de l'État siègent à son conseil d'administration : quelle est votre responsabilité à cet égard ? Ne croyez-vous pas que la vacance du poste de directeur général de Santé publique France de juin à novembre 2019 ait quelque part dans ces manques ?
Vous avez, avec beaucoup de détails, décrit votre intuition, votre inquiétude, les mesures que vous avez prises et la nécessité invoquée d'être pleinement mobilisé. Las, vous quittez le 16 février cette scène de combat à laquelle vous invitiez pourtant toutes nos forces à se joindre. J'ai du mal à comprendre pourquoi, à cet instant, vous n'avez pas différemment hiérarchisé vos priorités.
J'aurais aimé tout à l'heure que, dans la liste que vous avez énoncée des médecins qui ont négligé l'importance du phénomène, vous ajoutiez deux personnes : d'abord, votre successeur au ministère de la santé, M. Olivier Véran, qui le 23 février autorise la venue de 3 000 Italiens sur le sol français pour un match de football. Nous étions alors quatre sénateurs sur le plateau de Public Sénat à être interrogés sur l'opportunité de cette décision : trois d'entre nous s'y sont univoquement opposés, un dernier se montrait plus modéré, sans doute par loyauté politique. Ensuite, le président de la République lui-même qui, le 7 mars, prenait la parole pour nous inviter à sortir et à nous distraire. J'en déduis que, malgré l'alerte que vous avez donnée, vous n'avez pas été entendue et votre appel au combat ne semble pas avoir été relayé de la bonne façon.
J'avais posé une question à Santé publique France, qui n'a pas reçu de réponse. J'ai compris et senti votre hésitation au cours de votre audition à l'Assemblée nationale sur les craintes que suscitait la qualité d'autres produits que les masques du stock stratégique. Pourriez-vous aujourd'hui préciser vos hésitations ?
Je souhaiterais revenir sur la question posée par Monsieur Sol sur l'envoi de matériel médical en Chine. Certes prise le 19 février, soit quelques jours après votre départ, cette décision, qui concerne tout de même un fret de 17 tonnes, n'a pas pu être instruite sans votre consultation. Avez-vous été interrogée ? Qui a pris la décision finale ? Avez-vous donné votre accord pour ce prélèvement sur nos matériels médicaux ?
J'aurais souhaité des précisions sur les commandes de masques et sur le fait que vous n'avez pas changé les canaux de fabrication et de livraison malgré les délais et les carences constatés. À la commande du 30 octobre, pourtant retardée, vous avez en effet ajouté deux autres commandes de masques FFP2 le 30 janvier et le 7 février.
Par ailleurs, je ne trouve pas opportun de mettre en cause, comme vous l'avez fait, le rôle de syndicalistes qui se battent pour améliorer les conditions de travail de leurs collègues. Vous avez cité des urgentistes, par ailleurs pleinement engagés dans la crise, et cela ne m'a pas paru pertinent.
En citant ces propos, je ne souhaitais mettre en cause personne, mais simplement qualifier la perception générale alors répandue d'un niveau de risque faible. Le risk assessment de l'ECDC, publié le 14 février, était tout de même de « faible » à « modéré » : l'Europe pensait alors qu'il n'y aurait probablement pas d'épidémie. Le directeur général de l'OMS lui-même prédisait, invoquant par une curieuse métaphore le couvercle d'une cocotte-minute, que la Chine pourrait endiguer l'épidémie.
Monsieur Lévrier, la recherche est indispensable. Le dispositif REACTing, créé après la menace Ebola en 2014, et mis en place par Yves Lévy lorsqu'il était à l'Inserm, a pour vocation de mettre tout le monde autour de la table et de répartir intelligemment l'effort de recherche clinique et fondamentale pour éviter les cacophonies et les doublons entre institutions et laboratoires. À l'échelon européen, je suis convaincue qu'un dispositif similaire serait nécessaire, ce que la commissaire européenne a par ailleurs pointé du doigt.
Madame Jasmin, vous m'avez interrogée sur les tests et les laboratoires. Je n'ai pas eu à travailler avec les laboratoires de ville car la question des laboratoires privés s'est posée mi-mars. Les différentes réformes des laboratoires d'analyse de ces dernières années, avec des changements d'échelle, a rendu leur pilotage beaucoup plus compliqué pour le ministère de la santé. Autant on a des lignes directes facilement activables avec les établissements de santé et les professionnels libéraux, autant c'était plus compliqué avec les laboratoires d'analyse. J'avais d'ailleurs lancé en tant que ministre une mission pour voir comment le pilotage des laboratoires pouvait être amélioré.
Monsieur Regnard, le dernier vol d'Air France est revenu de Wuhan le 24 janvier. La fin des vols vers la Chine par Air France était le dimanche suivant. On a eu énormément de débats sur les frontières qui ont occupé toute la semaine du 24 janvier, notamment avec les États-Unis, les autres membres du G7, les États européens. L'espace Schengen ne recoupe pas l'Union européenne, ce qui complexifie les éventuelles décisions de fermeture. Pour les îles comme Taïwan et l'Australie, ou la Corée du Sud qui n'a une frontière qu'avec la Corée du Nord, il est plus facile de fermer les frontières qu'en Europe où les gens arrivent à pied, en train, en voiture ou par avion. Si vous fermez les vols à Roissy, les gens atterrissent en Belgique et arrivent en France par l'Eurostar. Le touriste anglais qui faisait partie du cluster des Contamines-Montjoie est arrivé par Eurostar et venait à l'origine de Singapour. En réalité, il est très compliqué d'empêcher un virus de traverser les frontières. C'est pourquoi la stratégie a été de donner la consigne aux voyageurs venant de Chine d'appeler le 15 en cas de symptômes, ce qui était le plus efficace à faire. Il ne fallait surtout pas qu'ils aillent voir un médecin, pour éviter des contaminations. C'est d'ailleurs ce que recommande l'OMS.
Monsieur Sol, il y a eu beaucoup de débats sur l'envoi de matériel en Chine alors qu'on en manquait. C'est très partiellement vrai. Il y a un règlement sanitaire international qui impose à tous les pays de coopérer en cas de crise. Vous êtes donc obligé de faire un geste face à un pays en difficulté, en tant que signataire de ce règlement. Pour autant, à chaque fois que le ministère des affaires étrangères m'a demandé d'envoyer des masques ou des blouses, j'ai dit non. J'ai dit non pour les surblouses. Je sais qu'il y a eu un envoi de masques à un moment donné, en petite quantité, rendu nécessaire par le règlement sanitaire international et parce que les discussions avec les autorités chinoises pour faire atterrir l'avion destiné à rapatrier nos concitoyens à Wuhan étaient très compliquées. Je laisserai le ministre des affaires étrangères expliquer ces éventuelles difficultés. Je me suis en tous cas toujours opposée à l'envoi de matériel car j'étais inquiète.
Madame de la Gontrie, concernant le fait que je n'ai pas suivi le bon de commande de masques à Santé Publique France : la ministre passe un ordre, elle ne va pas dans le service de commande des établissements de santé pour vérifier si l'ordre a été suivi. Même chose pour le directeur général de la santé, qui avait en l'occurrence passé cet ordre. Il faut que vous demandiez à Santé publique France ce qui explique le délai. Peut-être devaient-ils passer un marché public. Certes, Santé publique France est sous tutelle et je n'ai pas l'intention de ne rien assumer. Mais si vous me demandez pourquoi je ne suis pas allé vérifier que Santé Publique France avait bien passé commande, tout le monde peut le comprendre...
Il y a quand même eu un problème. Il y a un conseil d'administration à Santé Publique France !
Il y a un conseil d'administration, un comité d'audit...
L'agence est effectivement sous tutelle et peut-être que l'audit interne montrera qu'il y a eu des dysfonctionnements.
J'ai déjà dit à l'Assemblée nationale pourquoi il n'y avait pas de directeur général de cette agence entre les mois de juin et de novembre. C'est très compliqué aujourd'hui de trouver des grands scientifiques de qualité qui acceptent de diriger nos agences nationales, pour des raisons de prise de risque. Quand vous êtes un universitaire reconnu, réputé à travers le monde pour votre spécialité, il est compliqué d'arriver sous tutelle, avec des règles strictes et des risques de mise en examen. Trouver un directeur général de la santé aujourd'hui sera très compliqué et je ne sais pas qui voudra pendre la suite de Jérôme Salomon, qui a fait un travail titanesque depuis le mois de janvier. Donc traitons bien nos directeurs d'agence et nos directeurs d'administration centrale car nous avons besoin de gens de qualité et beaucoup ne veulent pas s'engager. En outre, pour les agences sanitaires, il existe des règles très strictes issues de la loi « Bertrand » qui ne permettent pas de recruter un professionnel de santé ayant eu des liens avec l'industrie pharmaceutique pendant les cinq ans précédant la nomination. Donc tous les professeurs de médecine qui travaillent avec l'industrie pour développer des médicaments sont illégitimes pour diriger des agences. Le vivier des personnes à disposition est très limité, sauf à nommer des administratifs. Je considère toutefois qu'il faut des médecins pour diriger les agences sanitaires car la perception du risque n'est pas la même. Donc je vous le dis, je n'ai pas trouvé ! J'ai trouvé Madame Chêne, qui est l'une des plus grandes professeures de santé publique de notre pays, avec une réputation internationale. Elle a finalement accepté de venir à Santé publique France en novembre 2019. Je la remercie encore pour le travail qu'elle a eu à faire, qui a dû être extrêmement difficile.
Monsieur Rapin, vous me posez la question du match de football du 23 février. Je pense qu'en février, la France n'a plus aucun cas depuis le 7 février. Il y a eu le cluster des Contamines Montjoie, et il ne se passe plus rien depuis. Je pense que dans l'inconscient, nous pensions que nous nous étions trompés, que la Chine arrivait peut-être à endiguer. Les premiers cas dans l'Oise ont explosé entre le 26 et le 27 février il me semble. Le risque n'apparaissait donc pas à cette date du 23 février. Je laisse Olivier Véran, que vous auditionnez demain je crois, vous répondre sur le fond, mais ce que je sais, c'est que le mois de février a été un mois calme.
En ce qui concerne votre seconde question sur les stocks stratégiques d'autres produits que les seuls masques, beaucoup de produits de santé apparaissaient périmés dans l'audit qui en a été mené. Je pense que cet audit a révélé que le statut d'établissement pharmaceutique de Santé Publique France n'a pas été exercé de façon optimale pour le dire ainsi... Lorsque vous découvrez que des stocks stratégiques de l'État n'ont fait l'objet d'aucune évaluation avant votre arrivée, et qu'à votre arrivée en responsabilité vous trouvez tout cela périmé... Disons que l'on semble avoir eu des priorités.
Madame Cohen sur les commandes et les lignes de production, pourriez-vous répéter votre question ?
La fatigue et les masques rendent difficile la compréhension ! Je disais que vous aviez fait une commande datant d'octobre et qui n'est arrivée qu'avec retard de 50 millions de masques chirurgicaux, que par la suite vous avez fait d'autres commandes le 30 janvier et le 7 février et je voudrais savoir si du fait des difficultés posées par la commande d'octobre, vous étiez passée par d'autres canaux, pour la fabrication ou la livraison, pour ces commandes ultérieures.
Non, c'est toujours Santé Publique France qui gère les achats, mais nous étions en période de crise : la commande a donc été passée très vite.
Madame la Ministre, Catherine Deroche souhaite vous poser une autre question.
Très rapidement, je voudrais soulever trois points. Premièrement, vous dites qu'après le cluster des Contamines, puis celui de l'Oise, la prise de conscience collective du problème n'intervient que le 10 mars. Jean Rottner nous a dit que dès le 1er mars il a vu la vague arriver et en a alerté le président de la République. Pourtant le 6 mars le président de la République incite les Français à sortir au théâtre et à ne pas paniquer. J'ai donc posé plusieurs fois la question de l'immunité collective : peut-être s'est-on dit un temps qu'il était bon que le virus circule entre des personnes qui n'étaient pas âgées et donc pas les plus vulnérables. Quel est votre sentiment là-dessus ?
Le deuxième point concerne l'OMS : vous avez fait souvent référence à la prise de conscience tardive au sein de l'OMS. Du fait de tout ce que vous nous avez dit cet après-midi, y'a-t-il eu selon vous à un moment des appréciations erronées de la part de l'OMS, qui est le nec plus ultra des organes dirigeant les pays dans leur politique sanitaire ?
Enfin, vous nous avez dit combien vous avez fait l'objet d'attaques et combien cela a été difficile pour vous depuis le début de cette crise. Vous dites que nous allons avoir à trouver de nouveaux directeurs généraux de la santé ; c'est un trait d'humour, mais je pense que nous aurons toujours des candidats au poste de ministre de la santé !
Sur l'immunité collective, je ne crois pas que ça ait jamais été une stratégie. Les immunologistes savent que la notion d'immunité collective vient des vaccins, et correspond à la situation dans laquelle vous arrivez avec un vaccin à produire suffisamment d'anticorps neutralisants pour une durée très longue et que vous êtes sûr qu'en ayant immunisé 90 ou 95% de la population vous allez avoir une couverture telle de la population que le virus n'arrivera plus à circuler.
Ce raisonnement, qui vaut pour la grippe ou la rougeole, n'est absolument pas valable pour un virus naturel. Je suis professeure d'hématologie mais j'ai fait une thèse d'immunologie fondamentale : en tant qu'immunologiste, je sais qu'un virus ne donne pas forcément des anticorps neutralisants durables. Aucun scientifique, virologue ou immunologiste ne peut penser que la circulation d'un virus va nécessairement permettre l'immunité collective. D'autant que la famille des coronavirus inclut le virus du rhume : nous avons tous plusieurs rhumes par an, et nous savons tous que le coronavirus du rhume ne donne pas d'immunité persistante. Je ne pense pas qu'à aucun moment quelqu'un de sensé ait pensé à l'immunité collective. La question se posera peut-être si ce virus donne des anticorps neutralisants, de bonne qualité et durable, mais en tous cas je crois qu'à ce stade la question est toujours posée.
Sur la question de l'OMS, je crois qu'une évaluation externe est prévue. Je ne peux pas juger de l'OMS ; je peux juste acter que j'ai fait avec. Vous avez reçu le professeur Didier Houssin, qui préside le comité d'urgence. J'ai voulu savoir pourquoi l'urgence de santé publique de portée internationale n'avait pas été enclenchée le 22 ou le 23, parce qu'elle me semblait évidente. Le directeur général de la santé m'a expliqué à ce sujet que le comité d'experts avait considéré que les critères n'étaient pas réunis. Je leur fais confiance. L'audit nous dira s'il y a eu des défaillances, je ne suis absolument pas capable d'en juger.
Enfin, pour être ministre de la santé... C'est le plus beau ministère. Je le souhaite à d'autres !
Je crois que la commission d'enquête juge les gens sur des actes.
Madame la Ministre, on analyse mais on ne juge pas. On ne porte aucun jugement.
Je suis persuadée, parce que je connais les risques sanitaires, qu'il faut des gens dédiés : pour avoir géré des équipes humaines comme manager, on ne demande pas la même chose à tous ses directeurs ou agents. Certains sont réactifs, d'autres ont besoin de temps long ; certains sont synthétiques, d'autres analytiques. En réalité, on doit s'appuyer sur les gens qu'on a, et on connaît très bien leurs compétences. Je suis persuadée que les gens qui gèrent le temps long, font de la prospective et sont très analytiques ne peuvent pas être en mode combat, réactifs en cas de crise.
Il faut donc des gens dédiés qui ne font que ça et sont jugés là-dessus. Vous ne pouvez pas être, en tant que responsable politique, sur tous les fronts. Vous devez choisir vos combats. Un ministre aux manettes voit bien que certains sujets sont prioritaires par rapport à d'autres. La sécurité sanitaire doit être une priorité numéro un : elle doit l'être pour les agences ; elle l'est pour le DGS, comme le montre la réunion hebdomadaire consacrée à la sécurité sanitaire du mercredi matin, qui fonctionne très bien et à laquelle j'ai assisté pendant dix ans de ma vie.
Les risques étant plus complexes, la réflexion sur les risques doit s'élargir autour d'une agence dédiée aux risques, au-delà du seul risque sanitaire.
Une nouvelle agence, pourquoi pas, mais alors laquelle supprime-t-on ? En créer en permanence alors que nous disposons déjà d'un certain nombre d'agences...
La question que je me pose sincèrement Monsieur le président est la suivante : a-t-on bien fait d'intégrer l'EPRUS à Santé Publique France ? C'est la vraie question. Xavier Bertrand avait eu une excellente intuition en classant l'EPRUS au rang des opérateurs d'importance vitale de l'État. Est-ce que ce qualificatif est resté dans Santé Publique France ? Je ne le sais pas, mais on peut quand même s'étonner que Santé Publique France ait géré les stocks de cette façon, c'est une réalité...
Dans la suite de ce que vous venez de dire, était-il utile de créer un conseil scientifique alors qu'il y avait d'autres institutions qui pouvaient donner la même réflexion critique et synthétique ?
Sincèrement, je ne souhaite pas m'exprimer sur la période après le 15 février, car j'étais en campagne pour les élections municipales à Paris, que j'avais trois semaines et demie pour faire campagne dans la capitale de la France, que mon esprit était ailleurs. Je ne suis pas en capacité de juger des décisions prises à ce moment-là, et je ne le souhaite pas.
Merci Madame, nous avons abordé quelques points sensibles mais c'est le rôle de notre commission d'enquête. Je remercie mes chers collègues de leur patience, il était important d'aller au fond des choses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 50.