Intervention de Agnès Buzyn

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 23 septembre 2020 à 15h00
Audition de Mme Agnès Buzyn ancienne ministre des solidarités et de la santé

Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé :

Cette doctrine prévoit que l'employeur est responsable de la protection de ses personnels, en fonction de leur activité. En gros, je comprends de ce document que, pour les personnes qui font face à du public, il faut des masques de protection chirurgicaux ; mais, pour les établissements de santé, le type de masques n'est pas précisé. Apparemment, ce changement de doctrine n'a pas été accompagné d'une circulaire.

Du fait de ce changement de doctrine, il est clair pour l'État qu'il ne lui appartient plus de disposer d'un stock de masques FFP2. Le stock de masques FFP2 se périme donc tranquillement - c'est triste à dire - au milieu des années 2010 ; les masques sont régulièrement détruits par l'Éprus, dont c'est une des missions.

L'État considère qu'il a, par deux fois au moins, délégué la responsabilité de disposer de stocks de masques aux établissements : la première par la circulaire de Xavier Bertrand, la seconde par l'avis du SGDSN. Dès lors, dans l'esprit des acteurs de l'État, il n'y a plus lieu de conserver un stock centralisé de masques FFP2. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a pas eu de nouvelle commande.

Selon cette nouvelle doctrine, le stock national appelé stratégique est destiné aux malades et leurs contacts ; il s'agit donc plutôt d'un stock d'appoint, constitué principalement de masques chirurgicaux. Aucun document, à ma connaissance, ne précise clairement de combien de masques doit être constitué ce stock stratégique ; mais tous évoquent plutôt la notion d'un stock tampon, tournant et la nécessité de diversifier les sources d'approvisionnement.

L'Éprus jusqu'en 2016, et Santé publique France par la suite, gère les stocks acquis en 2005 et 2009 de façon passive, sans mettre en oeuvre les stocks tournants recommandés par le Haut Conseil de la santé publique et, apparemment, sans diversifier les sources d'achat.

Jusqu'en octobre 2018, le stock théorique de masques chirurgicaux est bien de 700 millions à Santé publique France, ce qui explique probablement l'absence d'alerte. Il n'y avait pas de raison d'alerter : pour autant, ces masques étaient-ils utilisables ?

Comme l'a très justement expliqué Marisol Touraine, ces masques n'avaient pas de date de péremption. Seulement, en 2014, une nouvelle norme est publiée pouvant mettre en cause l'efficacité des masques acquis neuf ans plus tôt. J'ignore à quel point cette question a fait l'objet d'échanges entre la DGS et Santé publique France ou le cabinet de Marisol Touraine, ni même s'il y en a eu.

C'est seulement en avril 2017, soit trois ans après l'édiction de cette norme et juste avant le changement de gouvernement, que le DGS de l'époque, Benoît Vallet, saisit officiellement Santé publique France pour dresser un état des lieux des stocks stratégiques de l'État, notamment un audit sur l'efficacité des masques au regard de la norme de 2014. La saisine ajoute qu'il faut actualiser la stratégie globale d'acquisition des masques pour tenir compte - j'allais dire : enfin ! - de la doctrine de 2013 et redimensionner le stock de masques pour en faire un stock tampon. L'idée est toujours : il y a trop de masques, il faut que ça tourne et qu'on les distribue avant leur péremption et il faut diversifier les sources de production. Cette saisine répète donc ce que disaient le Haut Conseil de la santé publique et le SGDSN.

Marisol Touraine vous a dit ne pas avoir été informée d'un potentiel problème sur les masques ; j'en suis absolument persuadée. Personne non plus ne m'en informe à mon arrivée, en 2017. Le dossier ministre qui m'est remis par la DGS, donc par Benoît Vallet, à mon entrée en fonction, qui doit me faire état des zones d'alerte, ne fait aucune mention de problèmes ni sur les stocks stratégiques en général ni sur les masques en particulier. Je tiens ce dossier à votre disposition.

Pour autant, parce que cette gestion de stocks dormants ne paraît pas optimale au Haut Conseil de la santé publique comme à la DGS, le contrat d'objectifs et de performance de Santé publique France que nous avons écrit avec Benoît Vallet demande clairement à cette agence de travailler à disposer de stocks tournants, conformément aux recommandations de 2011, c'est-à-dire de remettre dans le circuit régulièrement des produits et d'en recommander, afin qu'il n'y ait plus de stocks dormants se périmant jusqu'à être détruits. Il est aussi demandé à Santé publique France de diversifier ses sources d'approvisionnement. François Bourdillon et moi-même signons ce contrat au début du mois de février 2018.

Après la saisine de Benoît Vallet en avril 2017 sur l'état des stocks, Santé publique France met dix-huit mois à réaliser l'audit demandé. En octobre 2018, le résultat tombe : sur les 700 millions de masques, environ 600 millions sont non conformes, notamment ceux qui datent de 2003 et 2005. Les problèmes sont nombreux : non-conformité au regard de la norme de 2014, moisissures, dégradation des boîtes, entre autres. Il y a fort à parier qu'ils n'étaient plus conformes depuis plusieurs années ; je ne pense pas qu'ils se soient tous périmés en 2017 ou 2018 - certains avaient déjà dix ans d'âge en 2013. Le stock de 700 millions affiché pendant toutes ces années n'a donc jamais fait l'objet d'évaluation qualitative.

Dans cet audit, nous apprenons aussi que la péremption des stocks ne concerne pas que les masques, mais aussi de nombreux autres produits, comme les antiviraux, les antibiotiques, les antidotes ; la liste des produits défaillants est datée du début du mois d'octobre. Vous comprendrez que je ne souhaite pas entrer dans le détail, vu la hiérarchie des risques de l'époque, que tout décideur public doit évidemment prendre en compte - souvenons-nous de l'importance du risque attentat en 2017 et 2018.

Apprenant cela, le DGS convoque une réunion en urgence, dans la semaine qui suit la note, et adresse une commande à Santé publique France le 30 octobre. Elle vise tous les produits à acquérir pour répondre à cette péremption, dont 100 millions de masques chirurgicaux pour 2019. Le même courrier demande également à Santé publique France d'évaluer les capacités de production et d'approvisionnement au cas où des masques chirurgicaux devraient être commandés.

J'ignore si cette diversification des sources de production a été faite par Santé publique France. Quant à la commande de 100 millions de masques initiée par la lettre du 30 octobre, elle n'est réalisée qu'en juillet 2019. Ainsi, Santé publique France a mis neuf mois pour commander les masques. J'ai donc un doute sur leur degré de préoccupation. Je ne sais pas qui, à Santé publique France, a rétrogradé le niveau d'alerte au point de prendre le risque de rester un an avec un stock bon à détruire sans activer de nouvelle commande - la nouvelle commande est arrivée en octobre 2019.

Beaucoup citent le rapport de décembre 2018 du professeur Stahl, qui fait suite à une saisine de la DGS à la fin de 2016 sur les contre-mesures à prendre pour parer à une pandémie grippale. Je rappelle que la saisine par Santé publique France du professeur Stahl et des autres experts ne porte que sur les antiviraux et les vaccins ; à aucun moment elle ne vise les masques, et ce sont les experts eux-mêmes qui se sont autosaisis de la question. Ce qui montre bien que les masques ne sont pas une préoccupation à l'époque.

Enfin, Geneviève Chêne a expliqué que, à son arrivée, en novembre 2019, la question des stocks défaillants ne lui avait pas été signalée. Elle a découvert le sujet des masques en janvier 2020, comme moi, lorsque je lui ai posé la question. Cela veut dire que le sujet était absent de la transmission entre les deux directeurs généraux de Santé publique France.

Au ministère, une réunion de sécurité sanitaire se tient tous les mercredis, autour du DGS et en présence de tous les directeurs d'agence. Un membre de mon cabinet y a systématiquement siégé. C'est toujours Santé publique France qui prend la parole en premier, l'agence étant chargée en priorité des risques sanitaires.

Comme ministre, j'ai lu les comptes rendus de ces réunions toutes les semaines. La question des stocks stratégiques ou des masques n'a jamais été soulevée depuis 2017. Je puis même dire : depuis 2012, puisque j'ai participé à cette réunion auparavant, comme directrice et présidente d'agence.

L'histoire des masques est donc celle d'une longue succession de changements de doctrine, plus ou moins bien compris par les acteurs de terrain et avec des lenteurs de mise en oeuvre, s'agissant notamment de la diversification des sources d'achat, demandée depuis 2011, sans que, à aucun moment, une alerte digne de ce nom n'ait été lancée vers les ministres concernés.

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