Le 21 janvier, lorsqu'on me dit qu'il s'agit d'un virus à transmission interhumaine, je prends deux décisions.
D'abord, exposer à la population qu'il y a un risque épidémique, pour commencer à préparer l'opinion publique : je commence à tenir tous les jours un point presse pédagogique, pour expliquer ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas.
Ensuite, je pose la question sur les masques, parce que, pour moi, pour lutter contre un virus respiratoire, il faut des masques.
Le DGS me répond qu'il va demander à Santé publique France. La réponse de Santé publique France arrive après deux ou trois jours : au 21 janvier, le stock de masques est composé de 33 millions de masques chirurgicaux pédiatriques et 65,9 millions de masques chirurgicaux pour adulte ; et nous devons recevoir avant la fin du mois de février 10,6 millions de masques pédiatriques et 54,6 millions de masques pour adulte - ce sont les commandes d'octobre 2018, passées seulement en juillet 2019. Olivier Véran apprendra bien après mon départ que Santé publique France s'est trompé, et qu'il reste en stock 500 millions de masques qui n'ont pas été détruits - vous lui demanderez quelle a été sa réaction.
L'information me parvient le 24 janvier au matin, comme je pars au conseil des ministres. Je réponds au DGS : il faut recommander des masques. Quand je le vois, il me rappelle la doctrine de l'État : les masques des stocks stratégiques sont destinés aux malades, les masques FFP2 pour les soignants sont dans les hôpitaux. Je demande donc à mon directeur de cabinet, le lendemain, de faire remonter l'état des stocks dans les hôpitaux.
Vous me demandez si j'ai commandé des masques grand public. Les recommandations internationales sont à l'époque unanimes : il n'y a pas d'intérêt à porter un masque en population générale. Le rapport Stahl inventorie bien toutes ces recommandations, qui vont dans le même sens. Je ne pense donc pas à commander des stocks de masques chirurgicaux. Mon inquiétude, c'est qu'il va y avoir des malades dans les hôpitaux, et que les soignants doivent être préparés et disposer de masques.
Sur la population générale, le 30 mars encore, le directeur exécutif de l'OMS, Mike Ryan, déclare : il n'y a pas de preuve suggérant que le port du masque par l'ensemble de la population aurait un effet bénéfique. L'OMS dira qu'il a un intérêt à partir du 5 juin.
Je comprends que cela puisse choquer à l'aune de ce que nous vivons, mais un décideur public fait avec les recommandations qui existent. La recommandation du masque grand public n'étant modifiée que le 5 juin, vous comprendrez que je n'aie pas imaginé commander des masques pour la population générale le 24 janvier.
Jean-Christophe Lagarde, président de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la grippe H1N1, avait expliqué que les Français devaient avoir parfaitement conscience des incertitudes scientifiques inévitables lors de l'apparition d'un nouveau virus, qui peuvent conduire les pouvoirs publics à modifier les mesures de prévention au fur et à mesure de l'évolution de la connaissance scientifique. Avec la covid, on ne peut pas dire que nous ayons eu des certitudes... Les recommandations ont donc changé, à l'instar des recommandations internationales.
La semaine du 28 janvier, nous découvrons que les stocks des hôpitaux sont très hétérogènes, non seulement pour les masques, mais aussi pour les gants et les autres équipements. Certains hôpitaux se sont très bien préparés à une crise d'ampleur, d'autres pas. Le 6 février, quand nous connaissons les stocks de toutes les régions, le DGS me fait porter une note expliquant qu'il n'y a pas assez de stock de masques FFP2 dans les hôpitaux et qu'il faut en recommander beaucoup plus que prévu. Sur la base de deux masques par jour et par soignant, par analogie avec une pandémie grippale, nous commandons 29 millions de masques FFP2 pour les établissements.
Le SGDSN nous informe le 28 janvier qu'une grande majorité des équipements de protection sont produits en Chine et que beaucoup de matières premières viennent de Wuhan, où se fait la production des masques. À cette date, la ville est déjà totalement fermée, et 100 millions de personnes sont confinées dans la région d'Hubei. Les vols s'éteignent, alors que la tension internationale est énorme, tout le monde commençant à passer commande à peu près au même moment.
On me propose différents scénarios : je décide de créer un stock d'État de masques FFP2, contre la doctrine de 2013, et de commander un stock d'amorce pour les soignants, en attendant des commandes ultérieures. Par ailleurs, nous nous associons à la proposition de la Commission européenne d'un appel d'offres groupé.
Le stock tampon doit être distribué aux professionnels de santé et couvrir les besoins pour un mois. Il est calculé sur la base de deux masques par personne et par jour, dans les hôpitaux comme les Ehpad. Tel est le scénario qui m'est proposé par la direction générale de la santé et que je confirme.
Pour les professionnels libéraux, je choisis le scénario le plus proactif, consistant à leur distribuer un kit, considérant qu'ils n'ont pas compris la doctrine de 2013, selon laquelle chacun est responsable de sa propre protection.
Nous passons donc commande le 6 février, sur la base des remontées des ARS, qui, je dois le dire, nous ont surpris.
À la même date, nous ouvrons des lignes de production nouvelles. J'ai compris que cela avait été compliqué. Seuls les producteurs pourraient vous l'expliquer, mais on m'a dit que les machines comme la matière première venaient de Chine.
Outre les masques, j'achète 50 000 paires de lunettes, 3 millions de paires de gants, 200 000 surchaussures, 200 000 charlottes et 100 000 litres de solution hydroalcoolique pour les hôpitaux, les Ehpad et les soignants, sur la base des calculs de la DGS. La commande n'était pas encore arrivée quand je suis partie, une semaine plus tard.
Vous me demandez à quoi a servi Santé publique France.
Cet établissement est considéré comme un opérateur d'importance vitale (OIV). L'Éprus a reçu par la loi du 5 mars 2007 ce statut, visant une organisation identifiée par l'État comme ayant des activités indispensables à la survie de la nation. Pour des raisons de sécurité nationale, la liste de ces opérateurs n'est pas publique. Le dispositif des OIV résulte d'un décret de 2006 ; il a été codifié au code de la défense en 2007.
L'Éprus est donc considéré comme un établissement absolument indispensable à la gestion de crise. À la suite de son inclusion dans Santé publique France, je ne sais pas si Santé publique France a pris ce statut d'opérateur d'importance vitale.
Intégrer à une agence sanitaire un opérateur d'importance vitale correspondait à la volonté de se rapprocher du modèle des agences anglaise et américaine. Mettre ensemble la surveillance et l'alerte faisait sens.
Seulement, les rapports d'activité de Santé publique France ne restituent que très marginalement les missions auparavant exercées par l'Éprus : ils traitent essentiellement de la réserve sanitaire, quasiment jamais des stocks stratégiques ; les débats et questionnements sur la doctrine de constitution et d'usage des produits et consommables de santé ne sont qu'à peine évoqués. Je ne crois pas que le conseil d'administration de Santé publique France n'ait jamais été alerté des problèmes de stocks.
Je ne sais pas si, ni à quel point, Santé publique France a eu pendant la crise des difficultés à assurer ses missions logistiques ; seul Olivier Véran peut vous le dire. Ce que je sais, c'est que, en 2018 et 2019, l'agence ne s'était pas dotée des moyens de répondre au contrat d'objectifs et de performance, s'agissant de la diversification des sources d'achat comme de la constitution des stocks tampons destinés, selon la doctrine de l'époque, à tourner.
L'intégration de l'Éprus dans Santé publique France a-t-elle dégradé le niveau d'alerte ou d'intérêt sur ses missions d'importance vitale ? C'est une question qui peut se poser aujourd'hui.