Intervention de Inger Andersen

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 25 février 2020 à 18h34
Audition de Mme Inger Andersen sous-secrétaire générale des nations unies et directrice exécutive du programme des nations unies pour l'environnement

Inger Andersen, sous-secrétaire générale des Nations Unies et directrice exécutive du Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE) :

Je vous remercie, Monsieur le président, de votre invitation et je suis ravie de participer à vos travaux sur la question de l'urgence climatique qui est au coeur des préoccupations de votre commission et qui constitue un axe majeur du PNUE. Nous oeuvrons dans plusieurs directions pour encourager la transition vers un avenir durable faiblement consommateur en carbone, notamment en présentant l'état de la science en la matière.

Notre rapport a été publié en parallèle de la COP 25 ; vous l'avez dit, ses résultats sont inquiétants. Il décrit assez brutalement l'ampleur de l'enjeu auquel nous faisons face. Pour espérer limiter l'augmentation à seulement 1,5 degré, les émissions de gaz à effet de serre devraient chuter de 7,6 % par an - j'insiste sur le fait que cette évolution doit être annuelle. Or nous n'avons jamais par le passé approché ce niveau de réduction, que ce soit au niveau global ou nation par nation, et il sera difficile d'atteindre ce 1,5 degré. Pour autant, je veux le dire haut et fort, ce n'est pas impossible, mais cela demande une volonté politique, un leadership et le déploiement d'efforts considérables. Le changement climatique est là ; nous devons donc agir maintenant. Le président Macron a parlé de la « lutte du siècle » et le secrétaire général de l'ONU d'une « menace existentielle ».

L'année qui vient de s'écouler a été extraordinaire du point de vue du réchauffement climatique : des incendies ont dévasté l'Australie, les pôles ont connu des chaleurs sans précédent, des inondations ont eu lieu dans la Corne de l'Afrique... Le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a montré que, si l'augmentation de la température était supérieure à 1,5 degré, la fréquence et l'intensité des événements climatiques seraient accrues : augmentation du niveau des océans, mort de toutes les barrières de corail, déclin rapide des espèces, destruction d'écosystèmes... Alors même que nous avons des difficultés à réagir à l'accélération de ces événements climatiques, nous n'avons aujourd'hui plus d'autre choix que d'agir pour faire reculer l'instabilité planétaire que nous avons-nous-mêmes créée en tant qu'espèce. Nous devons stabiliser le système terrestre et inverser la destruction de la nature.

Nous en sommes arrivés là de notre propre faute. En 2010, le premier rapport du PNUE sur l'écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre a appelé la communauté internationale à agir et à lancer la tâche complexe de réduire les émissions. Si nous avions écouté la science il y a dix ans, nous ne devrions réduire ces émissions que de 3 % par an, ce qui serait évidemment plus gérable. Peut-être même que nous aurions pu éviter ou réduire certaines conséquences du réchauffement climatique auxquelles nous faisons face aujourd'hui, comme les incendies, les inondations ou les sécheresses. Nous n'avons pas commencé à cette période et nous n'y pouvons rien aujourd'hui, mais nous pouvons apprendre de nos erreurs. Nous savons maintenant que tout retard supplémentaire demandera plus de dépenses, sera plus compliqué à gérer et engendrera plus de catastrophes climatiques, ce qui augmentera aussi le nombre de réfugiés. Je le répète, nous devons donc agir maintenant !

La bonne nouvelle, c'est que nous savons quoi faire et comment le faire. Nous savons que nous devons désormais comprendre la science et intensifier les actions nationales. La question des contributions nationales qui doivent être multipliées par cinq par rapport à la COP 21 doit aboutir à Glasgow et celles-ci doivent être à la hauteur des ambitions. Cette ambition doit être suivie de politiques pour lancer les transformations majeures de l'économie et de la société. Nous ne pouvons pas attendre la fin de 2020 et perdre une année supplémentaire ; nous devons commencer maintenant.

Nous devons décarboner nos économies, en passant aux énergies renouvelables ou non carbonées et en accroissant l'efficacité énergétique. Nous devons opérer la transition vers une économie circulaire pour éviter d'utiliser les ressources naturelles. Nous devons construire les villes avec des bâtiments « zéro énergie ». Nous devons soutenir la nature pour guérir le climat. Les gouvernements, les villes, les parlements, les collectivités locales, les citoyens, les acteurs économiques, etc. tout le monde doit s'engager dans cette action climatique. Nous devons aussi aider les pays et les régions les plus vulnérables à s'adapter aux conséquences du stress climatique - Sahel, Corne de l'Afrique, Moyen-Orient... Le changement climatique exerce dans ces zones une pression accrue sur les terres, l'eau et les autres ressources.

Le Sahel est l'un des exemples les plus parlants : les températures pourraient y augmenter de 4,2 degrés d'ici à la fin du siècle, ce qui rendrait les récoltes difficiles et la vie quasiment impossible. La vie deviendra plus difficile dans une région où près de 80 % des gens dépendent des ressources naturelles pour leur subsistance et où les conflits entre éleveurs et agriculteurs s'accroissent. Nous devons donc nous attaquer à ces impacts ; nous ne pouvons les ignorer. Cela doit être au coeur de nos efforts pour protéger les peuples, la planète, la prospérité et la paix partout dans le monde.

Beaucoup d'entre vous, Messieurs les Sénateurs, savent à quel point les engagements de la COP 21 sont importants mais ont en revanche été déçus par les résultats de la COP 25 de Madrid. Lors de celle-ci nous n'avons pas réussi à finaliser les dispositions relatives à la mise en oeuvre du marché carbone dans le « rulebook » de l'accord de Paris. C'est l'objectif que nous devons atteindre à Glasgow : 70 pays sont prêts à prendre des mesures fortes, mais ce ne sont pas les plus grands émetteurs. Le rapport du PNUE souligne que les pays du G20 sont responsables de 78 % des émissions de gaz à effet de serre. Ce sont donc ces vingt pays qui doivent réduire le plus leurs émissions.

Il faut bien comprendre que l'action sur le climat aura un impact sur la nature. On la considère depuis trop longtemps comme acquise, comme permanente, comme une ressource inépuisable qui nous fournit l'air que l'on respire, l'eau que l'on boit, la nourriture que l'on consomme, les vêtements que l'on porte, etc. La nature constitue le fondement de notre économie et de notre prospérité économique. Toutefois, nous n'avons cessé de la miner en altérant les sols, la qualité de l'eau, les océans, etc. C'est pourquoi quatorze des dix-sept objectifs de développement durable de l'Agenda 2030 ont trait à la nature. Si la trajectoire actuelle se poursuit, un million d'espèces risquent de disparaître, mettant en péril de nombreux écosystèmes. Or l'implosion des écosystèmes s'accompagne souvent d'une implosion sociale, augmente l'émigration et les conflits. Le rapport sur les risques du Forum économique mondial de Davos identifie ainsi, parmi les dix risques considérés comme les plus probables par les dirigeants politiques et économiques mondiaux, les risques environnementaux.

L'année 2020 sera celle de la nature. Nous l'appelons la « super-année de l'environnement », l'année où nous devons retourner la tendance. Nous pouvons le faire en tirant le maximum avantage des événements qui se dérouleront cette année. La France organisera en juin à Marseille le Congrès mondial de la nature de l'Union internationale pour la conservation de la nature ; le Portugal accueillera également la deuxième Conférence internationale sur la préservation des océans. Nous espérons que ces événements aideront les populations à comprendre la nécessité d'agir pour le climat et de protéger la nature. Nous espérons parvenir à des avancées dans le cadre de la convention sur la biodiversité biologique avant l'automne, avant la COP de Glasgow fin 2020.

Que peut faire la France dans ce contexte ? La France a été l'un des pays pionniers en matière environnementale depuis des années, comme l'illustre la signature de l'accord de Paris sur le climat en 2015, qui porte le nom de votre belle capitale. Vous avez également pris des engagements concrets. Vous avez ainsi adopté des lois pour atteindre l'objectif de zéro émission nette de CO2 d'ici à 2050 ; vous vous êtes engagés à ne plus utiliser le charbon à partir de 2022, ce qui entraînera, par exemple, la fermeture de la centrale thermique du Havre l'année prochaine. La France a aussi interdit la production et l'exploitation de nouvelles énergies fossiles. Vous avez oeuvré, lors du G7 de l'année dernière à la conclusion de l'engagement de Biarritz pour une action rapide en faveur de l'efficacité dans le secteur du refroidissement, qui comporte des actions ambitieuses pour améliorer l'efficacité énergétique de l'industrie du refroidissement tout en éliminant progressivement les réfrigérants hydrofluorocarbonés, conformément à l'amendement de Kigali au protocole de Montréal. On ne peut également que vous féliciter pour le rôle de votre Agence française de développement (AFD), qui a décidé de consacrer 30 % de ses financements climat d'ici 2025 à des solutions fondées sur la nature.

Ces engagements sont importants, mais vous devez en faire plus, car si nous voulons atteindre nos objectifs et sauver l'environnement, tous les pays devront accroître leurs efforts, à commencer par les puissances économiques de l'Union européenne. La France pourrait ainsi mener des actions dans le cadre du programme de transformation du Green Deal européen. Celui-ci constitue une opportunité pour identifier des solutions pour combattre le changement climatique sous différents angles : réforme de l'agriculture, politique d'échanges adéquate pour accompagner la transition écologique, réforme du système financier et promotion des investissements verts, préservation de la biodiversité, développement d'une économie bleue, etc. Ces actions pourraient avoir un effet positif à travers le monde.

Il convient aussi de traduire les engagements de neutralité carbone au niveau sectoriel, avec des plans d'action concrets : par exemple, si l'on veut accélérer la fin de l'utilisation des énergies fossiles, il convient d'éviter d'exporter des émissions de carbone vers des pays en développement en investissant dans des industries qui utilisent du carbone. Il est aussi possible d'encourager le développement du transport à bas carbone par des incitations économiques - il existe en effet une grande marge d'amélioration dans le domaine des transports, comme vous l'a indiqué la semaine dernière le Haut Conseil pour le climat.

Vous venez d'adopter une loi pour lutter contre le gaspillage et promouvoir l'économie circulaire et je vous en félicite. Vous pouvez également soutenir la stratégie « de la ferme à la fourchette » du Green deal, afin de développer l'économie circulaire et une consommation alimentaire durable, tout en associant les agriculteurs et en conciliant écologie et production. Il importe de porter un modèle de transformation agricole qui respecte les écosystèmes et la biodiversité. Je ne peux que vous encourager à profiter de vos discussions sur la politique agricole commune (PAC) pour mettre fin aux subventions aux énergies fossiles et consacrer plutôt ces ressources à la protection de la nature et à des subventions vertes, afin que l'agriculture devienne une part de la solution. Pourquoi ne pas utiliser aussi les espaces verts des villes pour augmenter la biodiversité et pour refroidir naturellement les bâtiments et les villes afin d'éviter l'usage des climatisations énergivores ? Il convient aussi de suivre les recommandations du Groupe de travail sur la publication d'informations financières relatives au climat, mis en place par le Conseil de stabilité financière, pour orienter les flux financiers vers des investissements durables ou dans les énergies vertes. Tout cela semble à votre portée, et devrait être mis en oeuvre.

Finalement, je suis confiante et optimiste. Partout dans le monde émergent des dirigeants qui comprennent les enjeux et qui veulent agir. Partout, des scientifiques, des entrepreneurs, des jeunes, des parlementaires comme vous se mobilisent. Je pense qu'avec la France comme chef de file, nous pouvons résoudre la crise climatique. J'en suis convaincue. La question du changement climatique devient également cruciale pour électeurs. Nos enfants descendent dans la rue pour demander des comptes. Les études se multiplient. La communauté internationale est sous pression, scrutée pour ce qu'elle fait, ou non, pour le climat. Nous sommes tous sous pression. Vous, moi. Or, c'est quand les hommes sont sous pression qu'ils donnent le meilleur d'eux-mêmes et qu'ils sont les plus créatifs et les plus innovants. Le temps est venu de montrer le meilleur de nous-mêmes.

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