Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, tout en Christian Poncelet parlait des Vosges et de Remiremont, dont il a été l’enfant « choisi ».
Il a éperdument aimé une terre qui n’était pas celle de sa naissance, et à laquelle il est désormais lié à tout jamais. Comme si, en s’éteignant, sa vie entière nous disait que son destin avait tout fait pour le conduire là ou son cœur a choisi de rester, sans doute parce qu’il portait en lui les desseins d’un idéal plus haut, un idéal secrètement embrassé à sa naissance et auquel il était demeuré intimement lié jusqu’à sa disparition.
Enfant, Christian Poncelet fut arraché à ses Ardennes natales et à sa mère par la guerre. Valmy, aujourd’hui El Kerma, et l’Algérie française l’accueillirent. Sa famille alsacienne, qui avait fait le choix de la France en 1870 et qui y résidait, l’y recueillit pendant l’Occupation.
Une fois la France libérée par le général de Gaulle, dans les pas duquel il inscrira par la suite son engagement politique, Christian Poncelet effectue son service militaire et aspire à devenir officier de la Légion étrangère : le sens profond de l’autre, le sacrifice, même suprême, inspiraient déjà ses choix, ainsi que l’intuition, confuse encore mais naissante, que les valeurs de la République seront l’étendard de sa vie entière.
Servir toujours, et, dans sa vie, il ne se détourna de cette vocation que brièvement, par amour pour la fille unique d’un menuisier et d’une tisserande, Yvette Miclot, qui deviendra son épouse et à laquelle il ne voulait pas n’offrir qu’une vie d’absences. Il intègre alors l’École nationale supérieure des postes, télégraphes et téléphones, et, même s’il ne s’agissait sans doute pas de son choix de cœur, il était fier de dire, le regard facétieux, qu’il était le produit de l’École des télécommunications, et non celui de l’École nationale d’administration.
Sa carrière d’ingénieur, qu’il qualifiait de « raisonnable », l’était sans doute trop pour que se taise l’aspiration au progrès humain et social qui sommeillait en lui. Elle ne suffit bientôt plus à étancher sa soif de « faire » et sa volonté d’œuvrer à l’amélioration des conditions de travail de celles et ceux avec lesquels il partageait son quotidien.
Christian Poncelet emprunte donc le chemin du syndicalisme et, mû dans son action par ses origines modestes, lui qui était issu d’une famille paysanne porte une attention bienveillante, de chaque instant, aux plus fragiles. En 1953, il fait ses premières armes en animant une grève dure contre le Gouvernement, pour s’opposer à son projet de modification du régime de retraites.
Homme du peuple, il le restera lorsque, dix ans plus tard, élu député, il se dit prêt à démissionner quand le général de Gaulle menace de réquisitionner l’armée pour mettre un terme à la grève des mineurs.
De cette expérience syndicale, il disait enfin qu’elle n’était certainement pas étrangère à l’une des priorités qu’il avait souhaité mettre en œuvre en parvenant à des responsabilités gouvernementales : la création de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail.
Car le prolongement de l’engagement syndical de Christian Poncelet par un engagement politique devient vite une évidence, et nul chemin ne semble assez escarpé pour le détourner de ce qui devait être sa voie : servir son pays. Il commence à y songer en 1953, profondément inspiré par sa rencontre avec Pierre Mendès France, qui détermine son entrée en politique.
Celui qui deviendra son ami l’entraîne un jour dans l’Eure, en pleine campagne électorale, au cours de laquelle il ferraille contre les bouilleurs de cru. Il y perdra son siège, ce dont Christian Poncelet saura en toute occasion se souvenir, lui qui, tout en sachant se montrer ferme et parfois impitoyable, pouvait également manier avec virtuosité le tutoiement et savait convaincre les esprits comme les cœurs.
Cette rencontre avec Pierre Mendès France fut également fondatrice de sa volonté farouche d’œuvrer constamment au dépassement des clivages partisans, avec pour seule considération l’intérêt supérieur de la Nation. Il se disait d’ailleurs libre des considérations politiciennes, comme en témoigne son vote pour François Mitterrand en 1981, qu’il assumait pleinement.
C’est dès 1962 que ce jeune homme de 34 ans se lance dans ce qui sera l’une des plus grandes et des plus longues aventures politiques de la Ve République, dans le « pays de sa femme », comme il aimait à le dire.
Les Vosgiennes et les Vosgiens se prirent immédiatement d’affection pour cet homme chaleureux et simple, un jour de novembre, lorsqu’ils le choisirent pour porter leur voix à l’Assemblée nationale. Le lien qu’ils nouèrent alors devint indéfectible. Jamais il ne sera rompu : dix ans député, trente-six ans sénateur, quinze ans conseiller régional, cinquante et un an conseiller général, dont trente et un ans à la présidence, et dix-huit années à la mairie de Remiremont.
« Je vis les Vosges », disait Christian Poncelet, qui en sillonnait toutes les routes. Entre Charmes et Bussang, Lamarche et Senones, il prenait plaisir à aller dans tous les villages, à la rencontre de cette population qu’il aimait tant, au cœur de ces paysages auxquels il se sentait charnellement lié et qu’il évoquait souvent en parlant aussi de sa passion pour la chasse.
Convivial, sans façons, disponible, proche des siens et authentique, si bien qu’il fut bientôt affectueusement surnommé « Ponpon », il était aussi et surtout un homme d’action et de dossiers, qui a profondément transformé sa terre d’élection.
Sa mémoire infaillible, sa fine connaissance du territoire et sa fougue étaient saluées de toutes et tous. Il était à la fois un homme de dialogue et d’autorité, de colères tempétueuses et d’écoute pleine d’égards et d’affection.
Il était d’ailleurs aussi affable en apparence qu’il savait se montrer dur dans le combat politique. Il exécrait la trahison, dont il avait une conception aussi large que l’importance qu’il accordait à la fidélité et à l’amitié. Son appétit politique se nourrissait de combats face aux adversaires qu’il s’était désignés : Lionel Stoléru d’abord, puis Christian Pierret et enfin Philippe Séguin.
De ce caractère singulier, de cette énergie immense, il fit profiter les Vosges en œuvrant au désenclavement du territoire, à travers le « Y » vosgien, l’aménagement des routes départementales partant vers Saint-Dié, Remiremont et La Plaine, ainsi que l’arrêt du train à grande vitesse à Épinal, à Remiremont et à Saint-Dié.
Il fut également l’un des artisans majeurs de la conversion économique d’un territoire dépendant de l’industrie textile, auquel il donna une vitalité nouvelle avec l’implantation de nombreuses entreprises portée et soutenue par le conseil général.
Les Vosges, mais aussi la France, car Christian Poncelet aura également servi avec dévouement et efficacité les gouvernements de Pierre Messmer, de Jacques Chirac et de Raymond Barre. Loyal et compétent, il occupa de hautes fonctions, telles que le secrétariat d’État chargé des affaires sociales, ceux de l’emploi et de la population, de la fonction publique, du budget ou encore des relations avec le Parlement.
Le parcours de cet enfant des Ardennes, qui n’avait pas obtenu le brevet, fut forgé par son immense force de caractère ; une page blanche écrite par un autodidacte ambitieux, généreux et travailleur, à l’encre de la méritocratie, ce qui expliquait sans doute pourquoi Christian Poncelet était si peu sensible aux honneurs et aux faveurs.
S’il n’aimait pas exhiber titres et succès, il a pourtant à son actif de nombreuses réalisations. Il en évoquait une avec une fierté toute particulière : avoir porté le dernier budget présenté, voté et exécuté à l’équilibre, en 1975. C’était il y a quarante-cinq ans !
Il concevait les responsabilités nationales non pas comme la marque d’une promotion personnelle, mais comme une manière différente de servir son territoire. À aucun instant il n’abandonna la politique locale, lui qui considérait qu’un engagement politique sans enracinement n’avait aucun sens, et qu’il aurait alors ressemblé « à un satellite qui avait perdu le contact de la Terre ».
Ce contact avec sa terre des Vosges, Christian Poncelet le consolide et le solidifie, en 1977, avec son élection au Sénat. Il aimait d’ailleurs souligner combien l’élection sénatoriale était singulière, parce qu’elle ne dépendait pas uniquement des étiquettes politiques, mais aussi d’une équation personnelle, d’un lien de confiance et d’estime réciproque entre élu et grands électeurs, d’un attachement profond à un territoire.
En 1986, il devient président de la commission des finances, ce qui le conduit à la présidence du Sénat, qu’il emporte le 2 octobre 1998, un siècle après un autre Vosgien, Jules Ferry. Cette présidence ne lui fut pas offerte. Il dut aller la conquérir avec méthode et ténacité, à force d’attentions pour chacune et chacun, dont le souvenir dans cette chambre est impérissable.
Parce qu’il fut sincèrement meurtri par les mots d’un ancien Premier ministre, qui parla d’une « anomalie constitutionnelle » en évoquant la Haute Assemblée, il décida de placer sa présidence sous le signe de la défense d’une idée noble du bicamérisme, qui était pour lui la pierre angulaire de la démocratie.
Il voulait que le Sénat exerce la plénitude des prérogatives que lui reconnaît la Constitution : il souhaitait qu’il se fasse, au quotidien, la voix des territoires de France et organisa, dans cette perspective, les États généraux des territoires. Christian Poncelet voyait la décentralisation comme la « seule voie qui conduise à l’esprit d’entreprise », comme l’écrivait le général de Gaulle, qu’il citait alors pour défendre une République territoriale, fruit d’une réforme de l’État et de la gouvernance locale pour que les décisions soient prises au plus près des Françaises et des Français.
Il voulait aussi que le Sénat s’ouvre davantage au monde social et économique et aux forces vives de la Nation. Il défendait sans relâche une conception exigeante du rôle du législateur, en prônant un contrôle et une évaluation des politiques publiques toujours plus poussés.
Il aspirait également à mieux faire connaître le Sénat des Françaises et des Français, avec les expositions de photographie, que Paris peut encore apprécier au jardin du Luxembourg, et en participant au lancement, voilà vingt ans, de la chaîne Public Sénat.
Visionnaire sur ce que devait être l’avenir de la décision publique en France, il ouvrit enfin grand les portes du Sénat aux citoyennes et aux citoyens, à travers l’organisation de rendez-vous citoyens, pour que cette maison de la démocratie soit pleinement la leur.
Européen enfin, Christian Poncelet l’était profondément. Lui savait sans doute mieux que quiconque le coût de la guerre, pour avoir dédié sa vie à un territoire lacéré par les conflits.
Député européen, il fut un ardent défenseur de la coopération entre les peuples, et un ami de la Chine, précieux pour les relations privilégiées que la France entretenait avec elle.
Il se définissait d’ailleurs comme un « Européen convaincu », car il savait sans doute mieux que quiconque que la paix, œuvre de cette singulière communauté de destin qu’est l’Europe, n’a pas de prix et qu’elle est au cœur même de ce qui est avant tout une manière de penser le monde.
Christian Poncelet aura vécu cinquante-deux ans de vie politique, durant laquelle il n’aura jamais connu la défaite.
Sa dernière élection au conseil général des Vosges, emportée en 2011 au bénéfice de l’âge, sera son ultime pied de nez à celles ou ceux qui, tout au long de sa vie publique, ont caressé l’espoir de le battre.
Sa terre d’adoption le pleure aujourd’hui comme le plus enraciné de ses enfants. « Aimer et avoir la foi », disait-il avec simplicité en parlant du sens de l’engagement de toute une vie au service de Remiremont, des Vosges et de la France.
La voix de Christian Poncelet, en cet instant et devant sa famille et ses proches, se confond avec la nôtre et avec celle de la République tout entière. Elle résonnera pour toujours dans cet hémicycle : « Aimer et avoir la foi ».
À sa famille, à ses filles, à ses anciens collègues et amis du Sénat, à ses anciens collaborateurs et aux Vosgiens, j’exprime au nom du Gouvernement nos condoléances les plus sincères et le témoignage de notre profonde sympathie.