Mesdames, messieurs les sénateurs, je veux à mon tour évoquer la mémoire de Samuel Paty et m'associer à l'hommage que vous avez rendu à ce professeur, monsieur le président. Le ministère de la culture s'y associe d'autant plus naturellement qu'il a pour mission de défendre l'exception culturelle française, dont la caricature a toujours fait partie. Qu'il me soit permis d'évoquer les grands noms de Casati, de Numa, de Philipon, de Le Petit, de Daumier, ainsi que les liens qui unissaient Daumier et Baudelaire ou Philipon à Balzac.
Le ministère de la culture est aussi chargé de la protection de la presse, notamment de la presse écrite. Ce n'est pas devant n'importe quelle caricature que Samuel Paty a fait son oeuvre d'éducation : c'est devant une caricature de Charlie Hebdo. Je ne peux m'empêcher d'évoquer la mémoire de Tignous, de Charb, de Cabu, de Wolinski. C'est donc véritablement du fond du coeur que je m'associe à cet hommage.
Je veux adresser mes sincères félicitations à ceux d'entre vous qui ont été élus ou réélus au mois de septembre dernier et saluer votre nouveau président, Laurent Lafon, à qui je souhaite pleine réussite dans la mission particulièrement exigeante, mais aussi passionnante qui est la sienne.
M'exprimant devant votre commission pour la première fois, je veux vous témoigner mon profond respect pour le travail que vous effectuez. Ayant moi-même une grande expérience de parlementaire, je sais votre implication au service des Français, au-delà de tous les clivages. Cette implication est absolument essentielle au bon fonctionnement des institutions républicaines. Vous pouvez donc compter sur moi pour m'appuyer, chaque fois que cela sera possible, chaque fois que cela sera utile, chaque fois que vous le souhaiterez, sur vos travaux, dans un esprit toujours ouvert et constructif.
Le sujet que nous abordons aujourd'hui rencontre d'ailleurs un écho particulier parmi vous, puisque vous vous êtes saisis depuis plusieurs années des enjeux entourant les restitutions d'oeuvres d'art. Je veux vraiment saluer le travail et l'implication, dans ce domaine, de Catherine Morin-Desailly, qui a conduit au lancement d'une mission d'information au début de l'année. Je souhaite que le travail qui a été mené par les deux corapporteurs, Alain Schmitz et Pierre Ouzoulias, puisse contribuer à éclairer un débat complexe et indispensable.
J'en viens au projet de loi lui-même. Ce texte marque l'aboutissement d'un long travail, qui trouve son origine dans la volonté exprimée par le Président de la République dans le discours qu'il a prononcé à Ouagadougou en novembre 2017. Il y proposait de réunir les conditions pour des restitutions du patrimoine africain dans le cadre d'un partenariat approfondi entre la France et les pays du continent africain.
Le projet de restitution de 26 oeuvres issues de ce que l'on appelle communément le « Trésor de Béhanzin » à la République du Bénin et du sabre attribué à El Hadj Omar Tall et de son fourreau à la République du Sénégal s'inscrit dans le cadre d'une politique de coopération culturelle déjà engagée avec ces deux pays.
Ce projet de loi prend également place dans un contexte général de réflexion sur le rôle et les missions des musées en Europe et dans le monde, et sur la nécessité de mieux connaître l'histoire des collections et leur provenance, notamment lorsque ces oeuvres sont issues du continent africain.
Il s'agit d'un texte important, qui incarne une nouvelle ambition dans nos relations culturelles avec celui-ci.
Les oeuvres et les objets que nous souhaitons restituer aux deux pays sont exceptionnels à tous égards. Leur valeur est à la fois esthétique et historique. Arrivés en France à la suite de faits violents, qui ont conduit à leur appropriation, ils sont devenus les symboles d'une culture, d'un peuple, d'une nation. Ils sont de véritables « lieux de mémoire », au sens où l'entend Pierre Nora.
Le trésor des rois d'Abomey incarnait la continuité et la grandeur de cette dynastie pluriséculaire quand il a été saisi en 1892 par le général Dodds lors des combats opposant le roi Béhanzin aux troupes françaises. Ces 26 oeuvres sont devenues, pour le peuple béninois, le symbole d'une indépendance perdue. Alors qu'elles étaient conservées par différents musées français, puis, à partir de sa création, en 1999, par le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, leur retour sur le sol béninois en 2006, dans le cadre d'une exposition temporaire, a suscité une émotion considérable, prélude à la demande officielle de restitution adressée, en 2016, par la République du Bénin à la République française.
De même, le sabre et son fourreau attribués à El Hadj Omar Tall incarnent l'aventure exceptionnelle qu'ont été la fondation et l'extension de l'Empire toucouleur par ce chef militaire et religieux, qui s'est finalement lui aussi heurté aux forces françaises. Il a été donné au musée de l'Armée il y a plus d'un siècle par le général Louis Archinard et il est actuellement exposé au musée des civilisations noires de Dakar, dans le cadre d'une convention de prêt de longue durée.
En restituant ces objets au Bénin et au Sénégal, nous contribuons à ce que la jeunesse africaine puisse avoir accès à des éléments majeurs de son propre patrimoine, conformément à l'objectif qui avait été défini par le Président de la République.
Je souhaite à présent vous préciser le sens, la portée et les conséquences du projet de loi. Rappelons tout d'abord que la restitution par un État à un autre État de biens culturels et plus généralement d'objets n'a rien d'inédit, y compris dans la période récente. Parmi les restitutions les plus récentes consenties par la France figurent notamment une statue volée à l'Égypte, en 1981, en application d'un jugement d'un tribunal français, 21 têtes maories, rendues à la Nouvelle-Zélande en vertu de la loi votée en 2010 sur l'initiative de Catherine Morin-Desailly, ou encore 32 plaques d'or, restituées à la Chine en application de la convention de l'Unesco pour la lutte contre le trafic illicite des biens culturels de 1970, qui a été ratifiée par la France en 1997. Ces différents cas illustrent la diversité des voies offertes par le droit français pour procéder à des restitutions.
S'agissant des objets dont nous traitons aujourd'hui, c'est une initiative du législateur qui permettra d'apporter une réponse aux demandes du Bénin et du Sénégal. À la différence d'une décision judiciaire, cette procédure n'aura pas pour effet de créer de jurisprudence. J'y insiste : le projet de loi n'a pas de portée générale. Il ne vaut que pour le cas spécifique de l'ensemble d'objets qu'il énumère expressément. Ainsi, quand bien même les objets concernés seraient considérés comme des « prises de guerre », le vote du texte n'aurait pas pour effet de remettre en cause la légalité de la propriété de notre pays sur tout bien acquis dans le contexte d'un conflit armé.
Par ailleurs, la voie législative s'impose à nous dans la mesure où la restitution des objets au Bénin et au Sénégal implique de déroger au principe d'inaliénabilité des collections publiques inscrit dans le code du patrimoine. Ce principe est, de fait, au coeur de la conception française du musée, qui charge nos institutions publiques de constituer des collections, afin qu'elles soient étudiées, conservées et présentées au public. Le projet de loi propose de déroger à ce principe d'inaliénabilité, mais il ne le remet pas en cause - à l'instar des précédentes lois du même type, comme celle de 2010.
L'adoption d'un amendement de la députée Constance Le Grip, lors de l'examen du texte à l'Assemblée nationale, a d'ailleurs permis d'inscrire dans celui-ci la référence à ce principe, de telle sorte que les restitutions en sont explicitement désignées comme des dérogations.
Au-delà des modalités de leur encadrement législatif, ces restitutions sont au coeur de débats très vifs. Elles nourrissent de nombreux questionnements éthiques, philosophiques, politiques.
Je veux être claire : en procédant à la restitution de ces oeuvres au Bénin et au Sénégal, nous ne remettons pas en cause le rôle joué par les musées français qui en ont assuré la conservation. Au contraire ! Le musée du Quai Branly-Jacques Chirac et le musée de l'Armée en ont non seulement permis la conservation, mais ils ont aussi contribué, par les études approfondies qu'ils ont menées à leur sujet, à en révéler les valeurs historique et esthétique. Ils en ont également assuré la présentation au public, en France comme à l'étranger, notamment dans les pays concernés par les restitutions, dans le cadre de prêts. Nous devons leur en être reconnaissants.
Il est encore moins question pour nous de remettre en cause l'approche universaliste des musées, que la France promeut depuis plus de deux cents ans. Dans un monde fracturé par les positions identitaires de toutes sortes, nous avons plus que jamais besoin de musées universels pour réunir des oeuvres provenant de tous les continents, de toutes les époques, pour faire dialoguer les cultures dont elles sont le témoignage. L'actualité immédiate nous le rappelle de façon impérieuse et tragique.
C'est aussi pour cela que la France n'accepte de restituer des oeuvres à d'autres États que si ces derniers s'engagent à ce que celles-ci conservent leur valeur patrimoniale, autrement dit à ce qu'elles continuent à être conservées et présentées au public dans des lieux consacrés à cette fonction. Dans le cas du Bénin et du Sénégal, de telles garanties ont été données - elles l'ont même été par avance par le Sénégal.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi qui vous est soumis n'est pas un acte de repentance ni une condamnation du modèle culturel français : c'est un acte d'amitié, de confiance envers le Bénin et le Sénégal, pays auxquels nous lient une longue histoire commune et des projets d'avenir.
Le soutien unanime que le texte a reçu lors de son examen à l'Assemblée nationale témoigne de l'unité qui doit prévaloir sur ce sujet. S'ils peuvent susciter des questionnements légitimes, auxquels je répondrai, ces actes de restitution doivent nous rassembler, au-delà des clivages politiques, autour des valeurs universelles qui fondent notre République.