Vos questions sont très cohérentes et elles démontrent que le sujet est plus complexe qu'il n'y parait - dès lors qu'on ne s'en tient pas à la seule déclaration de l'inaliénabilité des collections publiques.
Monsieur Ouzoulias, le débat sur la restitution du sabre d'El Hadj Oumar Tall n'est pas rendu plus clair par les questions liées au fait que ce sabre ait appartenu à un chef religieux relevant du soufisme sunnite - car le religieux et le politique étaient alors tellement intriqués, en Afrique aussi bien qu'en Europe, voyez l'Ancien Régime, qu'on ne peut guère en inférer quelque chose de précis en l'occurrence. Vous soulignez que des spoliations continuent et vous avez raison, mais ce sont des vols, qui doivent être traduits par voie pénale : des moyens existent, par exemple contre les marchands d'art qui introduiraient sur le marché des oeuvres issues de pillages par Daesh.
Pour la restitution, il faut procéder par dérogation - et c'est la procédure législative qui garantit contre la jurisprudence. Si demain des critères étaient établis, par telle ou telle commission d'experts, vous seriez dessaisis de votre pouvoir de législateur et de contrôle. En réalité, la restitution doit faire l'objet d'une demande initiale, il ne s'agit pas, pour nous, de restituer l'ensemble des oeuvres venues de pays étrangers, le débat d'une restitution générale est derrière nous.
La France a réceptionné des demandes précises, dont je vous présente sommairement la liste. Il y a la demande du Bénin et du Sénégal, dont nous parlons aujourd'hui ; la Côte d'Ivoire, le 10 septembre 2019, a demandé la restitution du tambour parleur du peuple « Atchan », conservé au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac ; le 20 février 2019, l'Éthiopie a demandé la restitution de 3081 biens culturels conservés dans les collections du même musée ; le 17 mai 2019, le Tchad a demandé la restitution de l'ensemble des pièces tchadiennes présentes sur notre territoire, soit environ 10 000 objets ; le 29 janvier 2020, le Mali a demandé la restitution de seize biens culturels ; le 20 février 2020, le président malgache a demandé au président de la République, pour le soixantième anniversaire de l'indépendance, prévu le 26 juin 2020, la restitution du dais de la couronne de la dernière reine malgache, conservé au musée de l'Armée ainsi que l'intégralité des biens culturels malagasy présents sur le territoire français.
Cette liste montre que des demandes sont recevables, identifiées, mais que d'autres sont plus compliquées, par exemple la restitution de dix mille objets culturels. Nous avons choisi la procédure d'un examen au cas par cas, c'est le cas pour les vingt-sept objets visés par ce projet de loi. Cet examen consiste en une recherche approfondie sur l'histoire des objets et la procédure requiert un dialogue bilatéral, une coopération entre les deux États. Avec le Bénin et le Sénégal, la coopération culturelle fait l'objet d'un cadre bien défini et de conventions ; un programme de travail commun a été établi avec le Bénin pour la coopération muséale, avec un accompagnement par l'Agence française de développement (AFD) pour la construction du Musée de l'épopée des amazones et des rois du Dahomey. Avec le Sénégal, une déclaration commune du 17 novembre 2019 entend renforcer le partenariat culturel entre les deux pays, impliquant des établissements muséaux au Sénégal et en France.
La restitution ne consiste donc pas à rendre des oeuvres en masse et à s'en désintéresser, elle prend place dans une coopération bilatérale plus large, qui comprend tout un ensemble de mesures dont le projet de loi qui vous est soumis constitue un volet essentiel.
Avec ce projet de loi, nous préservons évidemment la vitrine française, notre capacité de montrer des objets au public ; nos musées disposent d'objets très nombreux, ils en ont bien plus en réserve qu'ils n'en montrent et ils ne seront pas dépossédés par les restitutions. Nous voulons aussi éviter d'instituer des mécanismes qui menaceraient le principe d'inaliénabilité du patrimoine public. Nous voulons également, c'est très important, nous garder de toute arrogance par rapport aux pays demandeurs, nous recherchons un partenariat équilibré et égalitaire, nous n'avons pas à considérer que telle restitution serait illégitime parce que le pays demandeur n'aurait pas notre compétence muséale - attention à tout néocolonialisme, qui serait profondément condamnable.