Intervention de Catherine Morin-Desailly

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 28 octobre 2020 à 9h00
Projet de loi adopté relatif à la restitution de biens culturels à la république du bénin et à la république du sénégal — Examen du rapport et élaboration du texte de la commission

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly, rapporteure :

Ce projet de loi vise à faire sortir vingt-sept biens culturels des collections nationales afin de permettre leur restitution au Bénin et au Sénégal, qui les ont réclamés respectivement en 2016 et en 2019.

Ces biens sont arrivés en France comme prises de guerre. Depuis toujours, les oeuvres d'art ont fait l'objet de convoitise et de saisies à l'occasion des conflits. On peut penser, par exemple, aux sculptures rapportées par les armées napoléoniennes d'Italie, qui avaient elles-mêmes été dérobées par les Romains aux Grecs autrefois. Retracer l'histoire des oeuvres d'art, c'est aussi retracer l'histoire des conquêtes. L'idée de restitution est récente. Elle date notamment de la Convention de La Haye de 1954 relative à la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Certains biens culturels font l'objet de réclamations de longue date, comme la pierre de Rosette ou les frises du Parthénon réclamées par la Grèce à l'Angleterre, ou le buste de Néfertiti, réclamé à l'Allemagne, etc. On peut aussi mentionner la problématique des biens juifs qui ont été spoliés par les nazis, sur laquelle notre collègue Mme Corinne Bouchoux s'était penchée dans le cadre d'une mission d'information de notre commission, ou celle des biens culturels saisis à l'époque de la colonisation. On peut enfin évoquer la question délicate des restes humains et de leur conservation.

Les vingt-six objets destinés à être rendus au Bénin proviennent du palais royal d'Abomey. Cet ensemble est composé de statues, de portes en bois sculptées, d'autels portatifs, de trônes, de sièges, de récades, mais aussi d'un métier à tisser, d'un fuseau, d'une tunique, d'un pantalon de soldat et d'un sac en cuir. Ces objets ont été emportés en 1892 par le général Dodds, commandant des armées coloniales françaises, dans le cadre de la guerre du Dahomey qui l'opposait au roi Béhanzin. Le général Dodds les a ensuite donnés au musée d'ethnographie du Trocadéro en 1893 et 1895. Ils sont aujourd'hui conservés au musée du Quai Branly.

Le sabre que le projet de loi vise à rendre au Sénégal aurait été confisqué à Amadou Tall, le fils d'El Hadj Omar Tall, par le général Archinard après la prise de Bandiagara en 1893. Il a intégré les collections du musée de l'Armée en 1909, à la suite d'un don du général Archinard.

Le Bénin et le Sénégal considèrent qu'il s'agit de pièces particulièrement symboliques au regard de leur patrimoine, de leur culture et de leur histoire. Les vingt-six objets béninois font partie du Trésor de Béhanzin, dernier roi d'Abomey. Quant au sabre, il provient de la famille d'El Hadj Omar Tall, qui est considéré au Sénégal comme la figure du résistant africain à la conquête occidentale et à la colonisation. J'ai tenu à ce que nous auditionnions la représentation de ces deux pays en France afin d'en savoir plus sur leur motivation. Je dois dire que dans les deux cas, les pays nous ont fait valoir l'importance à recouvrer la propriété de ces objets pour permettre à leur population de se réapproprier davantage leur histoire et leur culture. Leur objectif est donc véritablement de les exposer au public pour permettre, en particulier, à la jeunesse de se reconnecter avec son passé.

Dans le cas du Bénin en particulier, le retour s'inscrit dans une vraie démarche de valorisation culturelle et de développement économique et touristique à laquelle j'ai été très sensible. Les oeuvres ont vocation à retourner sur le site d'Abomey, où un musée de l'épopée des amazones et des rois doit être construit dans les années à venir. En 2006 déjà, grâce au soutien de Jacques Chirac, une grande exposition avait été organisée entre le musée du Quai Branly et la Fondation Zinsou à Cotonou, où une partie des oeuvres du Trésor de Béhanzin avaient été exposées.

L'intervention du Parlement est nécessaire parce que les collections publiques sont inaliénables, ce qui signifie que la propriété d'un bien conservé dans ces collections ne peut pas être transférée.

Il est vrai que le code du patrimoine ménage la possibilité d'un déclassement, mais il concerne uniquement les objets qui ont perdu leur intérêt public à figurer dans les collections et il n'est pas applicable aux biens entrés dans les collections sur la base de dons et de legs. Le déclassement ne peut donc pas être utilisé pour les objets revendiqués par le Bénin et le Sénégal.

En revanche, le législateur peut poser des exceptions au principe d'inaliénabilité des collections, puisqu'il s'agit d'un principe à valeur législative, et non constitutionnelle. À ce titre, il peut directement prévoir la sortie de certains biens des collections publiques en vue de leur restitution. Cela s'est déjà fait par le passé, pour la restitution de la dépouille de Saartje Baartman - la « Vénus hottentote » - à l'Afrique du Sud en 2002 et pour la restitution des têtes maories à la Nouvelle-Zélande en 2010. Dans les deux cas, des sénateurs en avaient été à l'initiative, à savoir Nicolas About et, comme vous le savez, moi-même pour les têtes maories qui sont des restes humains patrimonialisés.

Le présent projet de loi se distingue des deux lois de restitution que notre pays a votées par le passé sur deux points. Sur la méthode, il s'agit d'une initiative du Gouvernement et non du Parlement. Ce projet de loi vise en effet à concrétiser une promesse présidentielle, qui trouve son origine dans le discours que le Président de la République a prononcé le 28 novembre 2017 à Ouagadougou. Le principe de ces restitutions avait déjà été annoncé, par le Président de la République en novembre 2018 en ce qui concerne les pièces qui font partie du Trésor de Béhanzin, et par le Premier ministre en novembre 2019 en ce qui concerne le sabre.

Sur le fond, ce projet de loi vise à restituer, non pas des restes humains, mais des objets et oeuvres d'art. Le principal critère qui avait été utilisé à l'époque par le législateur pour apprécier la légitimité de ces restitutions, à savoir le principe à valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, ne s'applique pas à l'examen de demandes portant sur des biens culturels.

D'un point de vue juridique, rien n'oblige aujourd'hui la France à accéder aux demandes présentées par le Bénin et le Sénégal. Les collections sont protégées, au niveau national, par le principe d'inaliénabilité. Les oeuvres sont entrées dans les collections de nos musées de manière régulière, suite à un don. Aucun texte international ne fixe aujourd'hui de règles prescrivant leur retour. La convention de l'Unesco de 1970 n'a pas de caractère rétroactif. Enfin, les prises de guerre restaient « autorisées » à l'époque où le Trésor de Béhanzin et le sabre ont été saisis par les armées coloniales françaises, la première convention internationale en la matière datant de 1899.

La restitution de ces objets répond donc davantage à des considérations d'ordre diplomatique et éthique. Il faut avoir à l'esprit le fait que la question du retour des biens culturels à leur pays d'origine prend une place de plus en plus importante ces dernières années dans les discussions internationales. Je pense par exemple à l'Unesco : notre représentante permanente, Véronique Roger-Lacan ne nous a pas caché que les revendications en faveur d'une meilleure prise en compte de ces demandes, considérées comme légitimes, vont crescendo. Ce sujet ne se pose évidemment pas seulement en France, mais dans l'ensemble des anciennes puissances coloniales. L'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas ont ouvert ces dernières années des réflexions sur le sujet.

Je déplore que la France n'ait pas saisi plus tôt l'importance que prenait peu à peu cette question et n'ait pas conduit la réflexion prospective que le Sénat, en 2002, comme en 2010, l'avait enjoint de lancer. C'est une des raisons pour lesquelles Philippe Richert et moi-même tenions tant à la mise en place de la Commission scientifique nationale des collections, que nous avions investi d'une mission prospective de réflexion.

Mais, le ministère de la culture est resté immobile. Nous nous retrouvons de ce fait sur une position défensive qui nous est très préjudiciable. C'est ce qui a justifié mon souhait, en janvier dernier, de voir une mission d'information de notre commission réfléchir à la question de la restitution des objets d'art. J'ai peur que, faute d'avoir ouvert à temps notre réflexion, notre surdité face aux demandes de restitution ne finisse par nous discréditer. Nous perdrions alors la possibilité de défendre notre position sur la scène internationale et les concepts qui nous sont chers, à commencer par celui de musée universel ! Il est dénoncé par un nombre croissant de pays comme un objet néocolonial et grandement menacé, sans doute parce que nous n'avons pas su donner de gages suffisants de réciprocité dans la mise en oeuvre de cette conception universelle. La France est très isolée à l'Unesco sur ce sujet.

Certains diront que nous n'avons pas à prendre en compte les arguments éthiques, mais n'est-ce pas justement le rôle du législateur de se pencher sur ces questions pour faire concorder le droit avec les attentes de la société ? Les arguments mémoriels et éthiques n'avaient d'ailleurs pas été absents de la réflexion qu'avait conduite le législateur au moment de se prononcer sur les précédentes demandes de restitution dont il avait été saisi. Pour ma part, j'avais souligné, au moment où j'avais déposé ma proposition de loi sur les têtes maories, que le trafic dont elles avaient fait l'objet faisait partie « des pires heures du colonialisme » et j'avais insisté sur l'importance de donner du sens aux restitutions, dans la mesure où celles-ci ne sont qu'un geste dans une démarche plus globale de renouvellement du dialogue, d'approfondissement de la compréhension mutuelle et de développement de la coopération.

Notre commission s'est montrée très attachée, depuis plusieurs années, à défendre les droits culturels. Le retour d'un certain nombre de biens culturels m'apparaît cohérent avec cette notion, car il s'agit de revendications légitimes menées par des peuples autochtones. Plusieurs conditions me paraissent néanmoins devoir être respectées.

La première condition est que ce retour reste strictement limité, par exemple, aux seuls biens qui revêtent un caractère hautement symbolique d'un point de vue historique ou artistique pour les pays d'origine et essentiels pour la construction de l'identité culturelle de la société civile des pays concernés. J'avais là encore été très vigilante au moment du dépôt de la proposition de loi sur les têtes maories à ce que les restitutions reposent sur un certain nombre de critères strictement définis pour ne pas ouvrir la « boîte de Pandore ». S'agissant des restes humains, il me paraissait ainsi essentiel qu'il existe une demande formelle d'un État ; que les objets ne fassent plus l'objet de recherches scientifiques ; que l'objectif soit l'inhumation ; et que les restes soient issus d'actes de barbarie ayant entraîné la mort.

Pas plus qu'avec la Vénus hottentote ou les têtes maories, il ne saurait être question de vider les musées français de leurs richesses ou de faire voler en éclats le principe d'inaliénabilité des collections, tant il constitue la colonne vertébrale de nos musées. C'est lui qui contribue à l'enrichissement et à la valorisation de nos collections publiques. C'est lui qui permet de préserver la cohérence scientifique de nos collections. Nous ne pouvons donc que souscrire à l'insertion par les députés d'un membre de phrase qui rappelle que le cadre général applicable aux collections reste celui de l'inaliénabilité et que les retours auxquels la représentation nationale consent y sont strictement dérogatoires, ponctuels et limités.

La seconde condition, c'est que le retour se caractérise par une volonté réciproque, à la fois sincère et authentique, de réappropriation d'une histoire commune et de renouveau des rapports. Bref, le retour n'a de sens que s'il est suivi d'une véritable coopération renforcée en matière culturelle et patrimoniale. Au contraire, un retour qui serait dicté, soit par la repentance, soit par la volonté de se donner bonne conscience, n'a pas vraiment de sens. La ministre de la culture a d'ailleurs dit à l'Assemblée nationale qu'il ne s'agissait pas d'un acte de repentance. De ce point de vue, il n'est toujours pas clair, à l'issue des auditions, si ce sont les autorités béninoises et sénégalaises ou les autorités françaises qui ont fait le choix des objets que ce projet de loi vise à remettre.

Cela m'amène à mon dernier point : que penser de la méthode employée pour ces restitutions au Bénin et au Sénégal ? C'est sans doute là qu'il y a le plus matière à critiques, tant la décision politique a, dans cette affaire, précédé et prévalu sur toute autre forme de débat - historique, juridique, scientifique, philosophique et éthique -, empêchant de ce fait la formation d'un consensus.

La parole des autorités scientifiques n'a pas pu être entendue, car elles ont été sollicitées une fois prise la décision de restituer les objets réclamés. De même, nous n'avons pas été entendus par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy lors de la rédaction de leur rapport et ces derniers n'ont jamais répondu à notre invitation pour une audition devant notre commission au cours des derniers mois.

Quant aux marges de manoeuvre du Parlement, elles s'apparentent à celles dont il dispose lors du vote d'un projet de loi de ratification. Autant dire qu'elles sont réduites à leur strict minimum et ce, d'autant plus que l'un des objets visés par le projet de loi, à savoir le sabre, est en dépôt au Sénégal depuis 2018 et lui a déjà été officiellement remis, un an après la première procédure de prêt qui avait été contractée. Je vous proposerai d'ailleurs un amendement pour refléter davantage la réalité en préférant à l'idée de « remise » celle de « transfert », puisque la remise a déjà eu lieu.

Bien sûr, ce n'est pas la première fois que la décision politique prévaut en matière de restitution, en dépit du principe d'inaliénabilité des collections - un principe qui, rappelons-le, a été mis en place dès l'Ancien régime pour empêcher le roi d'agir à sa guise avec le domaine de la couronne dont il est le simple gardien. On se souvient récemment du prêt de longue durée consenti par Nicolas Sarkozy concernant les 297 manuscrits coréens détenus à la Bibliothèque nationale de France, qui avaient été pillés par la marine française en 1866 en représailles de massacres de civils et missionnaires français. En 1993, François Mitterrand avait déjà restitué un premier manuscrit à la Corée en échange de la signature d'un contrat avec Alstom. Plus loin encore, plusieurs objets conservés au musée de l'Armée ont été offerts par le Gouvernement sans autorisation préalable de sortie des collections : un glaive de Premier consul ayant appartenu à Napoléon Bonaparte aux États-Unis en 1945, trois emblèmes mexicains au Mexique en 1964, un canon à la République fédérale d'Allemagne en 1984...

Mais c'est justement cela qu'il, faut, à mon sens, éviter à l'avenir. C'est la raison pour laquelle je vous soumettrai dans quelques instants un amendement destiné à mieux encadrer scientifiquement, dans le futur, ce type de procédures, afin de limiter le risque que de pareilles situations ne se reproduisent. Son objectif est de garantir un temps pour l'expertise scientifique, préalable au temps politique et diplomatique. Il faut s'assurer aussi que la démarche est authentique et que l'objet en question est bien désiré par le pays bénéficiaire.

Nous aurons également l'occasion dans quelques semaines de débattre de nouveau de cette question autour des conclusions de la mission d'information sur la restitution des objets d'art qui a été constituée sur ma suggestion la session passée. Il est clair que nous ne pouvons pas en rester là et qu'il reste beaucoup à faire en termes de moyens mis à la disposition des musées pour avancer sur la recherche de provenance, de formation des conservateurs, mais aussi d'évolution des parcours muséographiques. Sans compter la réflexion à ouvrir, qui me paraît indispensable, sur ce qu'implique pour la France la notion de musée universel.

Il nous revient enfin le soin de définir le périmètre de ce texte, à la lumière duquel sera appréciée la recevabilité des amendements tirée de l'article 45 de la Constitution. Je vous propose de considérer que le périmètre du projet de loi concerne :

- la restitution des biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal,

- les modalités applicables aux procédures de restitution d'objets d'art revendiqués par un État étranger.

Je vous proposerai de considérer que n'appartiennent pas au domaine du texte les dispositions :

- visant à restituer des biens culturels à d'autres États ;

- et portant sur la restitution de restes humains.

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