Intervention de Sophie Primas

Réunion du 27 octobre 2020 à 14h30
Mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Sophie PrimasSophie Primas :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, après avoir connu un long épisode économique difficile en raison de la fin des quotas et dû affronter une période de restructuration industrielle douloureuse, la filière betterave est aujourd’hui confrontée à l’une des plus grandes crises de production depuis des décennies.

À la suite d’un hiver doux, une vague de pucerons a remonté la France du sud au nord, piquant les betteraves, bien avant l’arrivée des auxiliaires, notamment des coccinelles. Cela a entraîné une épidémie de jaunisse qui touche aujourd’hui près de 45 % du territoire productif français, plus particulièrement au sud et à l’est de l’Île-de-France.

Les conséquences économiques pour la filière sont incontestables. Les premiers arrachages font état de baisses de rendement en moyenne en France de 15 % à 20 % – mais la moyenne n’a pas de sens en la matière – et, surtout, de baisses de rendement dans les bassins de production pouvant atteindre 50 % autour de certaines sucreries.

Face au manque d’alternative efficace et au regard d’interdictions prises en 2018, la filière est aujourd’hui dans l’impasse.

Les programmes de recherche ont pourtant été lancés très tôt. Ils avancent, mais n’ont pas encore abouti. Des solutions sont expérimentées, parfois depuis 2012, et sont prometteuses. Elles concernent le biocontrôle, les pratiques culturales, l’agronomie, la génétique, voire la mécanique. Aucune piste n’est écartée. L’alternative viendra vraisemblablement d’une combinaison de ces solutions. C’est ce que nous disent les experts et les scientifiques.

Mais, pour la saison 2021, les producteurs sont pris de court. En attendant les alternatives, seule une dérogation à l’utilisation de semences enrobées de néonicotinoïdes est envisageable. C’est d’ailleurs ce que douze pays européens ont déjà fait. Le présent projet de loi vise précisément à autoriser en France ce qui est autorisé ailleurs en Europe à titre dérogatoire.

Si nous ne le faisons pas, le risque le plus immédiat est de saboter la compétitivité de la filière betteravière française, qui, je le répète, est convalescente. Les pertes de rendement seront cette année proches de 1 000 euros par hectare. Dans ces conditions, sans certitude que les dégâts seront maîtrisés en cas de jaunisse l’année prochaine, les planteurs réduiront légitimement leur surface betteravière. C’est le deuxième risque. Il convient de le conjurer, car cela concerne toute une filière d’excellence pour la France.

La betterave sucrière est une économie de proximité, en raison des difficultés de transport de la betterave. À défaut de semis et de planteurs suffisamment nombreux autour des sites d’implantation des sucreries, et faute de pouvoir faire tourner les usines plus de 100 jours, contre 50 jours attendus cette année, les risques directs de fermeture définitive sont importants. Au total, ce sont 45 000 emplois agricoles et industriels qui sont menacés. Je crois, mes chers collègues, que nous ne pouvons pas menacer de cela les Français.

La fermeture de ces usines nous conduirait à terme à importer du sucre et du gel hydroalcoolique produits dans des conditions que nous refusons à nos propres producteurs au prix d’un bilan carbone nécessairement plus lourd. Je souhaite à cet égard répondre aux voix qui s’opposent à une telle dérogation pour éviter ce qui est qualifié de « retour en arrière sur le plan environnemental ». Je préfère nettement du sucre produit dans nos campagnes que du sucre produit à l’étranger, y compris dans des pays européens voisins.

D’un point de vue environnemental, la production sucrière française a – je veux le rappeler – considérablement évolué ces dernières années. Il y a eu entre 30 % et 70 % de fertilisants, de fongicides et d’insecticides en moins pendant les vingt dernières années. On note également un recul de 40 % en vingt-cinq ans des émissions de gaz à effet de serre pour les sucreries, qui ont investi lourdement et qui ont parié sur le gaz plutôt que sur le charbon comme les sucreries européennes concurrentes et voisines. Et le transport du champ à l’usine s’effectue sur une plus faible distance, avec 32 kilomètres en France en moyenne contre 50 kilomètres en Allemagne ; cela n’est pas rien.

Enfin, loin de ne servir que la filière sucrière, la pulpe de betterave représente également un apport alimentaire majeur pour nos élevages : on est loin du soja OGM importé du Brésil ! C’est, par exemple, 40 % de l’alimentation du bétail dans les Hauts-de-France.

Quel sens y aurait-il à sacrifier ces acquis en menaçant notre filière betteravière ? Ne manquerait-on pas de recul en sacrifiant tous ces acquis environnementaux réels, qui nous différencient, au profit d’importations accrues, y compris celles qui accentuent la déforestation au Brésil ?

Analyser les risques environnementaux, et même les risques sur la santé, sur une seule des étapes de cette filière, c’est méconnaître un écosystème agricole industriel, alimentaire et non alimentaire global beaucoup plus vertueux qu’ailleurs.

Il est caricatural de réduire le débat à un affrontement entre l’intérêt économique des dérogations à court terme et l’intérêt écologique de l’interdiction à long terme. Ce piège politique, très simple à caricaturer sur Twitter, nous le refusons !

Le débat oppose plutôt deux visions politiques de l’écologie. À une écologie de la défiance, qui choisit d’interdire et qui conduit à une déprise de notre agriculture française, clairement observée aujourd’hui, et à une décroissance revendiquée, j’oppose ici une écologie de la confiance, parfaitement consciente de l’urgence, exigeante, mais qui s’appuie sur la réalité de nos territoires, le progrès et la recherche.

Alors oui, pour toutes ces raisons, nous soutenons ce texte.

Monsieur le ministre, vous avez accepté, non sans courage, de vous lancer dans ce combat. Vous aurez notre soutien, d’autant que des garanties ont été apportées par la filière et le Gouvernement. Sont ainsi prévus des financements supplémentaires pour la recherche sur la betterave, un plan de prévention afin de limiter l’exposition des cultures mellifères aux effets des semences utilisées à titre dérogatoire et un comité de surveillance assurant la transparence sur les avancées de la recherche. La filière a de son côté pris un engagement très fort pour s’orienter vers une production labellisée Haute qualité environnementale.

Nous émettons toutefois trois réserves sur la rédaction du projet de loi.

La première porte sur l’horizon de la recherche. Vous l’avez dit, monsieur le ministre, celle-ci prend du temps, et c’est la leçon, me semble-t-il, que les parlementaires doivent retenir de cette crise. Je comprends que les attentes de la société soient vives. Nous souhaiterions tous que les recherches aillent plus vite. Mais la recherche est confrontée au temps long, la recherche fondamentale comme la recherche appliquée, qui par construction est contrainte par la temporalité des saisons. Si nous sommes sûrs que les recherches avanceront d’ici à 2023, la question est de savoir si elles auront abouti à cette date.

La deuxième porte sur l’article 2, qui recèle à notre sens une fragilité constitutionnelle. En écrivant spécifiquement que les dérogations ne seront réservées qu’à la betterave sucrière, le texte pourrait être jugé inconstitutionnel au regard du principe d’égalité devant la loi. Vous nous avez exprimé, monsieur le ministre, votre confiance dans la rédaction issue des travaux de l’Assemblée nationale. Nous nous rangeons à votre appréciation et à celle de vos services. L’important est que nous arrivions à bon port pour sauver à temps la filière.

Enfin, la troisième a trait à la philosophie même de ce texte, qui est une « rustine législative » pour la betterave, alors que de nombreuses autres filières sont dans des impasses techniques.

Malgré ces réserves, l’efficacité a guidé nos travaux. La commission n’a pas voulu rompre l’équilibre de ce texte d’urgence qui doit impérativement entrer en vigueur avant décembre.

Pour les producteurs de betteraves, le chemin ne s’arrête pas à ce projet de loi. À long terme, la question de la gestion des risques sanitaires est posée. À plus court terme, c’est celle, cruciale, de l’indemnisation des planteurs et des industriels. Personne ne peut être oublié, même si cela signifie qu’il faille obtenir de l’Union européenne, à titre exceptionnel, un relèvement du plafond des aides de minimis.

Il faut cependant tirer les leçons de cette crise betteravière.

La première leçon est claire : il ne faut pas abandonner des filières aujourd’hui confrontées à une impasse technique. À défaut, elles disparaîtront, faute de compétitivité. Vous n’aurez pas de gains environnementaux, mais vous constaterez plus d’importations, moins d’emplois et moins de diversité agricole. Pour les citoyens français, il y aurait en outre une incohérence. Si un produit est interdit en France, pourquoi autoriser sa consommation dans des produits importés ? C’est le sens de l’article 44 de la loi Égalim (loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous), voté par le Sénat, et dont le respect n’est pas encore assuré. La souveraineté alimentaire commence par cette mesure !

Le deuxième défi concerne le rôle central de la recherche. La course à la fin des pesticides s’accélère. Tout le monde la souhaite. Mais nous ne gagnerons pas ce combat en abandonnant notre agriculture ! Soyez conscient, monsieur le ministre, de la vive inquiétude du Sénat pour de nombreuses filières, trop petites pour apparaître sur les radars, mais qui meurent à petit feu face à leurs concurrents polonais, allemands, américains ou brésiliens.

Je pense bien sûr à la noisette, à la noix, à la figue, au navet, plus largement à la moutarde – notamment la moutarde de Dijon –, à l’orge ou à la carotte de Créances… Ces produits font partie du patrimoine culinaire français, ils sont des éléments de notre flore et de nos paysages.

La seule voie pour trouver des solutions compatibles avec nos objectifs est d’augmenter les moyens de la recherche. Mais force est de constater que, dans le projet de loi de finances, vous diminuez pour la seconde fois le compte d’affectation spéciale « Développement agricole et rural » (Casdar), qui finance pourtant la recherche appliquée.

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