Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le présent projet de loi organique, comme son intitulé l’indique, a deux objectifs attendus par de nombreux élus : simplifier et différencier l’application du droit.
Comme cela a été rappelé, l’expérimentation a été créée par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, qui visait à donner des moyens normatifs à l’organisation décentralisée de la République. Ainsi, le quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution permet aux collectivités territoriales ou à leurs groupements de déroger, lorsque la loi ou le règlement l’a prévu, « à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences ».
Cette possibilité offerte aux collectivités territoriales a montré à de rares reprises son efficacité, comme ce fut le cas pour le revenu de solidarité active, la tarification sociale de l’eau, l’accès à l’apprentissage jusqu’à l’âge de 30 ans ou encore la répartition de la taxe d’apprentissage.
Alors que la tradition centralisatrice de l’État pèse toujours sur la mise en œuvre des politiques publiques, l’expérimentation était considérée, à l’origine, comme une façon de renforcer la décentralisation, en donnant plus d’autonomie aux collectivités locales. Aujourd’hui, elle apparaît comme un moyen, souhaité par de nombreux élus locaux, de différenciation des territoires les uns par rapport aux autres.
La volonté du Gouvernement de simplifier le recours à l’expérimentation pour assurer plus d’agilité locale, donc plus de différenciation, est a priori louable. Cependant, l’adoption du projet de loi organique relatif à l’expérimentation avant le projet de loi plus fondateur – du moins l’espérons-nous – et tant attendu « 3D+ » ou « 4D », qui doit fixer l’objectif de différenciation, relève, selon nous, d’un illogisme législatif. Plus clairement, cela consiste à « mettre la charrue avant les bœufs », comme on le dit en pays cauchois, en définissant les moyens avant de connaître clairement la cible.
Cela est d’autant plus vrai que, pour donner véritablement tout son sens à l’expérimentation locale, c’est non seulement la loi organique qu’il fallait modifier, mais aussi, comme cela a été dit à plusieurs reprises, notamment par les corapporteurs, la Constitution elle-même, ainsi que l’a proposé le Sénat, afin d’éviter le couperet du principe d’égalité pour la pérennisation des expérimentations.
Je veux ici saluer l’excellent travail des corapporteurs, Françoise Gatel et Mathieu Darnaud, qui portent, au cours des débats successifs, les propositions du Sénat, sur l’initiative de son président, Gérard Larcher, « pour une nouvelle génération de la décentralisation » et qui tentent ici, par leurs apports, de donner plus de souffle à cet outil technique qu’est l’expérimentation.
De fait, le faible nombre d’expérimentations conduites au titre de l’alinéa 4 de l’article 72 de la Constitution démontre que ces dispositions ne fonctionnent pas suffisamment et que ce droit constitutionnel est resté une mesure très exceptionnelle en comparaison des expérimentations menées sur le fondement de l’article 37-1 de la Constitution, comme le dispositif « territoires zéro chômeur de longue durée », en cours de discussion.
Ce demi-échec s’explique par la lourdeur de la procédure, les débouchés limités et l’absence d’évaluation utile.
Le principal facteur limitant l’expérimentation territoriale est identifié : la complexité et la lourdeur de la procédure pour participer à une expérimentation sont de nature à dissuader toutes les collectivités territoriales de se lancer dans ce projet expérimental. Les sept étapes préalables à l’expérimentation ont surtout conduit à refermer le droit qui avait été ouvert. La simplification des conditions de participation est donc essentielle pour permettre son effectivité. Ainsi, permettre aux collectivités de décider d’y participer par une simple délibération, sans qu’il leur soit nécessaire d’y être autorisées par un décret, va dans le bon sens.
Mais la multiplication du recours aux expérimentations ne dépendra pas uniquement de la simplification des procédures. Elle dépendra surtout de la capacité de l’État décentralisé à accompagner les projets. Cela impose un changement de logiciel des services de l’État, qui doivent non pas se limiter à contrôler les actes des collectivités locales, mais bien accompagner les élus locaux dans leurs décisions, puisque, aujourd’hui, c’est encore au niveau national, à Paris, que se trouve la compétence pour autoriser ou non une collectivité à participer à une expérimentation. Cette méthode témoigne d’une philosophie de l’État à l’égard des collectivités territoriales qui ne se fonde pas sur une confiance mutuelle, alors que seule la proximité peut permettre une efficience des politiques publiques.
Il faut, sur le modèle du tandem préfet-collectivités qui a été réclamé au début de la crise sanitaire, en mars dernier, une organisation opportune pour fluidifier les conditions de leur mise en œuvre, d’autant que les plus petites collectivités ne disposent souvent ni de l’ingénierie ni des moyens financiers suffisants pour mener seules ces expérimentations souhaitées.
Par ailleurs, si la procédure est un frein majeur, elle n’est pas l’unique problème de ce blocage législatif : reste celui de la finalité de ces expérimentations. Les expérimentations aboutissent, à la fin des fins, soit à un abandon pur et simple, partout et pour tous, soit à une généralisation nationale sans distinction réelle et territoriale. L’alternative entre abandon et généralisation est brutale et n’incite pas les collectivités territoriales à risquer une expérimentation sans débouchés alternatifs.
En proposant que les mesures expérimentales puissent être maintenues dans tout ou partie des collectivités territoriales ayant participé à l’expérimentation et étendues à d’autres, le projet de loi organique ouvre des voies plus attrayantes. Cette possibilité sera ouverte aux collectivités territoriales justifiant d’une différence de situation qui autoriserait qu’il soit ainsi dérogé au principe d’égalité. C’est la logique de cette loi organique, qui, avec les réformes territoriales, dont le Sénat attend beaucoup, doit être le premier pas d’une politique de différenciation territoriale.
La différenciation territoriale n’est pas un risque de division. C’est bien une méthode de gouvernance qui permettra de mieux prendre en compte les réalités locales. Nous en avons fait l’expérience avec la loi du 2 août 2019 relative aux compétences de la Collectivité européenne d’Alsace, qui en est un bon exemple et qui ouvre une voie.
Enfin, une bonne expérimentation est une expérimentation évaluée, dont les effets sont mesurés à l’aune des objectifs recherchés. L’évaluation permet de définir les évolutions voulues pour l’expérimentation, tant à son terme qu’au cours de sa réalisation. Elle permet surtout d’assurer le suivi de l’expérimentation, comme l’a justement dit Mathieu Darnaud, et d’informer sur la nécessité ou non de la poursuivre. C’est pourquoi, à l’instar des corapporteurs, nous pensons qu’il est opportun de renforcer l’évaluation durant tout le déroulement de l’expérimentation, sans en alourdir la procédure.
De même, l’information chaque année du Parlement est incontournable pour permettre au législateur de connaître les applications différenciées de la loi sur le territoire.
En conclusion, nous voterons ce projet de loi organique, qui, même s’il ne consacre pas un véritable droit à la différenciation, lequel mériterait une révision constitutionnelle plus globale, permettra une meilleure agilité dans la mise en œuvre des politiques publiques, ce que réclament depuis longtemps le Sénat et les sénateurs.