Je salue l'intérêt de la représentation nationale pour l'affaire Suez-Veolia, qui est d'une importance majeure. Nous avons eu l'occasion, avec Bertrand Camus, de nous exprimer le 23 septembre dernier à l'Assemblée nationale. La situation a évolué depuis puisque Veolia a acquis un bloc d'actions détenues par Engie représentant 29,9 % du capital de Suez. Il nous semble important de vous expliquer en quoi cette opération de rapprochement, initiée par Veolia, est source d'incertitudes majeures.
Le 30 août dernier, au milieu d'une année particulière à bien des égards, notre principal concurrent a lancé, par voie de presse - le groupe Suez n'ayant rien reçu -, une opération hostile visant à racheter Suez en deux temps. Dans un premier temps, le 5 octobre dernier, Veolia a acquis 29,9 % du capital au travers du rachat de la quasi-totalité des parts d'Engie. Cette opération inédite en deux étapes, apparemment dissociées, mais qui, en réalité, ne forment qu'un seul projet, est source de confusion et d'incertitudes pour les actionnaires, comme pour nos collaborateurs et nos clients. C'est à cause de ces incertitudes que le groupe Suez, avec le soutien plein et entier de son conseil d'administration, a décidé de la combattre.
Nous avons d'abord fait valoir auprès de l'Autorité des marchés financiers (AMF) que l'approche de notre concurrent était de nature à léser la majeure partie des actionnaires de Suez. Si Engie a touché immédiatement 3,4 milliards d'euros, les autres actionnaires n'ont en effet reçu aucun engagement ferme et inconditionnel, avec les risques associés à un projet qui va durer au moins 18 mois. L'AMF a validé l'opération ; nous avons fait appel auprès de la cour d'appel de Paris.
En matière de droit du travail, Veolia et Engie se sont mis d'accord de leur côté, sans consultation ni information préalable des instances représentatives du personnel, alors que le projet implique de céder, dans un second temps, l'activité Eau France au fonds Meridiam. Vous conviendrez que la méthode peut être vivement critiquée. L'affaire a été portée devant les tribunaux par un référé-suspension. La justice a donné raison au comité social et économique de Suez en première instance. Si Veolia conserve, aux termes du verdict, la propriété des actions qu'elle a acquise, elle se voit privée des droits qui lui sont associés. Elle possède, en fait, la nue-propriété, mais se voit privée, pour le moment, de l'usufruit.
En matière de droit de la concurrence, ce montage en deux étapes est aussi susceptible de porter préjudice à la bonne marche des affaires de Suez en France et à l'international. En règle générale, l'acquisition d'un bloc d'actions peut être autorisée par la Commission européenne à la condition que l'activité de la société cible puisse être poursuivie sans perturbations, dans l'attente de l'autorisation de la deuxième étape. C'est loin d'être le cas, comme en témoigne la pression dont nous sommes quotidiennement l'objet, et encore ce soir dans un article du Monde.
C'est dans ce contexte que, le 23 septembre, alors que Suez était exclue des négociations entre Veolia et Engie, nous avons pris la décision de placer une action de chaque société concernée par l'activité de Veolia en France dans une fondation enregistrée aux Pays-Bas. Cette décision a suscité un certain émoi, voire des reproches. Il s'agit pourtant d'une mesure classique de défense et de préservation de l'intérêt social de Suez et de ses collaborateurs. Rien ne change en termes de gestion, d'aspects comptables ou fiscaux : contrairement à ce qui a pu être dit, nous n'avons pas transféré les activités dans un paradis fiscal ! Si nous avons pris cette décision, c'est parce que nous sommes, conformément à nos devoirs fiduciaires, responsables de l'intérêt social et que nous devons prendre des mesures de défense, en conformité avec la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises du 22 mai 2019, dite loi « Pacte », sans parler de la loi « Florange », même si celle-ci n'est pas applicable faute d'offre. Si nous n'avions rien fait, le conseil d'administration aurait pu se voir reprocher son inaction face à ce risque.
Nous considérons aussi que le processus d'acquisition du bloc des parts d'Engie est irrégulier : Engie a vendu son bloc en trente jours, alors que rien ne l'obligeait à le vendre aussi rapidement, et Suez n'a pas eu le temps de présenter une offre alternative. On n'a pas laissé le temps à la direction de la société, aux salariés, aux élus, ni aux Français d'étudier cette opération et d'en mesurer l'intérêt ou les risques. Il s'agit pourtant de services essentiels, et il aurait été préférable de ne pas confondre vitesse et précipitation ! Peut-être pourriez-vous demander demain au président d'Engie pourquoi il n'a pas organisé un processus de vente robuste, au regard de ces enjeux.
Veolia devra obtenir l'aval de l'autorité européenne de la concurrence, c'est-à-dire la Commission européenne, dont l'avis ne sera pas rendu avant au moins dix-huit mois. Autrement dit, cette opération incertaine risque de créer une démobilisation, à l'heure où notre pays a besoin de s'engager dans la relance économique.
Outre ces considérations juridiques, sociales ou commerciales, je conclurai en soulignant la charge émotionnelle extrêmement forte liée à ce projet. Je n'ai jamais connu cela au cours de mes quarante-deux ans passés dans l'industrie. La première raison est que l'opération a été initiée en période de crise sanitaire majeure, à l'heure où les entreprises des services essentiels devraient se consacrer pleinement à l'accompagnement des pouvoirs publics dans la gestion de la crise. Ensuite, le corps social de Suez éprouve un sentiment d'abandon de la part de sa maison mère qui a entériné la vente forcée de sa fille à son plus gros concurrent, et ceci dans une incompréhensible précipitation. Enfin, je ne peux que constater le cynisme de Veolia qui, près d'un an après l'adoption de la loi Pacte, n'accorde pas le respect élémentaire aux différentes parties prenantes, alors même que cette loi visait à repenser la gouvernance des entreprises à travers un prisme social et environnemental. Bel exemple...
Veolia n'a pas, pour l'heure, le contrôle de Suez et reste notre principal concurrent. La loi impose de respecter strictement cet état de fait et nous allons continuer à travailler à des options alternatives au scénario proposé par Veolia. Nous comptons aussi sur votre soutien pour faire en sorte que notre pays ne perde pas l'un de ses fleurons industriels.