Nous accueillons aujourd'hui, Philippe Varin, président du conseil d'administration de Suez et Bertrand Camus, directeur général de Suez. Cette audition, menée conjointement par nos deux commissions, est la première d'une série : nous entendrons demain le président du conseil d'administration d'Engie, et la semaine suivante le PDG de Veolia.
En outre, nos commissions ont constitué cette semaine un comité de suivi conjoint, dédié au rapprochement entre Veolia et Suez. Nos quatre collègues rapporteurs, qui vous poseront tout à l'heure leurs questions, examineront en détail et au long cours l'évolution du dossier.
Monsieur Camus, vous avez déclaré il y a quelques jours, selon des propos relayés par la presse : « Il n'y a actuellement pas de dialogue avec Veolia ». L'impression qui est la nôtre est, si vous me permettez l'expression, celle d'une guerre ouverte, et ce, même si Bruno Le Maire nourrit l'espoir d'un « accord amiable » entre votre groupe et Veolia.
Le 30 août, le groupe Veolia proposait à Engie de lui racheter 29,9 % du capital de Suez pour un montant de 2,9 milliards d'euros, offre que vous avez immédiatement qualifiée de « particulièrement hostile ». Tandis que Veolia défendait la constitution d'un champion des services à l'environnement, Suez dénonçait une « prise de contrôle rampante » par son principal concurrent et évoquait des risques de « démantèlement ». Une offre d'achat rehaussée à 3,4 milliards a finalement été acceptée par Engie le 5 octobre dernier, en dépit de l'opposition des représentants de l'État actionnaire au sein de son conseil d'administration. Veolia est donc désormais détenteur de ces 29,9 % de Suez, ce qui devrait n'être qu'une première étape vers une offre publique d'achat d'ici un an à un an et demi.
Voilà pour l'historique, mais c'est surtout sur l'avenir que nous souhaiterions vous entendre aujourd'hui. Nous voudrions comprendre la source du blocage actuel, et, peut-être, les voies possibles de sortie de ce blocage.
D'abord, pourriez-vous nous indiquer ce qui fait douter Suez de la teneur du projet défendu par Veolia ? Celui-ci évoque des complémentarités, une plus grande force de frappe dans le cadre des appels d'offres à l'international, une plus grande capacité d'investissement... Quelle est votre interprétation de ces « gains d'efficience » et pouvez-vous nous dire de manière concrète quels points du projet de Veolia vous contestez ?
Ensuite, alors que la deuxième phase du rachat, c'est-à-dire l'offre publique d'achat, est désormais engagée, comment comptez-vous influencer l'opération appelée à se dérouler ? Quelles sont vos lignes rouges, vos garde-fous ? En d'autres termes, vous rejetez une OPA « hostile », mais à quoi ressemblerait une OPA « amicale » susceptible d'être mieux accueillie par votre groupe ?
L'État interviendra-t-il dans la négociation qui s'annonce, et saura-t-il jouer un rôle facilitateur, alors que les dernières semaines ont montré que sa voix était parfois difficilement audible ?
Enfin, si l'OPA annoncée aboutit, et qu'une partie des activités de Suez est en conséquence cédée au fonds d'investissement Meridiam, quelle serait la viabilité de cette nouvelle entité sur le marché français et à l'international ? Un tel « petit poucet » fera-t-il le poids face au nouvel « ogre », et les clients d'aujourd'hui y trouveront-ils demain leur compte ?
Depuis l'annonce par Veolia de son intention de racheter les parts détenues par Engie dans Suez, c'est peu dire que la perspective d'un rapprochement entre les deux groupes fait couler beaucoup d'encre.
C'est peu dire, aussi, que les positions exprimées sur ce sujet sont antagonistes, à commencer par celles du PDG de Veolia, Antoine Frérot, et de vous-même. Monsieur Camus : M. Frérot met en avant l'intérêt de constituer un nouveau champion mondial des services de l'environnement, mieux à même de se défendre dans la compétition internationale ; de votre côté, vous affirmez au contraire qu'avoir un seul acteur français, c'est avoir deux fois moins de chances d'obtenir des contrats internationaux. M. Frérot s'engage à préserver l'ensemble des emplois et des avantages sociaux des salariés de Suez ; vous estimez que le rachat pourrait se traduire par la destruction de 10 000 emplois dont 4 000 en France. Il affirme que le rachat de la branche Eau de Suez par le fonds d'investissement Meridiam et les cessions d'actifs dans le secteur des déchets permettront de garantir la poursuite d'une véritable concurrence ; vous doutez de la capacité de ce fonds à maintenir et à développer les savoir-faire de Suez et donc à exercer une pression concurrentielle.
Nous pouvons comprendre ce qui vous amène, l'un comme l'autre, à tenir des propos aussi opposés : il est sans doute dans son rôle lorsqu'il défend son projet de rachat, et vous dans le vôtre lorsque vous défendez votre entreprise et sa stratégie industrielle. Mais vous admettrez que cela ne facilite pas la bonne compréhension des enjeux, alors même qu'il est question de services publics essentiels, qui touchent au quotidien des Français.
C'est pour cette raison que nous avons souhaité, avec Sophie Primas, organiser cette audition et créer un comité de suivi chargé d'apprécier les conséquences que pourrait avoir un tel rachat.
Deux questions nous préoccupent particulièrement. La première, c'est celle de la préservation des emplois et des compétences du groupe Suez. Il serait inacceptable que la cession des actifs de Suez se traduise par des destructions d'emplois et une perte de savoir-faire. Les secteurs dans lesquels évoluent Suez et Veolia sont au coeur de la transition écologique ; il faut continuer à y investir et à innover.
La seconde, c'est celle du maintien d'un niveau de concurrence suffisant permettant de garantir aux usagers le meilleur service au meilleur prix. Les collectivités territoriales, qui organisent les services de gestion de l'eau et des déchets dans le cadre de délégations de services publics, sont particulièrement vigilantes sur ce point.
Nous souhaitons donc que vous puissiez revenir sur ce projet de rachat et ses conséquences, et que vous nous indiquiez les perspectives que vous entrevoyez pour les semaines et mois à venir.
Je salue l'intérêt de la représentation nationale pour l'affaire Suez-Veolia, qui est d'une importance majeure. Nous avons eu l'occasion, avec Bertrand Camus, de nous exprimer le 23 septembre dernier à l'Assemblée nationale. La situation a évolué depuis puisque Veolia a acquis un bloc d'actions détenues par Engie représentant 29,9 % du capital de Suez. Il nous semble important de vous expliquer en quoi cette opération de rapprochement, initiée par Veolia, est source d'incertitudes majeures.
Le 30 août dernier, au milieu d'une année particulière à bien des égards, notre principal concurrent a lancé, par voie de presse - le groupe Suez n'ayant rien reçu -, une opération hostile visant à racheter Suez en deux temps. Dans un premier temps, le 5 octobre dernier, Veolia a acquis 29,9 % du capital au travers du rachat de la quasi-totalité des parts d'Engie. Cette opération inédite en deux étapes, apparemment dissociées, mais qui, en réalité, ne forment qu'un seul projet, est source de confusion et d'incertitudes pour les actionnaires, comme pour nos collaborateurs et nos clients. C'est à cause de ces incertitudes que le groupe Suez, avec le soutien plein et entier de son conseil d'administration, a décidé de la combattre.
Nous avons d'abord fait valoir auprès de l'Autorité des marchés financiers (AMF) que l'approche de notre concurrent était de nature à léser la majeure partie des actionnaires de Suez. Si Engie a touché immédiatement 3,4 milliards d'euros, les autres actionnaires n'ont en effet reçu aucun engagement ferme et inconditionnel, avec les risques associés à un projet qui va durer au moins 18 mois. L'AMF a validé l'opération ; nous avons fait appel auprès de la cour d'appel de Paris.
En matière de droit du travail, Veolia et Engie se sont mis d'accord de leur côté, sans consultation ni information préalable des instances représentatives du personnel, alors que le projet implique de céder, dans un second temps, l'activité Eau France au fonds Meridiam. Vous conviendrez que la méthode peut être vivement critiquée. L'affaire a été portée devant les tribunaux par un référé-suspension. La justice a donné raison au comité social et économique de Suez en première instance. Si Veolia conserve, aux termes du verdict, la propriété des actions qu'elle a acquise, elle se voit privée des droits qui lui sont associés. Elle possède, en fait, la nue-propriété, mais se voit privée, pour le moment, de l'usufruit.
En matière de droit de la concurrence, ce montage en deux étapes est aussi susceptible de porter préjudice à la bonne marche des affaires de Suez en France et à l'international. En règle générale, l'acquisition d'un bloc d'actions peut être autorisée par la Commission européenne à la condition que l'activité de la société cible puisse être poursuivie sans perturbations, dans l'attente de l'autorisation de la deuxième étape. C'est loin d'être le cas, comme en témoigne la pression dont nous sommes quotidiennement l'objet, et encore ce soir dans un article du Monde.
C'est dans ce contexte que, le 23 septembre, alors que Suez était exclue des négociations entre Veolia et Engie, nous avons pris la décision de placer une action de chaque société concernée par l'activité de Veolia en France dans une fondation enregistrée aux Pays-Bas. Cette décision a suscité un certain émoi, voire des reproches. Il s'agit pourtant d'une mesure classique de défense et de préservation de l'intérêt social de Suez et de ses collaborateurs. Rien ne change en termes de gestion, d'aspects comptables ou fiscaux : contrairement à ce qui a pu être dit, nous n'avons pas transféré les activités dans un paradis fiscal ! Si nous avons pris cette décision, c'est parce que nous sommes, conformément à nos devoirs fiduciaires, responsables de l'intérêt social et que nous devons prendre des mesures de défense, en conformité avec la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises du 22 mai 2019, dite loi « Pacte », sans parler de la loi « Florange », même si celle-ci n'est pas applicable faute d'offre. Si nous n'avions rien fait, le conseil d'administration aurait pu se voir reprocher son inaction face à ce risque.
Nous considérons aussi que le processus d'acquisition du bloc des parts d'Engie est irrégulier : Engie a vendu son bloc en trente jours, alors que rien ne l'obligeait à le vendre aussi rapidement, et Suez n'a pas eu le temps de présenter une offre alternative. On n'a pas laissé le temps à la direction de la société, aux salariés, aux élus, ni aux Français d'étudier cette opération et d'en mesurer l'intérêt ou les risques. Il s'agit pourtant de services essentiels, et il aurait été préférable de ne pas confondre vitesse et précipitation ! Peut-être pourriez-vous demander demain au président d'Engie pourquoi il n'a pas organisé un processus de vente robuste, au regard de ces enjeux.
Veolia devra obtenir l'aval de l'autorité européenne de la concurrence, c'est-à-dire la Commission européenne, dont l'avis ne sera pas rendu avant au moins dix-huit mois. Autrement dit, cette opération incertaine risque de créer une démobilisation, à l'heure où notre pays a besoin de s'engager dans la relance économique.
Outre ces considérations juridiques, sociales ou commerciales, je conclurai en soulignant la charge émotionnelle extrêmement forte liée à ce projet. Je n'ai jamais connu cela au cours de mes quarante-deux ans passés dans l'industrie. La première raison est que l'opération a été initiée en période de crise sanitaire majeure, à l'heure où les entreprises des services essentiels devraient se consacrer pleinement à l'accompagnement des pouvoirs publics dans la gestion de la crise. Ensuite, le corps social de Suez éprouve un sentiment d'abandon de la part de sa maison mère qui a entériné la vente forcée de sa fille à son plus gros concurrent, et ceci dans une incompréhensible précipitation. Enfin, je ne peux que constater le cynisme de Veolia qui, près d'un an après l'adoption de la loi Pacte, n'accorde pas le respect élémentaire aux différentes parties prenantes, alors même que cette loi visait à repenser la gouvernance des entreprises à travers un prisme social et environnemental. Bel exemple...
Veolia n'a pas, pour l'heure, le contrôle de Suez et reste notre principal concurrent. La loi impose de respecter strictement cet état de fait et nous allons continuer à travailler à des options alternatives au scénario proposé par Veolia. Nous comptons aussi sur votre soutien pour faire en sorte que notre pays ne perde pas l'un de ses fleurons industriels.
Suez est un groupe qui va bien, qui se développe, qui investit et recrute en France comme ailleurs dans le monde. Nous sommes un fer de lance d'une filière d'excellence, l'école française de l'eau, qui constitue un écosystème solide et vivant de petites et moyennes entreprises et d'entreprises de taille intermédiaire françaises qui prospèrent à l'international. Suez est le numéro un mondial pour l'eau et l'assainissement en termes de population desservie ; le numéro deux mondial dans l'eau industrielle, à la suite de l'acquisition des activités de General Electric dans le domaine de l'eau, en 2017. Nous sommes aussi le numéro deux en matière de traitement des déchets en Europe. Nous déployons en ce moment un projet stratégique, avec l'ambition de devenir le leader mondial des services à l'environnement dans dix ans.
Notre modèle combine l'innovation, l'agilité et le partenariat. Le projet alternatif de Veolia ressemble beaucoup à la création d'un conglomérat. Notre stratégie est basée sur une prime à l'excellence, au service de nos clients, et non sur une course à la taille. Nous mettons tout en oeuvre pour que les circonstances actuelles ne freinent pas nos ambitions. Nos résultats du troisième trimestre sont bons, malgré la crise. Ils témoignent d'une véritable dynamique commerciale, non seulement en France, mais aussi à l'international : nous avons signé de nombreux contrats ces derniers mois - au Sénégal, en Ouzbékistan, etc. -, grâce au savoir-faire que nous avons développé sur le territoire national.
En cette année 2020, très particulière, nous avons deux priorités : être aux côtés des collectivités pour affronter la deuxième vague de covid-19 et prendre pleinement part à la relance verte. Nous faisons face aujourd'hui à un défi immense, celui d'une crise sanitaire mondiale sans précédent, que nos équipes ont su relever en France, comme ailleurs dans le monde. Nous avons d'ailleurs pu bénéficier de notre expérience acquise en Chine avant que l'épidémie ne gagne le territoire national au mois de mars. Pendant la période de confinement, nos équipes ont été au rendez-vous - pas un seul droit de retrait ! - pour assurer les services essentiels à nos concitoyens. En cette période de deuxième vague, je tiens à saluer la mobilisation de tous nos agents, qui contribuent chaque jour à la continuité des services publics de l'eau et des déchets.
Notre seconde priorité est de participer à la relance économique. Nous comptons prendre toute notre part au plan initié par le gouvernement. Nous serons aux côtés des élus pour être un acteur majeur de la relance des territoires. Dans le cadre de la définition du plan de relance, nous avons, au travers des filières industrielles, contribué à quantifier les niveaux d'investissements nécessaires pour atteindre les objectifs ambitieux fixés en termes d'économie circulaire et pour compenser le déficit d'investissement qui avait été identifié dans le cadre des Assises de l'eau : ces investissements supplémentaires s'élèvent à peu près à 25 milliards d'euros sur une période de cinq ans. Le plan France Relance prévoit seulement 4,3 milliards d'euros sur trois ans. Autant dire que cela est insuffisant car les défis sont immenses.
Chaque jour, nous répondons à des appels d'offre pour financer des projets dans les territoires afin d'améliorer l'environnement et la qualité de vie. Ainsi, la nouvelle station d'épuration de la communauté d'agglomération Sète Agglopôle Méditerranée est une station de nouvelle génération, qui éliminera les micropolluants avec des traitements membranaires. À La Réunion, avec Inovest, nous valoriserons 70 % des déchets de l'île en créant plus de 500 emplois, en appliquant les principes de l'économie circulaire. Nous sommes d'ailleurs un acteur majeur outre-mer, puisque nous desservons plus de la moitié de la population ultramarine, de Papeete à Cayenne. Nous proposons aussi de nouvelles offres en ce qui concerne la qualité de l'air : à Poissy, nous expérimentons un dispositif pour éliminer les particules fines dans la cour de récréation d'une école primaire en utilisant des algues pour capturer et éliminer les polluants. Nous proposons aussi des solutions aux élus pour éliminer les polluants dans l'eau, recycler le plastique ou purifier l'air. Nous sommes le premier acteur pour les sociétés d'économie mixte à opération unique (Semop) avec six contrats déjà signés. Nous sommes pionniers en matière de smart cities, comme à Dijon par exemple. Tous ces projets sont au coeur de la transition écologique et contribuent à améliorer la qualité de vie et la santé des Français. En investissant dans nos métiers, nous assurons la pérennité d'emplois locaux et non délocalisables.
Le projet de Veolia serait néfaste pour le rayonnement de la France. Ce projet est hasardeux, à contre-temps, voire à contre-courant. La concurrence internationale est rude. Si nous voulons que la France conserve son avance, qui est réelle, elle doit non seulement éviter la disparition d'un de ses fleurons, mais veiller aussi à ce que ses deux leaders ne ratent pas le train de l'investissement technologique à cause des perturbations qui ne manqueraient pas de découler de cette opération. À l'heure où la France souhaite miser sur son industrie, nous devons développer nos entreprises plutôt que de jouer au Meccano industriel !
Ce projet est aussi néfaste pour l'emploi : les experts que nous avons consultés estiment qu'entre 4 000 et 5 000 emplois directs sont menacés en France, sans compter les emplois indirects, et près du double au niveau mondial. En France, nos salariés et notre encadrement ont exprimé leurs inquiétudes légitimes : un tel projet ne peut se faire sans éliminer les doublons, sans toucher aux fonctions support, aux équipes de développement commercial ou d'encadrement.
Ce projet entraînerait aussi la cession de quasiment 70 % des actifs de Suez en France. On a beaucoup parlé de la cession de la branche eau en France mais, compte tenu de la position dominante des deux acteurs dans le domaine des déchets, il faudrait également vendre près de la moitié des activités de Suez dans ce secteur, soit des cessions représentant entre 1,5 et 1,7 milliard de chiffre d'affaires sur un total de 3,5 milliards. Nos entreprises possèdent, à deux, entre 60 et 65 % des unités de valorisation énergétique sur le territoire national, entre 60 et 65 % des unités d'enfouissement, 95 % des centres de traitement de déchets dangereux, etc. Les cessions seront donc considérables et cela bouleversera des organisations qui sont déjà mises sous tension par la crise que nous traversons.
Les équipes de R&D, qui sont principalement basées en France, seront aussi touchées : outre les suppressions des doublons avec notre concurrent, elles ne bénéficieraient plus du rayonnement mondial qu'elles ont aujourd'hui, dans la mesure où les technologies que nous utilisons sur le territoire national sont exportées et que, inversement, nos expériences à l'international profitent à nos clients français. Cette fusion fragiliserait l'innovation : un vrai gâchis, alors que nous sommes incontestablement leader en la matière. Suez investit deux fois plus par an que Veolia. Lorsqu'un président d'agglomération, un président de communauté de communes ou un président de région lance un appel d'offres pour la gestion de l'eau ou le traitement des déchets, il est sûr d'avoir en réponse deux belles offres qui lui offriront toute la technologie et les savoir-faire qui sont le fruit de la concurrence qui existe depuis des décennies. Si cette opération venait à se concrétiser, le choix disparaîtrait. La concurrence sur notre marché domestique est un moteur pour l'innovation qui nous donne la capacité de nous développer à l'international. Ce n'est pas en l'éliminant que nous aiderons le secteur à se renforcer face à la concurrence. Au contraire ! Oui, la concurrence chinoise existe, mais c'est par notre différenciation technologique et contractuelle, ainsi que par notre culture partenariale avec nos clients que nous l'emporterons. Nous sommes présents à Alger, Casablanca, Santiago du Chili, aux États-Unis, en Jordanie, etc. En France, nous sommes présents de Dijon à Créteil, de Toulouse à Saint-Étienne. Partout dans le monde, nos clients nous font confiance et nous tenons à préserver ce lien privilégié.
Nous ne croyons pas au mirage d'un super champion de la transition écologique dans un secteur où c'est l'agilité, l'innovation, les bons partenariats qui font gagner et non la taille. Le projet de notre concurrent revient à transformer deux champions mondiaux en un seul groupe endetté et affaibli. Il est simple, voire simpliste : démanteler Suez et affaiblir la concurrence. Les députés membres de la « mission flash » à l'Assemblée nationale ont fait le même constat la semaine dernière. Les failles et les dangers du projet de notre concurrent sont à mettre en relation avec la méthode, brutale et précipitée, qui a conduit à la cession des parts d'Engie le 5 octobre dernier. À l'heure où nous voulons réindustrialiser la France, pourquoi se priver des numéros un et deux mondiaux dans un secteur porteur et vital pour l'avenir ?
Nous restons combatifs : forts de nos 150 ans d'histoire, nous sommes convaincus du bien-fondé de notre projet industriel et je parle aujourd'hui au nom de l'ensemble des 90 000 collaborateurs du groupe qui sont particulièrement attachés à leur entreprise, à son savoir-faire et à sa spécificité. Enfin, comment ne pas être surpris du moment choisi par Veolia, alors que les activités de traitement de l'eau et des déchets sont des secteurs essentiels, que la crise sanitaire fait rage et que l'emploi et la relance économique sont des enjeux prioritaires. J'ai le sentiment d'une perte du sens des priorités.
Merci pour ces réponses qui révèlent votre engagement et vos convictions.
La décision de céder les parts d'Engie à Veolia a été votée lors d'un conseil d'administration contre l'avis de représentants de l'État, pourtant actionnaire principal d'Engie. Comment expliquer que l'État n'ait pas été suivi ? Estimez-vous que l'État a fait preuve de neutralité ?
Meridiam est une société de gestion d'actifs. Elle n'a pas d'expérience dans la gestion de l'eau. Pensez-vous qu'elle dispose des moyens de ses ambitions ? Pourra-t-elle assurer le développement des activités Eau de Suez ? Celles-ci sont-elles menacées en cas de rachat ?
On peut s'interroger sur l'information et la concertation autour du processus de rachat dans un contexte sanitaire difficile. Quelle a été l'association des salariés et des actionnaires au cours du dernier mois ?
Vous avez placé les activités relatives à la gestion de l'eau en France dans une fondation de droit néerlandais, avec inaliénabilité des actifs pendant quatre ans, décision qualifiée de « pilule empoisonnée » par Antoine Frérot. Vous avez fait le choix de la confrontation. Certains actionnaires minoritaires de Suez estiment que cette décision leur porte préjudice et menacent d'engager la responsabilité civile ou pénale des membres du conseil d'administration. Que leurs répondez-vous ?
Vous avez essayé de trouver des investisseurs capables de soumettre une offre alternative. Le fonds Ardian avait manifesté son intérêt le 1er octobre et avait indiqué son souhait de constituer un consortium d'investisseurs. Est-ce par manque de temps qu'une offre de rachat n'a pu être déposée ? Avez-vous consulté d'autres investisseurs, comme Meridiam par exemple ?
Enfin, vous avez évoqué les conséquences sur le secteur de l'eau et des déchets : d'autres actifs devront-ils être cédés en cas de rachat ?
Vous avez expliqué qu'il y avait un risque de destructions d'emplois. Quels sont les emplois menacés ? Quel est le risque de perte de technologie ? Doit-on craindre une baisse de la qualité de services et une hausse des prix pour les usagers ?
Quelles seraient les garanties qui seraient susceptibles de vous faire changer d'avis sur cette opération ? Enfin, estimez-vous qu'il y a eu une collusion entre Veolia et Engie ?
En ce qui concerne la cession des parts d'Engie contre l'avis de l'État, je ne peux que vous inviter à poser la question à M. Clamadieu ! Factuellement en tout cas, la manière dont ce vote s'est déroulé n'est pas claire... Il n'est jamais arrivé qu'une société dont l'État possède 23,4 % passe outre son avis. De plus, certains administrateurs ont quitté la salle au moment du vote. Bref, cela n'est pas clair.
Lorsque le 3 septembre, le Premier ministre, s'exprimant à propos du plan de relance, a indiqué, en réponse à une question de journalistes, que cette offre avait du sens, ces propos ont eu des conséquences immédiates pour nous. Nous recherchions alors des investisseurs pour former une offre alternative. Ils ont été dissuadés : nul investisseur français ne souhaite s'opposer à l'État. Le ministre de l'économie a corrigé cette position par la suite, indiquant que l'État resterait neutre, qu'il fallait donner du temps au temps et que l'offre ne devait pas être inamicale. À partir de ce moment, nous avons pu recommencer à discuter avec des investisseurs.
Mais le mal était fait, nous avions pris du retard, d'autant plus que l'échéance fixée au 30 septembre par Antoine Frérot était très brève. Il n'a d'ailleurs pas accepté de la repousser, sauf lorsque Engie a demandé un délai de cinq jours supplémentaires, jusqu'au 5 octobre. Il est quasiment impossible de trouver une offre alternative en deux semaines. Ardian avait déposé une lettre d'intention, et demandait un délai de quatre à six semaines pour parvenir à un accord engageant. Nous avons manqué de temps, d'autant plus que le président d'Engie a indiqué à la présidente d'Ardian qu'il considérait que sa démarche n'était pas amicale. Est-ce bien le rôle du président d'Engie de décourager des offres alternatives ?
Il faut distinguer la qualité d'un investisseur et l'entreprise. On sait que pour faire face au changement climatique, nous aurons à investir massivement dans les infrastructures d'eau. La Seine, par exemple, aura deux fois moins d'eau en été en 2040 : il sera donc nécessaire de doubler l'efficacité du traitement des eaux. La question du financement n'est pas première dans la mesure où ils sont plus facilement disponibles dans le monde d'aujourd'hui. La différence se fera dans le développement de capacités technologiques permettant de réaliser ces investissements à moindre coût et d'abaisser la facture pour l'usager, à l'image du photovoltaïque qui coûtait très cher au début et dont les coûts de revient ont été abaissés.
Il y a donc un enjeu lié au maintien des savoir-faire et à la maîtrise des technologies. Ainsi, pour traiter les micropolluants, on utilise des techniques membranaires assez poussées que nous maîtrisons dans notre portefeuille international, en particulier grâce à GE Water. Il faut donc se poser la question du découpage des activités de Suez Eau France et s'assurer que cette entité puisse être viable. C'est là où le bât blesse. Notre activité de gestion de l'eau en France, dans le cadre de délégations de service public (DSP), est associée à des activités de constructions de stations. C'est un héritage de la société Degrémont. Cette activité est déficitaire en France, mais rentable grâce à l'international, et c'est ce qui nous permet d'innover et d'investir. Il en va de même pour le digital, le comptage intelligent, les algorithmes de gestion dynamique des réseaux. Notre laboratoire de recherche, qui a trouvé la technique permettant de détecter la présence du virus de la covid-19 dans les eaux usées, est intégré dans un réseau mondial et on ne saurait l'isoler. Or, soit il sera récupéré par Veolia, auquel cas il ne restera plus qu'un seul acteur, soit il restera chez le repreneur des activités Eau, mais celles-ci ne permettront pas de financer son développement à terme.
Meridiam est un investisseur spécialisé dans les infrastructures. Nous avons d'ailleurs noué des partenariats avec lui à l'international, mais il n'a guère d'expérience en France et aucune dans l'eau. Il est aussi un petit peu bizarre que, dans cette opération, Veolia choisisse son futur concurrent - les meilleurs amis deviendront-ils les meilleurs ennemis ? - à un moment où de nombreux contrats vont devoir être renouvelés : en Île-de-France, ou dans de grandes villes qui ont annoncé leur passage en régie, comme à Lyon ou Bordeaux. Le marché de l'eau évolue et le portefeuille de Veolia sera touché.
Nos salariés n'ont pas été consultés. Ils ont déposé un recours. Le tribunal de Paris a ordonné le lancement d'une information-consultation du comité social et économique. La question sous-jacente est de savoir si l'acquisition d'un bloc de 29,9 % des parts d'Engie par Veolia peut être dissociée, ou non, de la totalité du projet de prise de contrôle de Suez. Dans ce cas, l'information des salariés est nécessaire quant aux conséquences sur l'emploi et sur l'entreprise, de manière assez détaillée, afin qu'ils puissent se prononcer. Le tribunal a statué le 9 octobre dernier, soit quatre jours après la cession des parts d'Engie. L'appel sera jugé ce jeudi. Les actionnaires salariés, qui possèdent 4 % du capital, ont un représentant au sein du conseil d'administration de Suez qui est pleinement informé de la situation et de la stratégie développée par le conseil d'administration. Nous avons également des contacts fréquents avec l'ensemble de nos actionnaires, y compris les activistes. Nous avons ainsi eu un long échange avec eux la semaine dernière après la présentation de nos résultats, ce qui nous a permis de les informer et de leur expliquer les prises de position de l'entreprise.
La fondation de droit néerlandais constitue pour nous un outil de négociation qui permet au conseil d'administration de Suez d'exister durant la négociation autour d'un sujet majeur pour la société. Elle a été créée le 23 septembre. Sans cela, l'affaire aurait été pliée le 30 septembre. Nous n'avions guère le choix. J'ai demandé au président d'Engie de pouvoir être auditionné par son conseil d'administration afin d'expliquer notre position. Cela ne me semblait pas exorbitant... mais cela m'a été refusé. Dès lors n'étant informés ni par Veolia ni par Engie, nous avons pris cette décision.
Cette fondation est mise en place pour quatre ans. Elle est désactivable à tout moment par simple délibération du conseil d'administration de Suez. Je constate d'ailleurs que, depuis, Veolia a relevé le prix de son offre et que la question de l'activité eau en France a enfin été posée. Cette activité est au coeur de Suez. Elle recouvre non seulement l'activité opérationnelle, mais aussi la recherche et développement qui bénéficie de nos expériences industrielles dans le monde. Si l'on restreint le champ d'activité à la France, la recherche dépérira.
Les actionnaires minoritaires auxquels vous faites allusion représentent 0,5 % du capital. Nous avons rencontré les actionnaires. Les grands actionnaires ont bien compris que la fondation avait été créée pour répondre spécifiquement au problème posé par l'initiative de Veolia, mais qu'elle n'était pas destinée à servir de barrière contre d'autres offres. Il ne s'agit donc pas d'une pilule empoisonnée aux effets très larges.
Lorsque j'ai rejoint le groupe le 15 mai, Jean-Pierre Clamadieu m'avait indiqué que la part d'Engie dans Suez ne resterait certainement pas inchangée durant la durée de mon mandat. Avec Bertrand Camus, nous avons donc anticipé et contacté des investisseurs possibles, prêts à reprendre certaines tranches des parts d'Engie, et des partenaires habituels de Suez. Nous voulions, dans le consensus, trouver les bons investisseurs, y compris étrangers, pour renforcer l'entreprise. Lorsque le 30 juillet, M. Clamadieu m'a appelé pour me dire que son conseil avait décidé la vente du bloc de 31,7 %, on s'est dit qu'il fallait passer de la phase exploratoire à la phase opératoire. À l'époque, le président d'Engie disait qu'il n'y avait pas d'urgence, car Engie n'avait pas besoin de cash immédiatement. Il avait dit publiquement que son intention était de réaliser cette opération à l'horizon début 2021. Mais les choses se sont accélérées et le 30 août nous avons été confrontés à la proposition de Veolia, avec un délai extrêmement court. Ardian était porteur d'une offre qui rassemblait plusieurs investisseurs. Nous n'avons pas travaillé avec d'autres investisseurs.
L'offre de Veolia pourrait entraîner des dyssynergies - c'est-à-dire des ventes d'activité - au regard du portefeuille d'activités de Suez. Elles pourraient notamment résulter des règles de la concurrence et des lois antitrust dans les différents pays. Une autre dimension qui n'est pas du tout prise en compte actuellement concerne l'approche politique du sujet : la plupart des pays ont, en effet, des législations limitant les investissements étrangers. Enfin, il ne faut pas oublier d'inclure les ventes d'actifs qui seraient nécessaires pour financer l'opération.
Les sujets antitrust concernent surtout l'Europe et seront examinés par la Commission européenne : entre 70 et 75 % de nos 5,5 milliards d'activités dans le traitement des eaux et des déchets en France devront être cédés. Il en va de même au Royaume-Uni ou en Australie. Au Maroc, Veolia et Suez traitent l'eau de la plupart des grandes villes : Casablanca pour Suez, Rabat, Tanger et Tétouan pour Veolia. Le ministère des finances marocain a déjà exprimé ses inquiétudes. En Chine, nous avons construit deux belles success stories, en partenariat avec des partenaires locaux et nous avons de nombreux projets dans l'eau, l'assainissement et les déchets. Comment leur expliquer que l'on fusionne pour créer un champion mondial destiné à les empêcher de se développer ? Au total, nous estimons que des cessions à hauteur de 40 % du chiffre d'affaires du groupe seront nécessaires.
Beaucoup d'emplois basés en France sont liés à notre activité internationale : au siège, dans les centres de recherche, etc. Dans la construction, par exemple, le coeur de l'activité mondiale de Degrémont est à Rueil-Malmaison, même si le groupe possède également une plateforme en Inde pour les dessins ou en Espagne sur le dessalement. Les risques de pertes d'emplois sont donc réels si l'activité mondiale disparaît.
Veolia entend aussi procéder à des ventes par appartement dans l'activité déchets, ce qui revient à conserver l'unité la plus performante des deux sociétés dans chaque région, et donc à vendre le reste à d'autres acteurs qui ont déjà des services support ou commerciaux et qui n'auront donc pas besoin de garder ces emplois.
Nous avons signé cet été un accord de vente à Veolia d'Osis, une filiale de curage de réseau, qui n'est pas une activité stratégique pour Suez, ce qui montre que nous n'avons pas les mêmes priorités.
Nous n'avons jamais eu de souci avec Veolia sur les transferts de personnels, qui ont lieu à chaque perte ou gain de délégation de service public, et qui sont encadrés par des statuts, définis sous l'égide des fédérations professionnelles comme la FP2E. Mais dès lors que l'on transfère des activités chez des acteurs qui ne sont pas régis par les mêmes statuts, on peut craindre une dégradation des conditions sociales, dans la mesure où Veolia comme Suez offrent des statuts avantageux, en raison de leur rayonnement mondial et de leur besoin de recruter des collaborateurs à l'international.
On estime que 4 000 à 5 000 emplois directs sont menacés en France, sans compter les emplois indirects, comme le gardiennage ou les services informatiques.
Nous avons en outre des savoir-faire et des technologies différentes. C'est le résultat de choix délibérés. C'est le cas du comptage intelligent : nous avons fait le choix de la radiofréquence, tandis que Veolia a choisi une autre technologie de transmission. Cette concurrence est stimulante. Dès lors, si l'un des deux acteurs disparaît, l'équipe France n'aura plus accès qu'à une seule technologie, en France comme à l'international. Veolia n'a pas été intéressée par le rachat de GE Water en 2017, car cela ne correspondait pas à sa stratégie. De même, nous sommes les seuls à pouvoir répondre à un appel d'offres à Singapour sur la télérelève intelligente.
Faut-il craindre une évolution des prix ou de la qualité de service ? En cas de difficultés, si le prix ne bouge pas, il faut craindre une détérioration de la qualité de service, et donc l'arrivée de nouveaux prestataires, espagnols par exemple.
Il est important que Suez continue à fonctionner dans son intégrité, en stand alone. Le plan « Suez 2030 » donne de bons résultats et doit continuer à être mené, au-delà de la crise que nous traversons. Si des investisseurs étaient intéressés par Suez, il est aussi de notre rôle de les alimenter dans leur réflexion, comme nous l'avons fait avec Ardian.
Alors, quelles garanties Veolia pourrait-elle fournir pour nous amener à changer notre point de vue ? Trouvez-vous normal tout d'abord que le conseil d'administration de Suez n'ait pas reçu de la part de Veolia le moindre document récapitulant son offre ? En tant que président du conseil de Suez, j'ai un devoir fiduciaire d'instruire le dossier. Or, nous avons tout appris par voie de presse : le 30 août, le 5 octobre ou encore ce matin ! Curieuse manière de mener des négociations...
À partir du 30 août, sous l'impulsion du ministre de l'économie et des finances, nous avons été incités à discuter avec M. Frérot. C'est ce que nous avons fait, mais ce n'est pas allé bien loin. Nous étions très attachés à trouver une solution française. Mais, la piste n'a pas fonctionné et nous n'avons pas pu avancer. Depuis le 5 octobre, nous attendons qu'une offre formelle soit déposée. Nous invitons Antoine Frérot à le faire.
Nous serons alors attentifs au projet industriel global, au-delà du slogan sur la création d'un champion national : l'évolution de l'emploi, les synergies, l'investissement, les remèdes au regard du droit de la concurrence, etc. Encore faut-il avoir une proposition formelle, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui...
Quant au caractère amical mis en avant depuis le début, il est difficile de l'apprécier lorsque le président de Veolia dit que l'« on n'arrête pas un train lancé » ! L'agressivité et l'outrance verbale ne sont pas de bons moyens pour rapprocher les points de vue.
Cette fusion est révélatrice du capitalisme de ces trente dernières années : des entreprises publiques qui détenaient des monopoles publics ont été démantelées avec la dérégulation, et finalement on obtient des monopoles privés ! En filigrane, le véritable enjeu pour le Gouvernement est la restructuration d'Engie et son démembrement au profit de Total. Je n'ai pas la même vision que vous sur la loi Pacte. Celle-ci ne pose aucun garde-fou au capitalisme financiarisé et aux OPA hostiles. C'est pour cela que Veolia agit, alors même que les délégations devront être renouvelées, notamment en Île-de-France.
Quelles sont les dates précises du premier échange avec M. Clamadieu et du premier échange avec le Gouvernement ? Travaillez-vous sur une solution autre que le fonds Ardian pour éviter la deuxième étape de l'OPA hostile ? Veolia pourrait faire élire un nouveau conseil d'administration plus favorable : la fondation aux Pays-Bas est un élément de négociation, mais c'est tout de même un tigre de papier.
Pour quelles raisons le groupe Veolia a-t-il enregistré une baisse substantielle de chiffre d'affaires - 1,7 milliard d'euros - au cours du troisième trimestre, en particulier pour son activité à l'international ? Quels sont les principaux points de votre stratégie de développement à l'international ? Quelles seraient les conséquences de la fusion sur cette activité internationale ?
À mon sens, leur baisse de chiffre d'affaires tient aux effets de la covid-19 sur leurs comptes au deuxième trimestre, marqués par un redémarrage très lent de la Chine et par la première vague du virus en Europe, y compris en Europe centrale. Les chiffres du troisième trimestre seront connus la semaine prochaine. Nous-mêmes avons vécu un deuxième trimestre difficile, avec une baisse de 9 % ; nous sommes à peu près revenus au niveau de 2019 sur le troisième trimestre.
Lorsque nous reprenons des contrats à l'international - c'est le cas au Sénégal depuis le 1er janvier de cette année -, nous avons des cadres, mais aussi beaucoup de techniciens supérieurs issus de nos exploitations non seulement françaises, mais également marocaines, pour assurer le redémarrage de l'activité. L'absence de contrat international aurait évidemment des effets sur nos structures.
Nous gagnons des contrats, car nous sommes positionnés sur des secteurs, des pays ou des activités où le groupe Veolia ne l'est pas. Avec deux acteurs, notamment sur des positionnements différents, il y a deux fois plus de chances de gagner des contrats à l'international.
Comme Engie était notre grand actionnaire, j'avais pour habitude, en tant que président du conseil de Suez, d'échanger avec son président avant chaque réunion du conseil. J'ai ainsi évoqué avec lui courant juin le fait que nous commencions à rechercher des investisseurs potentiels. Le directeur général a également eu des contacts réguliers avec Engie en juillet. Nous avons eu un débriefing après son conseil le 30 juillet, et je l'ai eu au téléphone le 30 août.
Nous ne sommes pas une entreprise publique. Mais il nous est arrivé, avec Bertrand Camus, d'avoir des contacts avec les services de l'administration. À partir du moment où Bruno Le Maire avait retenu un principe de neutralité et indiqué qu'il était ouvert pour examiner d'autres options, nous avons travaillé avec lui, son directeur de cabinet et ses services pour faire en sorte d'avancer de manière coordonnée.
Comment vos discussions avec Veolia à propos de la vente d'Osis se sont-elles passées ? Vous menez des actions de suivi de la présence du coronavirus dans les eaux usées, notamment dans les communes espagnoles. Qu'en est-il en France ?
Veolia a annoncé que son projet de déposer une OPA sur les actifs de Suez n'interviendrait qu'après un accueil favorable du conseil d'administration de Suez et la désactivation de la fondation. Votre conseil d'administration n'est visiblement pas prêt de donner un tel accord. Mais Veolia a aussi indiqué attendre le résultat de la prochaine assemblée générale de Suez. Pensez-vous que cela ait des chances d'aboutir ? Si oui, à quelle échéance ?
Au mois de mars, nous avons fait le constat avec M. Frérot que les stratégies de nos deux groupes divergeaient. Nous avions indiqué qu'il n'y aurait pas de tabou à la vente d'un actif de Suez à Veolia si l'offre était bonne, en espérant une forme de réciprocité. La vente d'Osis s'inscrivait dans cette perspective. Il y avait trois entreprises, toutes trois françaises, en lice. Les négociations se sont conclues le 10 août. Comme ils avaient la meilleure offre, j'ai tenu parole, et nous avons signé.
La technique relative au coronavirus a été développée en partenariat avec plusieurs acteurs, en particulier l'université de Lorraine. Elle est déjà opérationnelle en Espagne. Pour la France, nous avons obtenu l'agrément la semaine dernière. Nous allons donc pouvoir passer à l'étape suivante : la mise en oeuvre auprès des collectivités qui le souhaitent.
Vous comprendrez que je ne puisse pas répondre à la question sur les chances d'aboutir d'une telle opération lors d'une assemblée générale. Ce que vous lirez ce soir dans la presse n'apporte pas d'élément nouveau. On nous dit que l'offre ne sera émise qu'une fois la fondation désactivée et le conseil en situation d'accueil amical ; c'est un peu redondant... Encore une fois, tant qu'il n'y a ni offre formelle, ni projet industriel, ni précisions sur l'emploi, on ne pourra pas avancer. Évidemment, si le train est lancé à grande vitesse sans qu'on puisse l'arrêter, la négociation ne sera pas évidente.
Quel est aujourd'hui l'état d'esprit de vos clients, les collectivités, notamment sur les appels d'offres en cours ? Comment l'incertitude actuelle est-elle ressentie sur le terrain ? Vous avez indiqué que vous prendriez toute votre part à la mise en oeuvre du plan de relance. Là encore, la situation présente n'est-elle pas de nature à vous empêcher de répondre à certains projets ? Continuez-vous de travailler à une recomposition alternative du capital ?
M. Frérot déclare aujourd'hui que le seul obstacle à l'OPA est l'actuel conseil d'administration de Suez. Cette opération financière de grande ampleur nous inquiète particulièrement pour les salariés du groupe Suez, dont l'emploi ne doit pas être menacé. La disparition d'un siège social, la réduction des équipes de recherche et de développement et des équipes de terrain sont aussi des éléments préoccupants. À court terme, en vue des potentielles négociations à venir, que proposez-vous pour préserver les emplois ? À moyen terme, si jamais l'opération n'aboutit pas, que prévoyez-vous pour définitivement rassurer les salariés de votre groupe ?
Avec Suez et Veolia, nous avons deux champions dans le domaine de l'eau. Quel est le rythme de développement du marché dans les secteurs d'activité qui sont les vôtres ? Pouvons-nous espérer conserver deux champions dans un marché en très fort développement ?
Le journal Le Monde d'aujourd'hui indique : « [...] Antoine Frérot, a décidé de contre-attaquer. Dans un entretien au Monde, il appelle les autres actionnaires de Suez à débarquer le conseil d'administration récalcitrant ». Jusqu'à quel point votre conseil d'administration est-il solide ?
Me confirmez-vous que le ministère de l'économie a donné son accord au rachat de Suez par Veolia au mois de juillet ?
Nous avons l'obligation d'être des concurrents exemplaires, ne serait-ce que par rapport au droit européen. Les clients se disent : « Si je n'ai plus le choix, je vais peut-être faire différemment. Je ne veux pas ouvrir la porte à d'autres acteurs internationaux. Il y a tout ce qu'il faut en France en termes de compétences. » Le cas du Sénégal est un bon exemple. Nous avons battu un fonds d'investissement. En termes de prix, nous étions au deuxième rang, et Veolia au troisième, en étant 20 % plus cher. La perspective de l'avoir comme opérateur ne réjouit pas beaucoup nos interlocuteurs...
Philippe Varin faisait référence à notre devoir vis-à-vis de nos parties prenantes, c'est-à-dire de nos actionnaires, de nos salariés, mais aussi de nos clients. Toute solution, notamment s'agissant de l'eau ou des déchets, devra garantir leur protection, c'est-à-dire ne pas transférer l'activité à un acquéreur qui ne pourrait pas respecter les engagements du contrat.
Chez Suez, des activités se réduisent, mais d'autres emplois se créent, par exemple dans le domaine de l'analyse des données. Nous essayons à chaque fois de repositionner les équipes sur des activités nouvelles. En dix ans, il n'y a pas eu un plan social chez Suez, malgré l'intensification de la concurrence, en particulier sur le marché de l'eau, tandis que Veolia en a connu trois ou quatre.
Nous avons des ambitions de développement. Nous voulons nous positionner sur de nouvelles activités : l'air, la dépollution des sols... Nous appréhendons l'environnement dans un contexte global, pour aller chercher des relais de croissance. C'est créateur d'emplois, notamment localement, avec des niveaux de technicité de plus en plus importants. Il y a beaucoup de possibilités de développer l'emploi sur ces activités.
Le potentiel de développement des marchés est très important. Nous avons énormément travaillé la sélectivité : choisir les bons modèles pour les bons pays. Nous investissons plutôt dans les pays type OCDE, où les investissements sont protégés. En revanche, nous avons la capacité d'intervenir ailleurs, par exemple en Ouzbékistan, où c'est l'État qui finance les investissements nécessaires. À la fin de notre première vague de rotation d'actifs, le groupe avait une croissance organique de 1 % à 2 % par an. Nous visons 4 % à 5 % à l'horizon 2023.
Il y a de la place pour deux champions, mais chacun devra faire des choix. Nous avons décidé d'abandonner les activités sur lesquelles nous estimons que nous ne serons pas compétitifs dans le long terme. Avec l'émergence de la concurrence, notamment chinoise ou indienne, il faut se spécialiser, se recentrer : le temps où l'on pouvait espérer tout faire, partout, est révolu car les évolutions sont trop rapides. Sur des marchés en pleine explosion, avec des besoins partout, il y a vraiment de la place pour plusieurs acteurs compétents.
Nous connaissions une certaine stabilité de notre capital, ce qui est plutôt bon signe ; cela signifie que nos actionnaires sont des actionnaires longs et solides.
Je préside le conseil d'administration depuis le 15 mai. J'en ai présidé d'autres auparavant. C'est un conseil où l'échange est très libre, mais qui partage la même boussole. Nous prenons nos décisions en essayant au maximum d'optimiser nos responsabilités vis-à-vis des actionnaires, du personnel et des clients. Le curseur sur certaines décisions n'est pas toujours évident. Mais cette boussole est absolument essentielle. En particulier, la loi Pacte nous inspire dans nos décisions. Je sens un très fort engagement. Nous avons 4,3 % d'actionnaires salariés. Ils sont représentés au sein du conseil d'administration. Nous avons récemment fait entrer deux nouveaux administrateurs : le président d'Atos et le président-directeur général d'Allianz France. Bien que les échanges soient souvent toniques, toutes les décisions ont été prises à l'unanimité depuis mon arrivée.
Je n'ai malheureusement pas la réponse à la question sur un éventuel accord du ministère de l'économie et des finances. Je peux simplement vous livrer un élément factuel : le représentant de la Caisse des dépôts et consignations au conseil d'administration de Veolia a voté, puisqu'il y a eu unanimité, la décision de faire une offre. Ce n'est sans doute pas complètement un hasard...
Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 40.