Intervention de François Bayrou

Commission des affaires économiques — Réunion du 4 novembre 2020 à 9h30
Audition de M. François Bayrou haut-commissaire au plan

François Bayrou, haut-commissaire au Plan :

Merci de votre invitation à laquelle je suis extrêmement sensible. Voici tout d'abord un panorama rapide de ce que je pense que le Plan doit être. Je me suis battu depuis 15 ans autour de cette nécessité impérieuse - ou obligation ardente - pour un pays comme le nôtre, d'arriver à se représenter les exigences de l'avenir à moyen et long terme. Un pays comme la Chine, dont je ne partage pas toutes les orientations, gouverne à 30 ans avec une réflexion prospective continuelle et peut-être doit-on considérer ses achats de terre un peu partout dans le monde comme une des applications de la vision à long terme de ce pays. En France, nous gouvernons parfois à 30 jours, et encore. La pression de l'actualité et de l'urgence sont des éléments déterminants pour la prise de décision au sommet. J'ai donc toujours trouvé qu'il s'agissait d'une erreur absolue de faire entrer dans une obscurité bienveillante le travail de prospective.

Au début de la crise, il m'est apparu qu'on était dans une situation d'impréparation et le Président de la République a partagé ce point de vue. Il n'est cependant pas exact d'affirmer que la crise du coronavirus n'avait pas été prévue : elle a été parfaitement envisagée dans le livre blanc sur la défense de 2008 qui faisait l'hypothèse d'une épidémie pulmonaire virale. J'ai toujours pensé que cela pouvait se produire car j'avais beaucoup étudié et écrit sur la grippe espagnole qui a provoqué entre 30 et 50 millions de morts. Je reconnais cependant ne pas avoir imaginé le désordre mondial que cela engendrerait à notre époque.

Pendant l'épidémie on a vu tout d'un coup, pour nous qui pensons être un des premiers pays au monde pour l'organisation de la médecine, une menace de rupture d'approvisionnement pour des molécules essentielles dans cinq domaines : chimiothérapie, anesthésie, corticoïdes, antibiotiques et même paracétamol. C'est dire à quel point nous avons mesuré notre fragilité non pas dans l'absolu mais en situation de crise. J'ai toujours été admiratif de la stratégie des militaires pour se préparer à faire face à des menaces non pas réalisées mais potentielles. Lorsque le Président de la République a souhaité recréer le Commissariat au Plan, nous avons donc envisagé la question sous l'angle de la souveraineté. En effet, un pays comme le nôtre, avec son histoire et sa tradition d'indépendance, ne peut pas ignorer les domaines essentiels qui peuvent se trouver brutalement mis en cause en cas de crise parce qu'ils sont soumis à des décisions lointaines, en Extrême-Orient par exemple. Voilà un des motifs qui a présidé à la mise en place de cet outil de planification à destination des citoyens et des décideurs.

Quelle méthode allons-nous suivre ? La France est championne du monde non seulement des rapports mais aussi et surtout des compétences non utilisées. Les rapports du Conseil économique, social et environnemental (CESE), de France Stratégie et même les rapports parlementaires ont tendance à s'entasser sur les rayons des bibliothèques. J'ajoute que parmi les gisements de ressources inemployées, il y a des centaines de chercheurs qu'on n'interroge jamais - l'un d'entre eux, particulièrement illustre, m'a dit un jour : « c'est la première fois qu'on m'interroge depuis 10 ans ». Il y a aussi des entrepreneurs à qui on ne demande pas assez leur avis. Ce sont donc toutes ces mines d'intelligence que nous voulons mettre en exploitation.

S'agissant de nos moyens, j'ai souhaité qu'ils soient très faibles, reprenant ainsi le modèle de Jean Monnet, qui était ministre, et avec lequel je n'étais pas toujours d'accord, mais qui a ouvert la voie à une organisation très légère ne mobilisant pas de moyens importants. Je suis ici entouré de M. Éric Thiers, secrétaire général, et de M. Philippe Logak, rapporteur général de notre petite organisation et, au maximum, nous serons une quinzaine de personnes. Je prévois cependant que nous puissions être en contact intime, comme le faisait Jean Monnet, avec tous ceux qui sont les acteurs de cette réflexion de long terme - industriels et chercheurs universitaires. Je suis frappé de constater que ces derniers sont en France, à la différence de tous les autres pays du monde, déconnectés de la décision publique alors qu'ils peuvent servir puissamment la réflexion. Nous devons donc mettre en synergie ou en symphonie ce grand gisement de travaux déjà élaborés et de compétences. Je compte également travailler avec trois séries d'acteurs et tout d'abord avec le CESE - que ses membres appellent la « société civile organisée » - et qui a été créé dans le même esprit que le Commissariat au Plan. En second lieu les commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat sont aussi des producteurs de rapports et des gisements de compétences qui ne sont pas suffisamment mis en valeur. Nous sommes dans une phase de réflexion en jachère. Je dirais avec diplomatie que, dans ses mémoires, Jean Monnet indique que la création du Commissariat général au Plan n'a pas enthousiasmé tout le monde dans l'organisation de l'État et il me semble que ce phénomène est encore d'actualité. Je n'ai d'ailleurs pas perçu d'élan particulier pour faciliter les mises à disposition de personnel nécessaires à notre action : c'est humain. Vous m'interrogez sur mes rapports avec l'État et je souligne que ses serviteurs auraient bien tort de craindre quelque empiètement que ce soit. Je m'empresse de souligner que je n'ai pas de compétence sur le plan de relance : je ne le souhaite d'ailleurs pas car Bercy et le Trésor ont tous les moyens et toutes les compétences nécessaires pour définir leurs orientations. Si cela est possible je ferai des suggestions ou m'efforcerai d'avoir un peu d'influence mais ce serait une erreur, pour le Commissariat, de rechercher du pouvoir car ce dernier est du domaine de l'exécutif. L'essentiel, pour moi, est de réimplanter dans le débat les questions d'avenir et d'avoir ainsi de l'influence.

J'en viens à vos questions. Tout d'abord, comme vous le savez, j'ai passé une longue partie de ma vie et de ma carrière politique à mettre en garde contre une certaine désinvolture à propos de l'endettement. Aujourd'hui tout a changé : nous aurons été contemporains du changement du mode de pensée des économistes sur la monnaie et la dette et c'est un tournant historique. J'ai rencontré la semaine dernière le prix Nobel Jean Tirole et Olivier Blanchard, ancien chef économiste au Fonds monétaire international. Celui-ci était un défenseur d'une orthodoxie assez stricte en matière de dette mais il pense aujourd'hui que le problème s'est déplacé. Il faut donc aborder la situation de manière différente et ma conviction est que personne ne sait exactement comment s'y prendre. En effet, les banques centrales ont changé de paradigme en donnant la priorité à l'alimentation de l'économie en liquidités : elles ont, par conséquent, appliqué des taux d'intérêt de plus en plus réduits et même négatifs. C'est ce qu'on appelle le « quantitative easing » qui tangente parfois la « monnaie hélicoptère » (distribution directe de liquidités au citoyen). Je précise que la création monétaire ne dépend pas seulement du système bancaire : on considère que pour un dollar créé par les banques centrales deux sont créés par le système moins visible du « shadow banking ». Tout cela a créé des trillions de dollars de disponibilités : le mystère est que ces liquidités ne créent pas d'inflation et également qu'elles n'irriguent parfois pas suffisamment l'économie réelle. Une des explications de cette étrangeté est que, lorsque des facilités sont créées, les banquiers cherchent à se garantir en achetant des collatéraux dont le principal exemple est celui des bons du trésor américain : or ces titres sont de moins en moins abondants et c'est pourquoi le nuage massif de liquidités, qu'on estime à 17 trillions de dollars, n'alimente pas suffisamment l'économie. Si vous avez des idées pour sortir de cette situation, dites-les-moi et je vous embauche immédiatement ... Les banques centrales ont, par deux fois depuis 2008, essayé de remonter les taux. La catastrophe était telle qu'elles ont fait marche arrière. En effet, quand vous avez un portefeuille obligataire à taux zéro et que les banques centrales remontent leur taux, votre portefeuille est immédiatement dévalorisé et dans votre bilan, vos actifs sont dévalués. La situation actuelle est donc inédite et, à ma connaissance, personne ne sait comment en sortir. Nous sommes face à un nouveau modèle, dans un paradigme sans précédent. Le François Bayrou que vous auriez interrogé il y a dix ans avait des idées « granitiques » sur la dette et sur les garanties à apporter. Aujourd'hui, en dialoguant avec les meilleurs spécialistes du sujet, on constate que nous sommes dans un univers d'incertitude où il est très difficile d'investir.

La cession des participations de l'État est-elle à l'échelle de cette description ? Je le dis avec humilité et humour, je n'en suis pas certain. Et je ne m'exprime pas comme le responsable de la réserve fédérale qui disait : « si vous avez compris ce que j'ai dit, c'est que je me suis mal exprimé » !

La solution pour utiliser l'épargne excédentaire est plutôt du côté de la consommation. Mobiliser l'épargne pour l'investissement, dans un univers de prêts à taux zéro, ne fonctionne pas vraiment. Nous pouvons convaincre nos concitoyens de consommer mais ils constatent eux aussi les incertitudes. Les deux moteurs de l'économie, l'investissement et la consommation, sont dans des situations critiques. Par ailleurs, les secteurs vitaux de la France sont atteints : je pense à l'aéronautique par exemple. Nous vivons un drame, une catastrophe de ce point de vue. Tout ce qui peut être fait pour parier sur l'avenir - moteurs verts, carburants verts, recours aux matières végétales - mérite d'être soutenu.

Les risques de désocialisation liés au télétravail que vous évoquez sont réels. Beaucoup de nos concitoyens ont vu cette crise comme une parenthèse après laquelle nous retrouverons le monde comme il était. Un monde où l'on ne s'embrasse plus, où l'on ne se serre plus la main, où l'on ne se visite plus, où l'on ne voyage plus, où les échanges se trouvent remis en cause n'a rien de commun avec le monde que nous avons connu. L'augmentation constante et exponentielle des échanges est aujourd'hui menacée. Est-ce un changement passager ? J'en doute. Il y a peut-être là un changement anthropologique, quelque chose de profond qui va toucher le travail. Le télétravail est exposé aux risques de désocialisation mais aussi aux risques d'« ubérisation », avec des garanties moindres que celles du salariat. Nous allons beaucoup travailler, au sein du Haut-Commissariat au Plan, sur ce sujet.

Par ailleurs, vous m'avez très chaleureusement parlé de l'aménagement du territoire. Nous nous trouvons face à la nécessité de repenser cette politique. Les grandes unités urbaines ont découvert leurs fragilités pendant le confinement. Vous m'opposez le cas de Taïwan : je ne suis pas sûr que les Français souhaitent suivre ce modèle. La métropolisation de nos sociétés européennes est à repenser et il y a une demande d'équilibre des territoires, comme nous l'avons constatée avec la crise des « gilets jaunes ». À ce titre, j'avais prévenu le Président de la République de mon intention de localiser une petite partie de l'équipe du Haut-Commissariat à Pau. Il est nécessaire de montrer que chacun peut participer aux réflexions du pays, même depuis les provinces les plus lointaines. Nous vivrions différemment si tout le monde se pensait comme acteur de la vie, y compris intellectuelle, de notre pays. L'aménagement du territoire implique la numérisation et la réforme de l'État, qui sera aussi un de nos axes de réflexion. Notre État a des capacités immenses et j'espère qu'il sera de moins en moins bloquant et qu'il soutiendra au mieux le changement et les nouvelles initiatives. La crise nous plonge dans l'obligation de revisiter des réflexions conduites auparavant. Nos concitoyens ont compris qu'il y a d'autres modes de vie que la métropolisation galopante.

Votre dernière question, qui porte sur les risques de tensions intergénérationnelles, est pour moi la plus préoccupante. Je considère la démographie du pays comme essentielle et nous allons produire un rapport sur ce sujet dans les prochaines semaines. Il n'y a pas de vitalité d'un pays sans vision positive de sa démographie. Il y a effectivement une question lourde dans la vision proposée aux plus jeunes pour leur avenir. Quand on a 17 ou 23 ans, et que l'on vit confiné sans porte d'entrée vers le marché du travail, il y a des risques de tensions. Depuis des décennies, il n'y a pas eu de discours, de projets attractifs à destination des plus jeunes, et un certain nombre de ces projets sont des impasses. Globalement, j'ai une certitude et une réserve : nous allons nous en sortir car notre pays a des atouts, des capacités et un potentiel considérable mais ma réserve se situe au niveau des plus jeunes.

Parmi les propositions que nous avons faites, nous soutenons qu'il faut retrouver notre indépendance dans des secteurs d'activités vitaux pour notre souveraineté, comme les médicaments ou les composants électroniques. À l'image de ce que prévoyait la Défense nationale, il nous faut un plan de mobilisation en cas de crise.

D'autre part, nous avons puissamment soutenu le modèle social qui est le nôtre. Mais ce modèle social ne sera durable que s'il peut s'appuyer sur un appareil productif capable de le soutenir, c'est précisément sur le plan de reconstruction de l'appareil productif que nous aurons à discuter. Nous sommes à un tournant de la production dans le monde, centrée sur le numérique, les algorithmes et la robotisation. Les industries de main-d'oeuvre sont en difficulté. D'ici peu, les pièces seront usinées par des imprimantes 3D : c'est déjà le cas dans nos unités de production les plus avancées. Nous avons une capacité de recherche, dans le numérique et dans les algorithmes, plus puissante que beaucoup de pays dans le monde et je vois donc cet aspect avec optimisme. Nous sommes aussi l'un des pays les mieux équipés numériquement. Pour poursuivre cette progression, il n'en coûtera que quelques dizaines de milliards.

Je le redis, la question de la jeunesse reste pour moi une préoccupation majeure. Nous devons y consacrer une grande partie de notre travail et de notre empathie pour renouer avec la jeunesse sans leur proposer des modèles qui soient des impasses.

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