Intervention de François Bayrou

Commission des affaires économiques — Réunion du 4 novembre 2020 à 9h30
Audition de M. François Bayrou haut-commissaire au plan

François Bayrou, haut-commissaire au Plan :

Je vais vous laisser le faire... En tout cas, je reconnais qu'il y a une question, tout comme en ce qui concerne la distance entre la haute fonction publique, la décision politique et le terrain. Quand le Président de la République a proposé une réforme de la haute fonction publique, qui n'a pas été suivie d'effet, il s'agissait de créer des chemins différents de respiration ou de perspiration entre le terrain et la décision - administrative et politique - au sommet. Nous en sommes très loin. La conception que l'histoire longue - y compris monarchique - de la France, au travers de la Troisième République comme de la Cinquième, a portée au travers d'une haute fonction publique formée pour cela, a eu des effets de long terme résultant en une distanciation et une séparation. Les milieux de décision ne parlent plus la langue que les gens comprennent.

Je n'oublierai jamais lors d'une campagne électorale la rencontre avec une jeune femme, qui prenait pour la première fois la parole en public et a livré un témoignage émouvant et intéressant. Le mercredi après-midi, elle avait l'habitude de regarder les questions au Gouvernement à la télévision et m'a dit la chose suivante : « d'abord, vous vous tenez mal, si mes enfants se tenaient comme ça à l'école, je serais morte de honte ; ensuite, je ne comprends rien à ce que vous dites ». Le langage qui est devenu le nôtre au sens large - haute fonction publique et responsables politiques - a pris un vocabulaire, des tournures, une sémantique, une utilisation des statistiques, qui le rend très éloigné du langage que les gens parlent. Cette rupture exige-t-elle une formation, plus de démocratie participative ? Sans doute faut-il plus de démocratie tout court, une nouvelle organisation du fonctionnement des assemblées ou des rapports entre les assemblées parlementaires et l'exécutif. Je suis constamment minoritaire sur cette question y compris parmi mes amis, mais je l'assume.

Madame la Sénatrice Viviane Artigalas, je suis d'accord avec vous pour penser que le numérique ne peut pas être le seul point de contact entre l'administration et les citoyens. Je suis souvent exaspéré quand je dois téléphoner à un fournisseur d'énergie ou de téléphone : il est totalement impossible pour quelqu'un qui n'est pas rodé aux procédures des plateformes et à leur langage de jongler avec le téléphone, internet et ses documents personnels pour retrouver au bon moment son numéro d'usager. À force, ceux qui maîtrisent mal ces codes n'osent même plus appeler. C'est également vrai pour les administrations. Je crois aux vertus de progrès du numérique mais il faut absolument préserver un truchement humain dans les relations avec les usagers. La mise en place des maisons de service public répondait, par exemple, à cette préoccupation.

Monsieur le Sénateur Patrick Chaize, nous travaillons avec l'Union européenne pour augmenter les prélèvements sur l'activité et les bénéfices des GAFA. Il s'agit de ne pas laisser s'amoindrir ou disparaitre la base fiscale et également l'assiette des cotisations sociales. Le télétravail a une limite : c'est, au mieux, utile pour le secteur tertiaire mais l'industrie requiert obligatoirement de la présence physique. S'agissant de l'empreinte écologique du numérique, je lirai attentivement votre rapport d'information sur la transition numérique écologique.

Monsieur le Sénateur Fabien Gay, merci pour vos propos. Contrairement à ce que vous indiquez, il y a bien une rupture essentielle : je l'ai écrit et, si vous me lisez, nous tomberons d'accord. Pendant les trente dernières années, grosso modo, la doctrine générale était que la somme des décisions prises par les entreprises, chacune pour leur compte, et la somme des décisions individuelles faisaient l'intérêt général. Nos quatre précédents présidents de la République ont vécu sur cette conception dominante qui ne donne pas de légitimité particulière au travail de prospective publique dans le processus de décision. Je pense, pour ma part, que les décisions individuelles des entreprises sont bien adaptées - mieux que les décisions qui tombent du sommet - pour servir leur propre intérêt ; mais la somme des intérêts particuliers ne fait pas l'intérêt général. Il y a là une des explications des déséquilibres actuels avec des grands secteurs dont on a accepté la disparition parce que cela allait dans le sens des intérêts de tel ou tel opérateur.

Ma présence signifie que nous pouvons désormais penser le contraire et retrouver un sens de l'intérêt général prospectif qui était une des aspirations de l'après-guerre. De ce point de vue, la présente audition est un signe de rupture. Ceux qui ont fait des gorges chaudes sur le caractère archaïque d'un Commissariat au Plan pensaient que le temps de la planification était révolu ; je pense au contraire que cela est indispensable pour ouvrir de nouvelles perspectives.

Monsieur le Sénateur Joël Labbé, vous me prenez par les sentiments en citant les rapports de Jean-Louis Borloo. La bioénergie est une voie que l'on ne peut pas ignorer : si on considère que les émissions de CO2 sont la principale menace pour le climat, alors nous sommes obligés de trouver des substituts et, sans nul doute, l'utilisation des biocarburants doit progresser. Leur introduction dans le transport aérien est, en particulier, souhaitable pour faire baisser les émissions : je vous assure de ma détermination à aller dans ce sens. Il faut aussi avoir le courage de dire que si on veut vraiment minimiser les émissions de gaz à effet de serre, on ne peut pas continuer à penser qu'il faut poursuivre la fermeture des centrales nucléaires. L'Allemagne est un contre-exemple puisqu'après avoir fermé des installations nucléaires, elle achète de l'électricité produite dans les pays voisins à partir de centrales à charbon trente fois plus émettrices de CO2 que le nucléaire. Je suis également partisan du photovoltaïque et je note au passage que l'éolien suscite plus de contestations et de rejets. Je précise ici que le photovoltaïque au silicium nécessite sept ans de fonctionnement pour équilibrer son bilan carbone tandis que pour le photovoltaïque organique, utilisé à Pau, cette durée est seulement de sept jours, avec certes une productivité trois fois moindre que celle du photovoltaïque au silicium. Je ne peux pas non plus m'empêcher de signaler que la seule ligne de transport à hydrogène de France a été mise en place à Pau.

Monsieur le Sénateur Jean-Marie Janssens, comme vous l'indiquez, la parole de l'État, et plus généralement la parole publique, ont été affaiblies. Nous sommes dans un monde ou toute prescription pour autrui a tendance à être mise en cause : c'est vrai pour les politiques et aussi pour les médecins puisque les Français, à l'occasion de la crise sanitaire, ont découvert que les médecins ne sont pas d'accord entre eux, avec même des affrontements passionnés qui dépassent la mesure.

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