Intervention de Stéphane Le Rudulier

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 novembre 2020 à 9h35
Proposition de loi tendant à adapter les règles de passation des marchés publics locaux aux conséquences de la crise sanitaire — Examen du rapport et du texte proposé par la commission

Photo de Stéphane Le RudulierStéphane Le Rudulier, rapporteur :

Je suis heureux de vous présenter aujourd'hui mon rapport sur la proposition de loi du président Bruno Retailleau et plusieurs de nos collègues du groupe Les Républicains, qui vise à donner une meilleure place aux entreprises locales dans la passation et dans l'exécution des marchés publics.

En effet, le constat de nos collègues est sans appel et nous ne pouvons que le partager. Il apparaît aujourd'hui évident que la crise sanitaire, économique et sociale sans précédent que connaît la France à la suite de la pandémie de la covid-19 aura des conséquences lourdes et durables pour notre pays. Son impact sera particulièrement préjudiciable pour les entreprises locales - souvent des petites et moyennes entreprises (PME) ou des très petites entreprises (TPE) - alors qu'elles occupent un rôle clé dans la vie économique de nos territoires. De plus, cette crise intervient dans un contexte où les TPE et PME peinent déjà à trouver leur juste place parmi les bénéficiaires des débouchés de la commande publique.

L'idée d'orienter la commande publique au bénéfice des TPE et des PME implantées à proximité de l'acheteur s'est donc développée de manière continue depuis plusieurs années, et encore plus récemment via de nombreux articles spécialisés ou des questions écrites. Cette proposition de loi s'inscrit donc pleinement dans cette démarche.

Mais, face à cette volonté légitime, la marge de manoeuvre laissée au législateur est bien mince.

Les critères géographiques d'attribution des contrats de la commande publique sont très difficilement conciliables avec les règles tant constitutionnelles qu'européennes relatives à la commande publique puisque celles-ci ont précisément pour objet de garantir l'égal accès à la commande publique des opérateurs, quelle que soit leur nationalité ou leur localisation.

Au regard du droit de l'Union européenne, le principe de non-discrimination est un principe fondamental, qui découle notamment du traité de l'Union européenne. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a précisé que ce principe trouve à s'appliquer à l'attribution de l'ensemble des contrats de la commande publique, quand bien même ils ne relèveraient pas du champ d'une directive ad hoc. En application de ce principe, un marché public dont le montant estimé est inférieur aux seuils prévus par la directive de 2014 sur la passation des marchés publics, et qui ne relève donc pas de son champ d'application, ne peut s'affranchir du respect des règles fondamentales.

Si certaines dérogations ont été établies par la Cour de justice, elles ne touchent qu'un nombre très limité de cas, tels que l'exercice de l'autorité publique ou des raisons impérieuses d'intérêt général dont la Cour vérifie très scrupuleusement le fondement et la proportionnalité.

Sur la base du principe d'égalité de traitement des candidats, le droit constitutionnel tend à apprécier les critères géographiques d'attribution avec la même circonspection que le droit de l'Union européenne. Les tempéraments qu'il apporte sont également en lien strict avec l'intérêt général et se rapprochent ainsi de ceux qui sont formulés par le juge européen. En outre, le juge administratif vérifie systématiquement que les critères mis en oeuvre au cas par cas ne sont pas de nature à favoriser les candidats les plus proches et à restreindre la possibilité pour les candidats plus éloignés d'être retenus par le pouvoir adjudicateur.

Le constat est relativement proche pour les conditions d'exécution des contrats de la commande publique. Le juge européen comme le juge administratif ne considèrent pas qu'une condition d'exécution basée sur la situation géographique de l'opérateur soit irrégulière par nature, mais ils apprécient si elle est réellement nécessaire à la bonne exécution du contrat et s'il ne s'agit pas d'une manoeuvre déguisée destinée à favoriser les opérateurs locaux. Face à ces contraintes issues du droit européen et du droit constitutionnel, les dispositifs prévus par la proposition de loi soulèvent des difficultés réelles.

L'article 2 de la proposition de loi tend à autoriser les acheteurs à « imposer qu'une part minimale, pouvant aller jusqu'à 25 % du nombre d'heures nécessaires à l'exécution du marché, soit effectuée par des personnels domiciliés à proximité du lieu d'exécution, dans un périmètre qu'ils déterminent » pour les contrats définis à l'article 1er, c'est-à-dire les marchés publics conclus pendant la crise sanitaire et dont les montants ne dépassent pas les seuils européens.

Ce dispositif présente une double difficulté. D'une part, il autoriserait les acheteurs à mettre en place une condition géographique d'exécution dans des cas où elle n'est pas rendue nécessaire par l'objet du contrat, ce qui est contraire au droit constitutionnel et européen. D'autre part, une interprétation a contrario de cette disposition pourrait conduire à plafonner à 25 % le nombre d'heures effectuées par des personnels locaux alors même que l'objet du contrat autoriserait, en l'état actuel du droit, l'acheteur à recourir à un nombre plus important de ces heures.

Il ne semble donc pas opportun d'adopter ce dispositif puisqu'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ou une invalidation de la disposition par le juge européen, avec les effets erga omnes produits, remettraient en cause l'ensemble des marchés publics qui auraient déjà été attribués sur son fondement.

L'article 3 de la proposition de loi tend à autoriser les acheteurs à prendre en compte la proximité des soumissionnaires avec le lieu d'exécution du marché dans l'évaluation de leur offre, pour les contrats concernés par l'article 2. Selon les auteurs de la proposition de loi, « ce critère permettrait de reconnaître les apports objectifs à la bonne réalisation d'un marché qui peuvent résulter de son exécution par des entreprises locales dans le contexte spécifique de l'après-covid ».

Toutefois, l'atteinte portée au principe de libre accès à la commande publique ne semble pas strictement nécessaire à la réalisation de cet objectif. En effet, l'ensemble des critères d'attribution « habituels » prévus par le code de la commande publique et l'établissement des conditions d'exécution par l'acheteur ont précisément pour but que l'opérateur retenu puisse garantir la bonne réalisation du marché. À ce titre, l'acheteur peut déjà, en l'état actuel du droit, mettre en oeuvre une condition géographique d'exécution si elle se trouve en lien avec l'objet du marché.

En conséquence, les risques de censure pesant sur l'article 3 de la proposition de loi sont semblables à ceux qui ont été évoqués pour l'introduction de l'article 2.

Face à la difficulté d'établir, en droit, une préférence locale dans l'attribution d'un marché, les travaux que nous avons conduits ont démontré qu'un grand nombre de dispositifs n'ayant pas cette finalité avaient tout de même pour effet indirect de favoriser les candidatures locales. C'est le cas de certains critères d'attribution basés notamment sur la garantie de la rémunération équitable des producteurs et les performances en matière de protection de l'environnement ou de développement des approvisionnements directs de produits de l'agriculture. Néanmoins, le juge administratif veille à ce que ces critères soient utilisés sincèrement et non aux seules fins de favoriser les entreprises locales.

Les seuils en dessous desquels l'acheteur est dispensé de publicité et de mise en concurrence, sous réserve de respecter les principes de la commande publique, sont aussi de nature à faciliter l'accès des entreprises locales. En dessous de ces seuils, l'opérateur n'a pas besoin de formaliser de réponse à un appel d'offres. Il peut adresser un simple devis à l'acheteur public, comme il l'aurait fait pour n'importe lequel de ses clients.

De plus, l'allotissement des marchés concourt également à donner leur chance à ces entreprises puisqu'il leur permet de présenter des candidatures sur des lots dont la taille est adaptée à leurs moyens de production ou, plus largement, à leur capacité de réalisation.

Enfin, un certain nombre de pratiques, telles que la rédaction de guides, permettent d'accompagner les acteurs locaux de la commande publique.

Face à ce constat global, je ne peux que conclure que de très nombreux obstacles juridiques s'opposent à l'adoption des dispositifs de cette proposition de loi. Je vous suggère donc de ne pas les retenir. Partageant toutefois la volonté des auteurs de ce texte, je vous propose de formuler un nouveau dispositif de nature à satisfaire l'objectif de primauté locale, dans le respect du droit constitutionnel et européen de la commande publique.

Après avoir envisagé plusieurs hypothèses, je vous propose d'inscrire dans le code de la commande publique la possibilité ouverte à l'acheteur de spécifier l'implantation géographique du titulaire ou de ses sous-traitants si l'objet du marché ou la prise en compte des considérations qui y sont liées rendent cette condition indispensable.

Ce dispositif pourra ainsi être de nature à faciliter la part dans la commande publique des entreprises locales, puisque, par principe, celles-ci disposent d'une implantation proche de l'exécution des marchés publics susceptibles d'être exécutés dans une zone géographique déterminée. Il aura vocation à s'appliquer de façon pérenne, et non pas seulement dans la période de crise sanitaire que nous connaissons.

Enfin, et pour conclure, en vue du dépôt d'éventuels amendements de séance, je vous indique que le périmètre du texte s'attachera exclusivement aux règles relatives aux entreprises locales dans la passation et l'exécution des marchés publics.

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