Intervention de Christian Cambon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 octobre 2020 à 9h30
Projet de loi de finances pour 2021 — Audition du général thierry burkhard chef d'état-major de l'armée de terre

Photo de Christian CambonChristian Cambon, président :

Mon général, nous sommes très heureux de vous accueillir pour cette nouvelle audition budgétaire, après avoir entendu votre Vision stratégique en juillet. Vous y annonciez le retour à des conflits « de haute intensité », prophétie que ne fait pas mentir l'actualité. Ils nécessitent une armée de terre durcie, apte à relever les défis du futur.

Le projet de budget vous en donne-t-il les moyens ? Le recrutement a-t-il été affecté par le Covid ? Qu'en est-il de la formation ? Vous réfléchissez à la mise en place d'une école technique pour les sous-officiers. Des projets similaires concernant les militaires du rang vous animent-ils ? L'entraînement des militaires est-il suffisant dans la perspective de combats plus intenses ? Au plan capacitaire, le Griffon, véhicule blindé multirôle, a commencé à être livré en juillet 2019. Tient-il ses promesses ? La crise sanitaire a occasionné des retards. Bien que la DGA nous ait affirmé qu'il serait rattrapé au premier semestre 2021, entraîne-t-il des conséquences opérationnelles ? Enfin, où en est le projet franco-allemand de système de combat terrestre du futur, le MGCS ?

Cette audition n'est pas captée. Vous pouvez ainsi vous exprimer avec toute la liberté nécessaire à ce genre d'exposé.

Général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de terre - Mesdames et Messieurs les Sénateurs, c'est toujours un honneur et un plaisir d'être invité par votre commission. Je note l'élection de nouveaux membres, que je salue.

Dans ce propos liminaire, je vous propose de vous exposer une idée assez simple, qui répondra à une partie de vos interrogations. Il n'y a pas d'armée qui tienne son rang, en particulier en opération, sans entraînement de haut niveau. Nous devons y consacrer des ressources.

L'armée de terre se porte bien. Elle gère la période Covid sans difficulté majeure pour l'instant. Nous n'observons pas de rupture dans les activités opérationnelles. Un niveau d'entraînement satisfaisant a pu être maintenu, bien qu'il n'ait pas été aussi élevé qu'il aurait pu l'être sans cette période exceptionnelle. Les facteurs de contamination ont pu être maîtrisés en interne, mais aussi vis-à-vis de l'extérieur. Je l'explique par une chaîne de commandement efficace, et une bonne compréhension par tous de ce qu'impose la singularité militaire, socle sur lequel nous devons nous articuler.

La situation actuelle exige bien évidemment de redoubler de vigilance, ce que nous faisons en nous adaptant aux évolutions et à l'intensité de la crise. Nous sommes également dans une forte dynamique de réparation et de modernisation. Celle-ci n'est possible que grâce à la loi de programmation militaire que vous avez votée. Je vous en remercie. Nos régiments en voient les résultats et les effets chaque jour, et ceci de manière très concrète. Cet effort doit se poursuivre.

Si nous observons de nombreux signaux positifs, nous devons absolument éviter de tomber dans le piège de l'autosatisfaction. Lors de ma dernière audition, je vous présentais ma Vision stratégique de l'armée de terre. J'y dressais le constat d'un monde dans lequel les rapports de force deviennent le mode de règlement des différends entre États. Nous sortons peu à peu d'un cycle de guerres limitées, dites asymétriques, pour entrer dans un monde qui pourrait assister au retour d'affrontements plus durs entre puissances. Après la période d'opérations de maintien de la paix en ex-Yougoslavie, nous avons brutalement et douloureusement redécouvert la guerre asymétrique en Afghanistan et au Mali.

Aujourd'hui, l'organisation de l'armée de terre est essentiellement pensée pour employer ses unités dans des missions très variées, avec un niveau d'engagement maîtrisé. Voici quelques images vidéo pour l'illustrer. Ici, vous voyez un engagement au Mali. Là, l'évacuation d'un blessé par des moyens aériens, ce que nous pouvons assurer sans difficulté majeure. Enfin, vous voyez ici des personnes capturées et qui vont être interrogées. L'action cinétique (létale) s'accompagne d'actions civiles et militaires, de contacts avec la population, en appui des actions de développement scolaire ou de santé. S'y ajoute la montée en puissance de nos partenaires. Nous essayons de les entraîner avec les moyens dont ils pourraient disposer, comme c'est ici le cas à Gao. Une bonne opération doit être lancée rapidement, mais doit également pouvoir s'arrêter rapidement C'est ce que nous avons fait au Liban où les moyens ont été désengagés début septembre. Voyez ici l'opération de réassurance Lynx dans le cadre de l'OTAN, au profit des pays baltes. Nous pouvons y conduire, alternativement avec les Allemands et les Britanniques, un entraînement en vue d'une opération de haute intensité. Je citerai également l'opération Sentinelle. La sécurité des Français doit être assurée là où ils sont menacés, y compris sur le territoire national. L'opération Résilience illustre quant à elle la capacité d'adaptation des soldats et unités de l'armée de terre dans un domaine où nous ne les attendions pas. Nos soldats se sont engagés dans une mission pour laquelle ils n'étaient pas vraiment préparés. Ils l'ont pourtant fait avec beaucoup de coeur et une grande capacité d'adaptation. J'évoquerais enfin l'opération d'aide à la population dans les départements du Gard et des Alpes-Maritimes, où il était essentiel de réagir très rapidement, mais en bonne coordination avec les unités de sécurité civile.

Ce rythme opérationnel est très exigeant. Il apporte une expérience indéniable, véritable force pour l'armée de terre. Aucun de nos équivalents européens n'est engagé à ce niveau. Soyons toutefois lucides. Nous agissons sur un segment réduit de la conflictualité. Ces opérations n'en sont pas moins compliquées. Elles nécessitent un vrai savoir-faire de la part de nos soldats, qui obtiennent d'excellents résultats.

Nous entrons probablement dans un nouveau cycle. Nous voyons se développer de nouveaux conflits, avec des menaces de plus en plus fortes, dans tous les milieux : menace aérienne, de tirs d'artillerie, brouillage, cyberattaques ou guerre informationnelle de grande ampleur. Aujourd'hui, je ne me demande jamais si je pourrais évacuer un blessé par le ciel. La supériorité nous y est acquise. La météo peut éventuellement contraindre nos opérations, mais aucun ennemi ne peut m'empêcher d'utiliser la troisième dimension. Nous pouvons également communiquer sans crainte d'être écoutés ou brouillés. Nous jouons sur la stabilité des PC pour conduire les opérations. Face à des compétiteurs plus puissants, nous devons nous préparer à l'inconfort opérationnel. Nous devons réapprendre à déployer des dispositifs terrestres plus conséquents avec des ressources humaines et matérielles plus importantes que ce que nous connaissons actuellement. Ce constat est partagé. Le risque est identifié. C'est d'ailleurs la mission qu'a confiée l'exécutif aux armées, avec le Livre blanc de 2013 et la Revue stratégique de 2017. Je la décline au travers de la Vision stratégique diffusée en mai dernier.

Pour faire face à l'augmentation du niveau de menace que nous observons, nous devons disposer d'une armée de terre permettant à la France d'imposer sa volonté. Pour ce faire, nous devons être le plus dissuasif possible. À ce titre, nous devons d'abord poursuivre notre modernisation en profondeur, tant dans notre capacité que dans notre doctrine, pour surclasser nos adversaires. Nous devons ensuite changer d'échelle dans le volume et le niveau des unités que nous engageons, ainsi que dans les menaces à prendre en compte et dans l'entraînement que nous devons conduire. Ce changement d'échelle mobilisera mes efforts dans les mois et années à venir.

Une armée de terre dissuasive est avant tout une armée de terre moderne et bien équipée. Dans le cadre du programme Scorpion, 92 véhicules Griffon ont été livrés en 2019. 128 livraisons sont prévues en 2020 et 119 en 2021, pour une cible finale s'élevant à 1 872 Griffon en 2033. La modernisation est lancée, mais ne fait que commencer. À ce jour, quatre régiments ont réceptionné une vingtaine de véhicules chacun. Ils s'approprient techniquement et tactiquement ce moyen. A terme, un régiment Griffon sera armé de quatre compagnies de combat, chacune disposant de vingt véhicules. Nous en avions reçu 143 au 30 septembre. La DGA, Nexter, Thales et Arquus font leur maximum pour assurer que la cible sera atteinte. Tout retard se paie en capacité opérationnelle pour l'armée de terre. L'objectif de projection d'un GTIA Scorpion sur un théâtre en opération n'est pas remis en cause. Comprenez bien qu'après avoir projeté une unité, il faut être capable de la relever et donc de s'inscrire dans la durée. Je dois y être très vigilant. Mais Scorpion repose avant tout sur l'infovalorisation à partir du logiciel SICS. Le poste radio Contact permettra ainsi d'augmenter considérablement les échanges de données et de fluidifier les combats.

Toutefois, la modernisation ne se limite donc pas uniquement aux gros objets et aux grands programmes. La performance et la protection du soldat dépendent de ses équipements. Les livraisons de gilets pare-balles se poursuivront en 2021. Ils sont attribués individuellement, c'est-à-dire que chaque soldat l'ajuste à sa taille, l'équipe à sa guise et s'entraîne tous les jours avec, ce qui n'était pas le cas avant où les gilets étaient perçus uniquement pour partir en opération. S'y ajoutent par exemple les livraisons de jumelles de vision nocturne O-NYX, donnant un avantage très net pour conduire des opérations dans les conditions de nuit les plus défavorables. Le segment drone poursuit lui aussi sa montée en puissance. Une trentaine de Systèmes de mini drones (SMDR) devrait être livrée en 2021. Ce système remplacera le DRAC, qui ne peut plus fonctionner sur le terrain. Nous passerons ainsi d'une portée de 10 à 30 kilomètres et d'une autonomie d'une heure à deux heures trente.

La modernisation est également liée à notre capacité à faire de la prospective. Nous ne devons pas prendre de retard dans la mise en place de robots et de systèmes automatisés. J'ai demandé la constitution d'une entité ayant pour mission de réfléchir, d'observer, de définir, d'expérimenter et ensuite de développer leur emploi dans les unités de l'armée de terre.

Abordons à présent l'entraînement. Il faut consacrer beaucoup de temps à l'acquisition et à la maîtrise des savoir-faire de son métier. L'entraînement répété inlassablement permet d'exécuter de manière réflexe les gestes permettant de remplir une mission, mais aussi de rester en vie, sous le feu de l'ennemi, ou lorsque le soldat souffre du froid ou de la fatigue. Cet entraînement permet à nos hommes d'avoir confiance en eux, en leurs capacités, en leurs pairs, en leurs chefs et en leurs subordonnés. C'est également une question de qualité au travers du réalisme de nos mises en situation. Un équilibre entre simulation et terrain est indispensable. La rusticité ne s'apprend en effet que dans les conditions réelles.

La quantité et la qualité de l'entraînement demandent des ressources. Pour la première fois pour l'armée de terre, la LPM a chiffré un volume et des normes d'entraînement.

Cet entraînement permet de passer de l'individuel au collectif, qui commence au niveau du groupe de combat et se termine au niveau de la division. Travailler avec des unités de pays différents nécessite également de beaucoup s'entraîner. Les différentes fonctions opérationnelles doivent être combinées ensemble, aux plus bas échelons. Et le vainqueur sera celui qui manoeuvrera ses fonctions opérationnelles plus vite et mieux que l'adversaire. Si l'armée de terre doit changer d'échelle en étant capable de déployer plus de forces pour être plus dissuasive, elle doit s'entraîner différemment et davantage.

Nous avons deux objectifs à atteindre : les exercices de grande ampleur doivent permettre de disposer d'unités entraînées, capables de s'engager face à un ennemi qui menacerait nos intérêts, et quel que soit le niveau du rapport de force qu'il choisirait. Ils doivent aussi nous permettre d'afficher une posture à même de dissuader nos compétiteurs avant qu'ils ne deviennent nos ennemis dans un conflit. Cette nouvelle dimension doit être prise en compte. L'effet dissuasif doit d'ailleurs être démultiplié par une communication stratégique efficace. Plus nous dissuaderons et plus nous réduirons le risque d'engagements armés.

Vous l'avez compris, changer l'échelle de nos entraînements est le défi posé aujourd'hui à l'armée de terre. C'est l'objectif qu'a fixé la LPM, et qui est décliné dans la Vision stratégique.

Les conditions nécessaires pour réussir notre changement d'échelle dans l'entraînement sont les suivantes :

- recruter, former, équiper, entraîner et fidéliser des jeunes Français prêts à s'engager pour leur pays, c'est-à-dire prêts à être engagés en opération. Sans soldats, nous ne livrerons pas bataille. Je salue d'ailleurs chaque jour cette jeunesse française, consciente de son devoir et de ses responsabilités et qui choisit de nous rejoindre ;

- disposer de munitions de gros calibre et de nouvelle génération, dont nous manquons encore pour conduire un entraînement de haute intensité ;

- disposer d'infrastructures de préparation opérationnelle adaptées et performantes en modernisant nos camps nationaux, en particulier pour mieux prendre en compte la menace cyber. Cette modernisation est en cours avec le déploiement du système de simulation Cerbère ;

- garantir du potentiel d'entraînement à nos engins. Il est impossible de s'entraîner au bon niveau si les matériels majeurs ne sont pas opérationnels, c'est-à-dire disponibles et avec suffisamment de potentiel. C'est le rôle du maintien en condition opérationnelle (MCO), préalable à l'entraînement. Ensuite, la trajectoire croissante des ressources de l'armée de terre en LPM avait notamment pour objectif de rehausser le niveau de préparation opérationnelle. C'est pour cette raison que des normes ont été fixées, prévoyant par exemple que les équipages Leclerc réalisent au minimum 115 heures d'entraînement sur leurs chars en fin de LPM. Ce niveau n'est pas encore atteint. Entre 55 et 60 % des normes sont à ce jour atteintes, pour un objectif de 93 % à horizon 2025. Pour 2021, il ne sera pas possible de dépasser en métropole un seuil de 140 heures dans le domaine de l'aéromobilité.

Dans le cadre de l'actualisation, mon effort principal sera tourné vers la modernisation de nos capacités et la progression de nos entraînements, sans déséquilibre.

Je citerais pour conclure la loi de programmation militaire : « L'atteinte d'un modèle d'armée à la hauteur de nos ambitions et soutenable dans la durée est un enjeu majeur de la loi de programmation militaire qui repose sur la consolidation de l'activité (et donc de l'entraînement), gage d'efficacité de nos forces en opération. » Il n'y a pas d'armée qui tienne son rang en opération sans un entraînement de haut niveau.

Vous l'avez compris, j'ai pour responsabilité d'utiliser au mieux les moyens qui me sont donnés pour que l'armée de terre soit capable de remplir les missions que le CEMA lui fixe. Notre capacité à faire face aux menaces actuelles et futures doit être à la hauteur des investissements financiers consentis par les Français.

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