Intervention de Gilbert Bouchet

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 octobre 2020 à 9h30
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la république française et le gouvernement de la république de l'inde relatif à la prévention de la consommation illicite et à la réduction du trafic illicite de stupéfiants de substances psychotropes et de précurseurs chimiques et des délits connexes — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Gilbert BouchetGilbert Bouchet, rapporteur :

Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale le 2 juin dernier et autorisant l'approbation de l'accord entre la France et l'Inde relatif à la prévention de la consommation illicite et à la réduction de trafic illicite de stupéfiants; de substances psychotropes et de précurseurs chimiques, et des délits connexes.

La négociation de cet accord fait suite à une demande de l'Inde exprimée, en février 2013, dans le cadre du groupe de travail franco-indien sur le contre-terrorisme. Le Gouvernement indien établit un lien entre la lutte contre les stupéfiants et la lutte contre le financement du terrorisme international, notamment le financement des groupes terroristes présents en zone Afghano-Pakistanaise. Ce protocole n'a été signé que cinq ans plus tard, en 2018. Les représentants du quai d'Orsay, de la chancellerie et du ministère de l'Intérieur, que j'ai auditionné, m'ont confirmé que sa ratification était attendue.

Cet accord s'inscrit dans une relation bilatérale avec l'Inde ancienne, basée sur la confiance et le partage de valeurs communes, relation enrichie ces dernières années par la multiplication des rencontres de haut niveau. Le Président de la République a effectué une visite d'Etat en Inde en mars 2018 et le Premier ministre Narendra Modi a participé aux travaux du G7 à Biarritz en août 2019.

L'Inde, plus grande démocratie du monde peuplée d'1,35 milliard d'habitants et cinquième puissance économique mondiale en 2018, est un partenaire stratégique majeur de la France. Le partenariat stratégique conclu en 1998 a mis en place une coopération étroite dans les secteurs de la diplomatie - la France soutient notamment la candidature de l'Inde au Conseil de sécurité de l'ONU depuis 2005 -, et de la défense, avec notamment la conclusion en 2016 d'un contrat d'acquisition de 36 Rafales dont le premier a été livré en octobre 2019. Notre partenariat couvre les enjeux de sécurité, du nucléaire civil et de l'énergie. Un dialogue stratégique réunit également les deux parties deux fois par an. L'Inde occupe aussi une place importante dans la stratégie de défense française en indopacifique comme l'a souligné le rapport d'information de notre commission L'Inde, un partenaire stratégique, adopté le 1er juillet dernier, auquel je vous renvoie.

L'Inde prend une part active dans la lutte internationale contre les drogues en participant notamment aux travaux de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime, ainsi qu'à l'Initiative du Pacte de Paris créée en 2003 pour lutter contre le trafic d'opiacés en provenance d'Afghanistan. Toutefois, compte tenu de son poids démographique et de son positionnement géographique, l'Inde se présente comme un acteur régional majeur de la lutte contre les flux illicites de produits stupéfiants. Comme en France, on y observe une augmentation de la consommation de drogues. En 2017, 2,1 % de la population indienne, soit 23 millions de personnes, avaient consommé des opiacés : de l'héroïne et des opioïdes détournés de leur usage médical tandis que 0,75 % de la population française avait consommé de l'héroïne. À cette date, la consommation de cannabis concernait 3 % de la population indienne contre une estimation de 7,5 % de la population française. De par sa situation à proximité du triangle d'or (Laos, Birmanie, Thaïlande) et surtout du croissant d'or (Iran, Afghanistan, Pakistan), zone de production d'opium la plus importante au monde, l'Inde est l'une des principales routes pour le trafic international d'héroïne à destination de la Chine et de l'Asie du Sud-Est mais aussi de l'Australie et de l'Amérique du Nord. L'Inde se situe aussi sur la route « Sud » par laquelle transiteraient environ 10 % des opiacés à destination de l'Europe et de la France.

Les flux illicites de produits stupéfiants produits en Inde vers la France consistent essentiellement en drogues de synthèse : des volumes allant jusqu'à plusieurs centaines de comprimés de méthamphétamine envoyés en fret express aérien, en lien avec la diaspora indienne, sont régulièrement interceptés à l'aéroport de Roissy-CDG. La France apparaît aussi comme un pays de transit pour la kétamine, autre drogue de synthèse, et le khat. Enfin, l'Inde, deuxième leader mondial des médicaments génériques derrière la Chine avec 20 milliards de dollars d'exportation annuelle en 2020, connaît de nombreux détournements de médicaments par des organisations criminelles - c'est le cas de l'éphédrine et de certains antalgiques comme le Tramadol qui sont consommés comme drogues -, sans parler des médicaments contrefaits par des entreprises installées sur le territoire indien.

La France et l'Inde sont liés par de nombreux accords en vigueur, dont, notamment, une convention d'extradition de 2003. Cet accord ne porte que sur la coopération policière en matière de la lutte contre la consommation et le trafic illicites de stupéfiants et les précurseurs chimiques. Le ministère de l'intérieur nous a expliqué qu'il visait avant tout à développer des actions de prévention, de soins, d'accompagnement et de réduction des risques auprès des usagers.

Les articles 3, 4 et 5 traitent de la coopération technique et opérationnelle. La coopération technique pourra notamment prendre la forme de diffusion d'informations et de bonnes pratiques, d'échange de documentation, d'organisation de réunions et de formations. La coopération technique s'est fortement développée ces dernières années pour atteindre depuis trois ans une trentaine d'actions par an. Elle s'articule principalement autour de la lutte contre le terrorisme et son financement mais s'étend également à d'autres thématiques comme la lutte contre la fraude médicamenteuse. S'agissant de la coopération opérationnelle, l'accord contribuera à fluidifier la coopération bilatérale qui existe déjà au travers des canaux institutionnels de coopération policière comme Interpol et le service de sécurité intérieure (SSI) de l'ambassade de France à New Delhi qui a traité, en 2019, 300 demandes opérationnelles pour la zone Inde, Népal, Sri Lanka, les Maldives et le Bangladesh. Il va sans dire que tout ceci est ralenti par la crise sanitaire liée à la covid-19. Les stipulations relatives à la protection des données personnelles de l'article 7 apportent un haut niveau de garantie : les transferts se font dans le strict respect de chaque législation nationale. Une meilleure protection est attendue côté indien avec l'examen - toujours en cours - par le Parlement d'un projet de loi de protection des données personnelles inspiré du règlement général européen de 2016 sur la protection des données personnelles (RGPD). Afin d'assurer le contrôle, le suivi et l'évaluation des activités réalisées dans le cadre du présent accord, un groupe de travail de haut niveau sera créé aux termes de l'article 9. Il se réunira en tant que de besoin.

Il y a un point sur lequel je me suis penché avec beaucoup d'attention, c'est celui de l'éventualité de l'application de la peine de mort, qui est toujours en vigueur en Inde.

Naturellement la France est abolitionniste et donc c'est un sujet sur lequel je me suis longuement arrêté, avec les experts du quai d'Orsay, de l'intérieur et de la justice qui ont négocié la convention.

En effet l'Inde est traditionnellement sur une ligne répressive pour les stupéfiants. L'article 31A de la loi indienne relative aux stupéfiants et aux psychotropes de 1985 prévoit la peine de mort en cas de récidive pour des faits graves en relation avec des drogues dures. Plus précisément, lorsqu'une personne ayant préalablement été condamnée pour avoir commis, tenté de commettre ou encouragé un détournement d'opium, un acte de trafic international de stupéfiants, ou le financement d'un trafic illicite, se retrouve coupable de la commission, de la tentative ou de complicité s'agissant d'une infraction relative à la production, fabrication, possession, transport, importation, exportation de drogues dites dures listées par la loi ou de financer ces activités, cette dernière est passible de la peine de mort par pendaison.

J'ai pris connaissance avec beaucoup d'attention d'un courrier de la Ligue des droits de l'Homme mettant en cause la constitutionnalité de ce projet de loi, sur le fondement de l'article 66 1 de la Constitution : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort. ».

Il est exact que cet accord ne contient pas d'engagement exprès de la part de l'Inde de ne pas appliquer la peine de mort dans l'hypothèse où des informations données par la France aboutiraient à la condamnation à mort d'un ressortissant français pour une infraction à la loi indienne sur les stupéfiants.

Pour y voir plus clair, j'ai interrogé les représentants du ministère des affaires étrangères, du ministère de la justice et du ministère de l'intérieur en audition. Voici ce qu'il en ressort.

Tout d'abord, s'il est vrai qu'il n'y a pas de clause expresse garantissant la non-exécution d'une peine de mort prononcée par des tribunaux indiens dans cet accord, il faut savoir que ce type de clause est traditionnellement réservée exclusivement aux accords d'extradition et figure parfois également dans les accords d'entraide judiciaire en matière pénale. D'ailleurs, c'est bien le cas dans l'accord d'extradition (article 8 Peine capitale) qui nous lie avec l'Inde, le Conseil d'Etat y a veillé. L'application de la peine de mort est donc déjà exclue par ces autres accords internationaux, déjà ratifiés et en vigueur.

Ensuite, les informations transmises sur la base du présent accord ne sont pas, par nature, liées à une enquête spécifique en cours ou à un dossier relatif à une personne en particulier. S'il s'agit d'une personne ou d'un fait caractérisé, on sera dans le régime de l'entraide judiciaire en matière pénale. L'accord d'entraide judiciaire permettrait alors de refuser une demande indienne si un risque de condamnation à la peine capitale existait. D'après les renseignements communiqués par le gouvernement, la coopération policière opérationnelle prévue par le présent accord est d'une autre nature, avec des échanges d'informations portant par exemple sur la structure d'une organisation criminelle, son mode opératoire, les techniques de blanchiment d'argent etc... mais ne viseraient pas une personne identifiée.

Enfin et surtout, les diplomates et fonctionnaires du ministère de l'intérieur et de la justice qui ont négocié la convention m'ont assuré que la France pourrait refuser de transmettre des informations dans le cadre de la coopération opérationnelle sur le fondement de deux stipulations de cet accord, qui sont des garde-fous :

- l'article 2 paragraphe 3 « Le présent accord n'affecte pas les droits et les obligations des Parties découlant d'autres accords internationaux ou bilatéraux relatifs à l'entraide judiciaire en matière pénale et à l'extradition »

- et l'article 5 paragraphe 3 dernier alinéa « L'autorité compétente peut refuser d'accéder totalement ou partiellement à la demande si elle considère que cette demande peut porter préjudice à la souveraineté ou à la sécurité de l'Etat ou à l'un de ses autres intérêts fondamentaux, aux règles d'organisation et de fonctionnement des autorités judiciaires de l'Etat, ou qu'elle peut se révéler contraire aux engagements internationaux de l'Etat ou, en ce qui concerne la Partie française, au droit de l'Union européenne ». Or la France est notamment liée par la Convention européenne des droits de l'Homme dont l'article 2 protège le droit à la vie de toute personne ainsi que par son protocole additionnel n°13 qui prévoit l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances.

Répondre favorablement à une demande d'information des autorités indiennes qui serait susceptible de conduire, même indirectement, à la peine de mort, serait donc contraire aux engagements internationaux de la France.

Il faut ajouter que, dans l'arrêt « Bachan Singh contre Etat du Pendjab » de 1980, la Cour suprême de l'Inde a estimé que la peine capitale ne saurait plus être prononcée qu'à titre exceptionnel. Depuis 1991, 26 exécutions ont toutefois eu lieu en Inde, avec un moratoire entre 2015 et jusqu'en 2020 (où elles ont repris pour des affaires de viol collectifs, qui avaient suscité une grande émotion).

En conclusion, après un examen très attentif des garde fous qui permettent d'assurer la non applicabilité de la peine de mort, je recommande l'adoption de cet accord qui vise à lutter contre la criminalité organisée. Les autorités indiennes ont notifié l'achèvement de leurs procédures internes en mai 2018.

L'examen en séance publique est prévu le mercredi 4 novembre 2020, selon la procédure simplifiée, sauf si un groupe politique demande avant le 2 novembre le retour à la procédure normale.

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