Je voudrais tout d'abord vous transmettre la question de Mme Conway-Mouret : nos pays européens font face à des risques divers, mais il leur manque une vision stratégique et une culture opérationnelle communes qui leur permettraient de répondre ensemble aux menaces qu'ils identifient. Les initiatives se sont multipliées, ces dernières années, au sein et en dehors des institutions européennes comme la création de l'initiative européenne d'intervention (IEI) ou la boussole stratégique. Mais l'on voit aussi que la France demeure relativement isolée sur le plan politique et diplomatique, notamment au regard de ses positions face aux agissements de la Turquie en Méditerranée orientale. Observez-vous néanmoins des avancées concrètes dans l'élaboration d'une culture stratégique commune au niveau militaire ? Où en est la mise en place de la task force Takuba ? Quel est l'apport concret de l'initiative européenne d'intervention ?
Quant à moi, j'aimerais connaître votre opinion sur le rôle des réserves militaires, et notamment sur leur apport aux OPEX ? Les réservistes sont engagés sur les théâtres d'opérations au même titre que les militaires.
Général François Lecointre. - La ministre des armées a clairement répondu hier sur la question des Rafale. Je pense que les objectifs 2025 de 129 Rafale pour l'armée de terre seront tenus. Nous regardons comment réaliser les décalages d'engagements du programme 146 à même de garantir le bon déroulement des choses. À ce stade, je ne dispose pas encore du détail des escadrons où seront ponctionnés les avions à livrer. Nous y travaillons, en lien avec le chef d'état-major de l'armée de l'air. Nous ne nous priverons pas de moyens aériens engagés en opération ni de ceux, absolument indispensables, engagés en permanence dans la posture de protection aérienne nationale.
Par ailleurs, il ne faut pas non plus négliger le poids qu'aura, sur le plan organique, le soutien de ce prospect et de cette vente d'avions à la Grèce. Tous ces sujets sont étroitement étudiés entre l'état-major des armées, l'état-major de l'armée de l'air et le cabinet de la ministre des armées. La mise en place d'une « communauté Rafale » avec la Grèce et d'autres partenaires occidentaux est la garantie d'une interopérabilité extrêmement précieuse. Elle représente aussi un intérêt majeur pour la base industrielle et technologique française.
Il existe effectivement un deuxième prospect croate. Une demande d'offre a été émise en janvier 2020 vers un certain nombre de pays, dont la France. Nous y avons répondu, en septembre dernier, en proposant une cession de douze Rafale d'occasion. Bien évidemment, nous souhaitons des dates de livraison qui s'enchaînent dans le temps avec la cession des Rafale à la Grèce. À défaut, l'effort demandé à l'armée de l'air ne sera pas soutenable.
Si l'ampleur des prospects Rafale devait changer de dimension, la question se posera de l'augmentation des capacités industrielles du groupe Dassault. Il devra alors prendre le risque d'ouvrir des chaînes supplémentaires. De toute évidence, les armées françaises et l'armée de l'air ne peuvent servir d'assurance systématique, comme l'a bien compris l'industriel en question.
Vous avez raison, monsieur Perrin, ce recours de plus en plus important aux drones est inquiétant et nous devons le prendre en compte. Au-delà de l'emploi de drones que l'on peut trouver dans le commerce avec l'emport d'explosifs ou de grenades, comme on a pu le voir sur certains théâtres d'opérations, nous constatons aujourd'hui l'emploi de technologies de plus en plus sophistiquées, accessibles aux groupes armés terroristes ou aux ennemis dits « asymétriques ».
Par ailleurs, ces drones, qui ne sont pas si sophistiqués, constituent une menace importante. Cette situation nous pousse à investir dans la recherche et à développer l'innovation en matière de défense et de lutte anti-drones. Cette menace, qui peut évidemment s'exercer sur le territoire national, est prise très au sérieux par l'état-major des armées et par l'état-major de l'armée de l'air. Nous allons nous doter de meilleures capacités de détection, d'action et de neutralisation.
Madame Lopez, vous m'interrogez sur l'encadrement de délinquants par des militaires, comme l'a évoqué le Garde des sceaux. Je suis toujours très prudent sur ces questions. Mon premier souci est de préserver les capacités des armées, de préserver leurs ressources humaines et de préserver les investissements que la nation consent pour construire un outil de défense efficace. Les armées sont faites pour faire la guerre, non pour participer prioritairement à l'éducation de la jeunesse délinquante.
Un certain nombre d'expérimentations ont déjà été menées depuis une trentaine d'années - je pense au dispositif « Jeunes en équipe de travail », lancé par l'amiral Brac de la Perrière. Il me semble que le rapport entre l'investissement demandé aux armées et les résultats obtenus ont été extrêmement décevants.
Ce que les armées souhaitent faire, c'est essentiellement transmettre leur savoir-faire. Les armées ont une pratique singulière de la discipline, du commandement, de la capacité à créer de la cohésion dont les résultats sont généralement extrêmement satisfaisants. Pour autant, tout cela est orienté vers la mise en oeuvre de la force militaire et dans l'engagement au combat. Former de jeunes délinquants au combat pour ensuite les renvoyer dans la société civile me laisse très circonspect, tout comme la ministre des armées. Bien évidemment, nous sommes prêts à discuter avec le ministère de la justice pour identifier les savoir-faire militaires et les capacités d'éducation propres aux armées qui pourraient être utiles à l'éducation de la jeunesse. Mais, en tout état de cause, les armées sont aujourd'hui calibrées pour être engagées en opérations extérieures ou intérieures. La nation consent un effort important pour les reconstruire dans la perspective d'une ambition opérationnelle de référence qui guide la loi de programmation en cours et la suivante. Ne dispersons pas les moyens et ressources consacrés à un outil dont la vocation est de faire la guerre.
Mme Conway-Mouret m'interroge sur la défense européenne et souligne que la France serait relativement isolée, notamment dans ses prises de position fermes face à la Turquie. Depuis que je suis engagé en tant que général européen, notamment dans le cadre de la mission EUTM Mali, je constate un progrès substantiel de la culture de défense de l'Union européenne. Comme je l'ai souligné dans mon propos liminaire, nous disposons désormais d'un fonds européen de défense, doté de 7 milliards d'euros - ce n'est pas rien. Des dispositifs de coopération structurelle permanente ont été mis en place et 46 projets arrêtés entre 2017 et 2019, la France étant présente dans 35 d'entre eux. Nous avons également un dispositif de vision de la programmation européenne, guidé par le Headline goal, qui va orienter les efforts des Européens. De même, l'initiative européenne d'intervention permet de créer une culture commune. Les missions européennes au Mali, en Centrafrique et en Somalie perdurent. Or, à chaque fois que nous avons voulu les faire évoluer de façon plus opérationnelle, nous avons été entendus par nos partenaires européens.
La mise sur pied de la force Takuba, même s'il ne s'agit pas d'une mission européenne, est un vrai succès. Nous pouvons aujourd'hui être fiers d'avoir réussi à entraîner les Européens à nos côtés dans la résolution de la crise sahélienne. C'est un défi qui dépasse le cadre africain, comme l'ont bien compris l'ensemble des Européens. Le premier task group franco-estonien est aujourd'hui opérationnel. Les Tchèques vont nous rejoindre, tout comme les Suédois. Les Italiens frappent aussi à la porte.
Même si cette construction demeure lente et imparfaite, nous progressons de façon considérable pour mettre en place une culture et des mécanismes à même de nous permettre de définir une politique européenne de défense et de sécurité, avec une véritable ambition militaire opérationnelle européenne.
Nous connaissons bien les freins à cette ambition européenne de défense. Je pense en particulier au procès assez facilement fait à la France de vouloir opposer l'Union européenne à l'OTAN. Mais nous sommes constants dans notre discours : il existe une vraie complémentarité entre l'OTAN et l'Union européenne. L'un n'est pas à opposer à l'autre. Je crois que nous sommes de mieux en mieux entendus.
M. Cigolotti a évoqué l'augmentation des coûts horaires de l'entretien programmé du matériel liée à la verticalisation des contrats. Les coûts augmentent, certes, mais les courbes de disponibilité technique opérationnelle de ces équipements augmentent également. La verticalisation des contrats permet une plus grande sincérité quant au coût réel du maintien en condition opérationnelle. Je ne crois pas qu'il existe d'autres solutions que d'associer les industriels, dans tous les domaines - aérien, naval et terrestre. Nous sommes sur la bonne voie. Faudra-t-il des abondements spécifiques lors de l'actualisation de la loi de programmation militaire, en 2021 ? Nous étudierons cette question. Je suis très attentif à préserver le fonctionnement des armées.
Monsieur Gattolin, je suis bien conscient des tensions maritimes dans le Pacifique, en mer de Chine du Sud, en Méditerranée orientale, dans le détroit d'Ormuz, entre la Libye et l'Italie... Toutefois, à ce stade, je ne vois pas de raison de revoir l'équilibre capacitaire qui prévaut dans les deux lois de programmation.
Si l'on peut bouger des curseurs capacitaires ou de construction d'un modèle d'armée, notamment pour faire face à des besoins qui émergent brutalement - lutte informationnelle, lutte cyber, espace... -, il ne faut pas revenir en permanence sur de grands équilibres qui me semblent satisfaisants.
M. Allizard m'interrogeait sur les moyens nécessaires à engager dans le Caucase. Je ne vois pas de raison, aujourd'hui, pour que la France s'engage dans cette région. La France est par contre en mesure de participer à une négociation internationale, de par son statut de puissance importante, qui permettrait d'aboutir à un cessez-le-feu durable.
Pour autant, cette crise est révélatrice de ce qui est en train de se passer et que nous avions annoncé dans la revue stratégique de 2017. Elle illustre parfaitement l'attitude de plus en plus décomplexée de la Turquie, laquelle saisit chaque occasion de manifester sa puissance et sa capacité de nuisance sur l'ensemble du bassin méditerranéen, au Moyen-Orient, dans le Caucase et en mer Noire. C'est un vrai sujet. Continuons de consolider notre modèle d'armée, cela s'avère de plus en plus nécessaire.
La loi de programmation militaire a aussi été construite en fonction des capacités que nous devons faire monter en puissance. Si on nous disait que l'on allait tout de suite arriver à 2 % du produit intérieur brut, selon les des conditions qui prévalait avant la pandémie, je ne sais pas si nous en serions capables, ni si les industriels de l'armement en seraient capables. Nous sommes déjà passés à 40 milliards d'euros dans le projet de loi de finances pour 2021. Il s'agit d'une croissance importante que les armées doivent absorber. Le rythme de montée en puissance tient compte de notre faculté à accueillir de nouvelles capacités, à faire monter en puissance les ressources humaines, à les entraîner, à les former alors même que nous sommes engagés en permanence. Le simple fait d'équiper un régiment d'un parc de Griffon, c'est-à-dire de véhicules entièrement nouveaux, implique des efforts en termes d'infrastructures, de formation des équipages et des mécaniciens. C'est une contrainte importante pour un régiment déjà engagé par ailleurs.
Je suis très attaché à ce qu'on s'en tienne à la réalisation de la loi de programmation militaire en toute rigueur, totalement, en respectant le rythme fixé. Je ne pense pas que nous soyons capables de monter en puissance beaucoup plus rapidement.
M. Le Nay regrettait que les armées n'aient pu profiter du plan de relance. Toutefois, la loi de programmation militaire, qui a été rigoureusement construite, correspond à un effort national important et à une volonté politique fermement réaffirmée, à plusieurs reprises. Je veux surtout éviter que, pour profiter d'un effet d'aubaine, nous remettions en question la solidité et la construction très rigoureuse de la LPM.
Notre capacité d'engagement et la bonne visibilité que nous offre cette loi de programmation militaire nous ont permis de décaler certaines opérations et d'en avancer certaines de façon à ne pas limiter nos engagements et à ne pas perdre le bénéfice de l'accroissement de nos capacités militaires, malgré la crise sanitaire.
Madame Jourda, les réservistes qui sont engagés en opérations le sont uniquement à titre individuel - c'est important. Aujourd'hui, plus de 3 000 réservistes en moyenne sont engagés tous les jours, principalement sur le territoire national. Je ne sais pas exactement combien sont engagés en opérations extérieures. Il s'agit de compléments individuels, généralement d'anciens militaires avec des compétences particulières. Selon moi, la réserve doit être engagée en priorité sur le territoire national, ce qui est plus compatible avec une vie professionnelle classique.