Monsieur le président, mes chers collègues, si vous me permettez cette image pour débuter cette présentation des crédits dédiés au cinéma, la situation que vit le secteur rappelle plus les films catastrophes que l'ambiance chaleureuse des oeuvres de Marcel Pagnol...
Il y a en effet une spécificité française du cinéma, que je peux résumer en une formule : le train parti en gare de La Ciotat en 1896 ne s'est jamais arrêté et a fait de la France un pays de cinéma !
Deux éléments pour illustrer mon propos. Premier point, les spectateurs.
La France est le pays d'Europe disposant du plus grand nombre d'écrans et où les entrées sont les plus importantes. En moyenne, chaque Français va 3,3 fois au cinéma dans l'année, contre 2,2 en Espagne. L'Allemagne, à population supérieure, enregistre près de 100 millions d'entrées en moins. En 2019, 213,1 millions d'entrées ont été enregistrées dans les salles, soit la 6ème année consécutive au-dessus de 200 millions.
Second point, la production. La France se singularise par la part de la production nationale, qui représente en moyenne 35 % de la fréquentation, contre 10 % en Angleterre et 22 % en Allemagne. Le système unique de monde de soutien mis en place après la seconde guerre mondiale via le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), s'il est d'une grande complexité, est redoutablement efficace pour révéler et accompagner les talents, soutenir la production et offrir au public français, mais également partout dans le monde, des oeuvres différentes, voire complémentaires, d'un cinéma américain souvent impérialiste.
Ce pays de cinéma a subi avec consternation le premier confinement, qui a malmené tous les acteurs du secteur.
Les salles ont ainsi été contraintes de fermer du 14 mars au 22 juin, date à partir de laquelle elles ont pu reprendre en suivant un protocole sanitaire strict. Conséquence de cette jauge « dégradée » et de l'absence de « blockbusters » sur les écrans, la fréquentation a chuté de 70 % durant l'été. Sur l'année, et sans le deuxième confinement, le chiffre d'affaires des salles aurait accusé une baisse de 50 %.
Pour autant, je veux saluer la remarquable capacité de résilience de notre cinéma, qui a été en mesure de proposer aux spectateurs des productions françaises de qualité qui ont supplée l'absence de films américains. Peu de pays peuvent se targuer d'une telle capacité, et nous pouvons je crois tous nous féliciter de la continuité dans les politiques publiques qui a permis depuis la seconde guerre mondiale de mettre en place ce formidable système.
C'est pourquoi, dans ce contexte si lourd, il me parait important de souligner le fort engagement des pouvoirs publics en faveur du cinéma, qui ont bien gardé en tête cette spécificité de notre cinéma.
Tout d'abord, le CNC a rapidement mis en place un fonds alors unique au monde pour garantir les tournages.
Au printemps dernier, les tournages ont été brutalement interrompus, et auraient pu ne pas reprendre faute de possibilité pour les producteurs de s'assurer contre les risques liés à la pandémie. Cela aurait conduit à terme à un « assèchement » de la production de films et de séries.
Le CNC a mis en place un fonds doté de 50 millions d'euros, porté à 100 millions d'euros par un pool d'assureurs, pour permettre aux tournages de reprendre, et donc à l'ensemble de la chaîne (scénaristes, acteurs, industries techniques) de retrouver une activité. 400 tournages sont actuellement ou ont été assurés par ce fonds, pour 30 sinistres constatés, ce qui est inférieur aux prévisions.
Ensuite, des mesures ont été prises en faveur des salles de cinéma.
D'une part, dès le mois d'avril, le CNC a pris la décision de renoncer au montant de la taxe que les salles devaient verser pour les mois de février et mars, ce qui a permis de soulager leur trésorerie de 17 millions d'euros.
D'autre part, le CNC a créé en septembre un fonds doté de 50 millions d'euros pour compenser partiellement la différence entre les recettes « normales » et celles de 2020.
Enfin, des mesures de relance sont proposées.
Le projet de lois de finances que nous examinons prévoit une enveloppe de 165 millions d'euros en 2020. 60 millions d'euros sont destinés à soutenir un budget du CNC extrêmement fragilisé et 105 millions à permettre aux industries techniques de se relancer, suivant des modalités qui seront définitivement actées d'ici la fin de l'année.
En 2021, le CNC devait bénéficier, d'une part, d'un « retour à la normal » du niveau de fiscalité affecté, d'autre part, d'une enveloppe supplémentaire de 165 millions d'euros du plan de relance, ce qui lui aurait permis de compenser les pertes du précédent exercice.
Dans l'ensemble donc, le CNC se trouvait « réarmé » avec 265 millions d'euros sur deux ans.
C'est alors qu'est intervenue l'annonce du deuxième confinement.
Comme mes autres collègues rapporteurs, je dois bien confesser que son impact est pour l'instant presque impossible à évaluer, même si l'annonce hier soir par le Président de la République de la réouverture des salles à compter du 15 décembre, suivant un protocole sanitaire strict, donne un peu d'espoir pour la toute fin de l'année.
Ce qui est certain, par contre, c'est qu'il n'est pas encore intégré aux projections financières du CNC.
En conséquence, il est d'ores et déjà certain que les prévisions de ressources pour 2020, voire 2021, sont caduques. De même, il est probable que les mesures de soutien proposées pour 2021 seront insuffisantes pour préserver le cinéma français.
Il ressort de mes auditions que les crédits actuellement disponibles devraient permettre de passer le cap de 2020, mais en aucun cas de conséquences qui pour la plupart interviendront en 2021.
Face à l'ampleur d'une crise qui frappe indistinctement tous les secteurs, il nous appartiendra de veiller à ce que le cinéma continue de recevoir toute l'attention à laquelle sa place privilégiée dans notre pays lui donne droit.
Je voudrais avant de conclure évoquer deux autres sujets liés au cinéma, la transposition de la directive « service médias audiovisuel » (SMA) du 14 novembre 2018, et le piratage.
L'histoire de la transposition de la directive SMA mériterait presque un film. Elle devait initialement être adoptée dans le cadre du projet de loi audiovisuel promis pour début 2019, puis mi 2019, puis fin 2019, bref, toujours repoussé par des sujets plus urgents... Finalement présenté à l'Assemblée nationale, le projet de loi n'a pas dépassé le stade de la commission en mars où son examen a d'ailleurs occasionné l'un des premiers « clusters » du pays. Une fois le projet de loi enterré, les dispositions de la directive ont été introduites péniblement par amendement en juillet à la loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière (loi « Ddadue »). La commission avait alors accepté - mais je n'en étais pas encore membre ! - d'adoucir ses traditionnelles préventions contre les ordonnances. Finalement, a et à la surprise générale, la commission mixte paritaire (CMP) a échoué en octobre, ce qui a contraint à un nouvel examen au Sénat le 17 novembre dernier.
Si les conditions d'adoption sont rocambolesques, le propos de la directive ne l'est pas. Il s'agit de rien de moins que de faire participer les plateformes de vidéo en ligne à la création française, c'est-à-dire, et c'est un terme quel je sais que la commission est attachée, de rétablir une forme d'équité entre :
- des acteurs nationaux soumis à de contraintes d'investissement dans les oeuvres françaises, dans la production indépendante ;
- et des acteurs mondiaux qui ont imposé un modèle attractif, mais porteur de danger pour notre exception culturelle.
La question est devenue d'autant plus urgente que les confinements ont au premier chef bénéficié à ces services, en raison de la fermeture des salles.
Une approche nuancée de la réalité est cependant nécessaire, car il y a plateforme et plateforme.
D'un côté, Netflix et quelques autres qui sont des acteurs à part entière de la production. Le dialogue avec eux semble plus aisé, car la base qui servira à déterminer leur contribution est simple - l'abonnement. Si leur modèle doit évoluer, en particulier pour faire une place à la production indépendante, nous sommes, si je puis dire, avec des spécialistes qui ont fait la preuve de leur capacité à « projeter » les oeuvres dans différents pays - pensons au succès de séries espagnoles par exemple.
D'un autre côté, les plateformes comme Amazon Prime ou Apple reposent sur des modèles très différents, avec des modalités d'abonnement plus complexes.
Avec mes autres collègues rapporteurs, je pense en particulier à Jean-Raymond Hugonet et Julien Bargeton, il nous appartiendra d'être attentifs à la bonne entrée en application de la directive au 1er janvier - si aucune autre catastrophe ne s'abat sur la transposition !
Dernier sujet que je souhaite évoquer, le piratage.
Il représente plus de 1,2 milliard d'euros en France, et concerne les oeuvres cinématographiques comme audiovisuelles. Le projet de loi audiovisuel proposait une fusion ambitieuse entre le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et la Hadopi, ainsi que des dispositions destinées à mieux armer notre législation, je pense en particulier aux nouvelles formes de piratage ou aux « sites miroirs » qui ouvrent et ferment au gré des décisions judiciaires. La ministre n'a pas pu nous donner de calendrier pour un examen au Parlement qui est très attendu par toute la profession, et qui concerne d'ailleurs également le streaming de retransmissions sportives. Je formule donc le souhait très vif que nous puissions rapidement nous saisir de ce texte et apporter une nouvelle ligne de défense à notre création.
Pour résumer donc nos attentes en conclusion, il me semble important de formuler trois interrogations, dont je me ferai l'écho en séance publique :
Quid des nouveaux moyens pour le cinéma hélas rendus nécessaires par le deuxième confinement ?
Quid des négociations avec les plateformes ?
À quand un nouveau projet de loi sur la question spécifique du piratage ?
J'y ajoute une ultime réflexion sur la portée « psychologique » du soutien au cinéma. Dans quelques semaines ou mois, lorsque, nous l'espérons, la vie reviendra à la normale, nos concitoyens auront plus que jamais besoin de la capacité du cinéma à nous faire rire, rêver, réfléchir. Nous devons tout mettre en oeuvre et sans tarder pour assurer à nos concitoyens cette heureuse perspective.
Sous le bénéfice de ces observations, je vous propose de donner un avis favorable à l'adoption des crédits consacrés au cinéma pour 2021.