Intervention de Claude Malhuret

Réunion du 19 novembre 2020 à 9h00
Contenu haineux sur internet : en ligne ou hors ligne la loi doit être la même. — Débat organisé à la demande du groupe les indépendants - république et territoires

Photo de Claude MalhuretClaude Malhuret :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, il y avait autrefois dans les villages celui qu’on appelait l’idiot du village.

Aujourd’hui, les idiots du village global sont sur internet. Ils croient que la terre est plate ou que la lune est habitée parce qu’il y a de la lumière la nuit. Ils sont complotistes, harceleurs, racistes, haineux, radicalisés ou délirants.

Cela n’aurait pas beaucoup d’importance si les réseaux sociaux ne leur permettaient de se reconnaître, de se rassembler et de se réunir. On s’aperçoit alors qu’ils sont bien plus nombreux qu’on ne le croyait. Staline demandait : « Le pape, combien de divisions » ? L’armée des idiots du village en a beaucoup.

Pourquoi s’en préoccuper ? Après tout, peut-être vaut-il mieux laisser délirer entre eux ceux qui croient que Bill Gates veut tuer 15 % de l’humanité avec un vaccin contre la covid…

Mais les choses ont changé depuis que Facebook, au lendemain de l’élection américaine de 2016, a modifié ses algorithmes qui avaient permis aux de peser sur le résultat du vote. Dégrader la promotion des pages au profit des groupes partait d’une idée intéressante, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions : une grande partie du contenu des fils d’actualité proviennent aujourd’hui des groupes et de leurs centaines de liens, de vidéos et de commentaires indignés.

Les plateformes sont désormais remplies de bataillons soudés à l’intérieur par leurs certitudes et leurs indignations, et à l’extérieur par le combat contre ceux qui ne pensent pas comme eux. Qu’il s’agisse des groupes sur Facebook, des combattants sur Twitter, le tout exacerbé par YouTube, une bonne partie de l’écosystème des réseaux dits « sociaux » ressemble chaque jour un peu plus à des gangs rivaux s’agressant dans des quartiers mal famés.

« Nul ne ment autant qu’un homme indigné », écrivait Nietzsche. Et le mensonge est devenu généralisé, favorisé par l’anonymat et la certitude de l’impunité. Le mensonge, mais aussi l’injure, la haine, le sexisme, le racisme, l’homophobie, les menaces, la violence, la propagande terroriste : tout un pan de l’internet est devenu un dépotoir.

Ce qui est grave, ce sont les conséquences, celles qui s’exercent sur la vie des victimes du harcèlement, du revenge porn, des dénonciations, des menaces de mort.

Beaucoup ne s’en aperçoivent pas parce qu’ils n’ont pas été victimes personnellement des tombereaux de boue déversés quotidiennement. Ils n’ont pas été forcés de fermer leurs comptes en ligne, de changer d’école ou de ville, leur réputation n’a pas été détruite. Ils ne sont pas obligés de vivre chaque jour sous protection policière, comme Sonia Mabrouk, comme Zineb El Rhazoui et tant d’autres, victimes de fatwas sur internet.

Mais le phénomène a pris tant d’ampleur que personne ne peut plus fermer les yeux. L’affaire Mila, médiatisée dans tous ses détails et dans toute son horreur, a permis à la France entière de prendre la mesure du fléau et de comprendre l’urgence de l’endiguer. Et chacun sait désormais que les torrents d’injures des fanatiques sur les réseaux ont préparé l’assassinat de Samuel Paty.

Il est urgent de se donner des lois enfin efficaces contre la haine en ligne. Ce ne sera pas facile en raison de l’obstruction des plateformes, qui luttent pied à pied contre les régulations, parce que c’est leur business model même qui est en cause.

Voici ce que l’ancien ingénieur de Google Tristan Harris, auditionné par la commission d’enquête du Sénat américain, dit de Twitter : « Pour chaque mot d’indignation ajouté à un tweet, le taux de retweet augmente en moyenne de 17 %. En d’autres termes, la polarisation de notre société fait partie du modèle commercial des réseaux sociaux. »

Bien sûr, les plateformes ne peuvent pas avouer la raison de leur passivité : le pognon ! Alors, leurs milliers d’avocats et de lobbyistes partent à l’assaut des gouvernements, des parlements et des opinions publiques avec un argument massue : la liberté d’expression.

Et malheureusement, cela marche souvent, comme on l’a vu lors du débat sur la loi Avia. Celle-ci ne prévoyait pas une privatisation de la censure, elle ne visait pas à confier aux plateformes ce qui relève du juge. C’est aujourd’hui que la censure existe, et elle est toute-puissante. La censure, ce sont les milliers d’internautes qui n’osent plus s’exprimer sur les réseaux sociaux, qui ont résilié leur abonnement pour ne plus s’exposer aux attaques racistes, antisémites, homophobes et sexistes, menées sous forme de raids en bandes organisées, ou de « fermes de trolls » submergeant les pages individuelles. C’est là qu’est le scandale, c’est là qu’est la censure !

Comment peut-on soutenir que le retrait des contenus haineux porte atteinte à la liberté d’expression ? La liberté d’expression, ce n’est pas la diffusion de la haine, de la violence, des appels au meurtre ou au viol ; ce n’est pas non plus empêcher les autres de s’exprimer par des attaques massives ou des menaces.

En confondant ces délits avec la liberté d’expression, ce ne sont pas les victimes que l’on défend, ce sont les agresseurs. Comment comprendre que l’on n’impose pas aux plateformes ce que l’on impose à la presse depuis 1881 : l’interdiction de livrer des contenus haineux, diffamatoires ou injurieux ? La presse s’y conforme évidemment, et personne n’a jamais dit qu’on lui confiait le rôle de juge.

Et bien sûr que plateformes et presse ont les mêmes responsabilités. Excusez-moi si mon raisonnement peut paraître un peu simpliste aux éminents juristes opposés à la loi Avia, mais le voici : il n’y a aucune raison que l’on puisse lire sur la toile ce qui est interdit dans un journal.

C’est dire à quel point j’ai été heureux de découvrir la récente interview dans Le Monde de Thierry Breton, commissaire européen au numérique, qui prépare le Digital Services Act de l’Union européenne. Il y déclare : « Ce qui est illégal offline doit être illégal online . » Pourquoi cette évidence est-elle si difficile à faire comprendre ?

Le projet de loi annoncé hier par le ministre de l’intérieur et le garde des sceaux est bienvenu, mais, d’une part, il ne traite qu’un aspect du problème et, d’autre part, il n’est que français, alors que la seule réponse efficace est européenne, comme le règlement général sur la protection des données (RGPD) l’a démontré. Nous avons désormais un commissaire européen et une présidente de la Commission qui veulent agir et frapper fort. Ne manquons pas cette occasion et soutenons-les.

Le Digital Services Act doit marcher sur deux jambes. Il doit imposer une obligation de moyens et une obligation de résultats.

L’obligation de moyens consiste, pour les plateformes, à faire en sorte que leurs algorithmes ne favorisent plus, mais au contraire empêchent, la viralité des propos indignés, colériques, haineux ou injurieux. Ces algorithmes doivent être transparents pour les régulateurs, et non dissimulés au nom de prétendus secrets de fabrication.

L’obligation de résultats consiste, pour les plateformes, à mettre enfin en place les moyens suffisants en personnel et en technologie pour une modération effective, réelle et efficace. « C’est très cher », nous disent-elles en gémissant. De tels propos sont indécents de la part des sociétés les plus riches du monde.

Le combat sera difficile puisqu’il s’agit d’une collision frontale avec le business model actuel des réseaux, mais il y va de la lutte contre les incendiaires du web, de la sécurité des victimes et, in fine, de la stabilité de nos démocraties.

Pour ceux qui penseraient que j’exagère, je citerai Barack Obama, qui a déclaré lors d’un entretien donné il y a quelques jours à The Atlantic : « L’internet et les réseaux sociaux sont devenus une des principales menaces contre la démocratie. »

C’est pourquoi nous comptons beaucoup sur le gouvernement français pour convaincre l’Europe de ne pas se satisfaire de demi-mesures. Jean Castex nous l’a promis ici même il y a quelques jours, et vous l’avez dit sur votre blog, monsieur le secrétaire d’État. Le but de ce débat est de contribuer à ce que cette promesse soit tenue.

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