Intervention de Cédric O

Réunion du 19 novembre 2020 à 9h00
Contenu haineux sur internet : en ligne ou hors ligne la loi doit être la même. — Débat organisé à la demande du groupe les indépendants - république et territoires

Cédric O :

Monsieur le président Malhuret, je commencerai, en m’écartant du discours que j’avais préparé, par partager quelques réflexions sur un sujet qui nous a déjà beaucoup occupés lors de l’examen de la proposition de loi Avia, tant il est absolument essentiel – je suis complètement d’accord avec vous sur ce point.

Ce qui est en jeu à travers la régulation d’internet, c’est ni plus ni moins la pertinence de l’action publique et la persistance de la foi de nos concitoyens en la réalité et en l’efficacité de l’action de l’État s’agissant de l’une de ses missions principales, la protection des individus.

Aujourd’hui, en théorie, ce qui est interdit hors ligne est interdit en ligne, mais, dans les faits, compte tenu des spécificités techniques du fonctionnement et de la régulation d’internet, ce n’est pas le cas.

Avant d’évoquer la régulation des grandes plateformes, enjeu absolument central dans ce débat, je voudrais que l’on n’oublie pas le plus important : aucune démocratie n’est capable aujourd’hui de contrôler et de réguler efficacement ce qui se passe sur internet, et ce en raison de trois facteurs inhérents à ses contenus : la viralité, la massification et la persistance.

Imaginons que les plateformes soient capables de réguler efficacement les contenus problématiques ou haineux. Ce serait bienvenu, mais combien d’infractions en ligne sont-elles commises chaque jour en France aujourd’hui ? Leur nombre est difficile à estimer, mais disons qu’on peut l’évaluer à plusieurs milliers, voire à plusieurs dizaines de milliers. Voilà ce qui se passe aujourd’hui en ligne en France.

L’ensemble de ces infractions sont commises quasiment en toute impunité. Tout le monde s’accorde sur ce point aujourd’hui : si vous insultez quelqu’un, si vous le menacez de mort, vous ne risquez quasiment rien, même si certaines situations peuvent permettre l’identification et l’appréhension des coupables.

Imaginons, disais-je, que nous soyons capables de réguler efficacement les contenus problématiques et haineux : comment faire ensuite pour juger rapidement et sanctionner efficacement plusieurs milliers, voire des dizaines de milliers de personnes par jour ?

Cette question continuera de se poser : demain, même si l’on parvient à réguler efficacement la haine en ligne, même si les plateformes suppriment réellement toutes les injures et les menaces de mort, cela signifiera simplement que l’on aura mis la poussière sous le tapis. On aura supprimé les contenus haineux et les menaces de mort sans pour autant avoir réglé le problème principal, c’est-à-dire l’impunité des contrevenants.

Le problème fondamental que nos démocraties doivent régler, pour que les Chinois et un certain nombre de régimes ayant un rapport un peu différent à la liberté, ne soient pas les seuls capables de réguler les contenus en ligne, c’est l’efficacité de la chaîne police – justice – sanctions.

Hélas, nous risquons de rester durablement confrontés à ce problème. On risque en effet de progresser en ce qui concerne le retrait des contenus problématiques – je reviendrai tout à l’heure sur les textes européens –, mais on aboutira à un paradoxe extrêmement intéressant d’un point de vue ontologique : les contenus les plus faciles à retirer sont les contenus terroristes – une vidéo de décapitation est en effet très bien détectée par les algorithmes –, alors que les contenus gris, c’est-à-dire les insultes et les menaces de mort, proférées avec une faute d’orthographe afin de les rendre indétectables de façon automatique, ou en tout cas plus difficilement détectables, resteront en ligne et feront l’objet d’une plainte.

On aboutira donc à une aberration : les personnes présentées devant un juge seront celles qui auront proféré des menaces de mort, tandis que les individus qui auront publié des photos de décapitation – et donc fait bien pire – y échapperont parce qu’il est beaucoup plus facile de détecter ce type de contenus.

Nous sommes donc au cœur du texte auquel travaillent actuellement Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti : comment faire pour que la sanction ait valeur d’exemple et pour qu’elle soit réellement appliquée ? Lorsqu’un individu contrevient en ligne à la loi, comment faire pour qu’il soit véritablement sanctionné ? C’est pour répondre à ces questions que nous proposons la spécialisation du parquet et que nous améliorons les procédures permettant de porter plainte en ligne. Il existe donc un certain nombre de sujets techniques sur lesquels nous devons avancer.

Je le disais, internet se caractérise par sa massification et sa viralité. Les plateformes ont une responsabilité en ce qu’elles accélèrent la diffusion des contenus et créent des effets de silo : ainsi, plus vous êtes complotiste, plus vous regardez des vidéos complotistes, plus vous aimez tel ou tel contenu, plus on vous propose des vidéos ayant un rapport avec ce contenu. C’est pourquoi on doit imposer aux plateformes un certain nombre d’obligations relatives à la viralité et à l’« éditorialisation » – je suis prudent en employant ce terme – des sujets.

Il n’empêche, nous continuerons de nous heurter à certaines difficultés : ainsi, les boucles WhatsApp relèvent de la correspondance privée parce qu’on n’y trouve aucun contenu éditorialisé. Pour faire un parallèle avec une autre époque, c’est comme si vous envoyiez des milliers de courriers à des personnes que vous connaissez, ou que vous ne connaissez pas d’ailleurs, tout en bénéficiant du secret de la correspondance privée. Personne n’a jamais demandé à La Poste d’ouvrir l’ensemble des courriers pour vérifier qu’ils ne posaient aucun problème. Voilà un autre sujet sur lequel il nous faudra nous pencher, car il soulève beaucoup d’interrogations.

En attendant et en tout état de cause, on doit imposer aux grandes plateformes des obligations de moyens. Il faut les obliger à respecter un niveau minimum de modération, évalué en fonction du nombre de modérateurs et de la transparence de la modération, et à améliorer leurs règles en la matière, sous la supervision de la puissance publique. Enfin, nous devons comprendre leur manière de fonctionner.

Cette question doit d’abord être réglée à l’échelon européen, parce qu’il s’agit du bon niveau de régulation : c’est du reste l’objet du prochain texte qui sera présenté par les commissaires européens Thierry Breton et Margrethe Vestager au début du mois de décembre.

La France et l’Allemagne ont été extrêmement actives sur ce dossier. Je pense que l’une des principales difficultés à surmonter tient aux différences de conception entre les États européens sur la question des contenus illégaux : une partie des pays nordiques et des pays de l’Est ont en effet une vision différente de la nôtre et de celle des pays méditerranéens sur l’endroit où placer le curseur entre liberté d’expression et protection des concitoyens.

Cela étant, je pense qu’un accord est possible si l’on parvient à un compromis européen sur l’obligation de moyens, tout en laissant la définition des contenus licites ou illicites à l’appréciation de chaque État, à l’échelon national. Cet équilibre permettrait de tenir compte de la différence de perception et de culture de chaque pays sur le sujet.

Je ne serai pas beaucoup plus long. Ce débat est extrêmement intéressant, et je viens de partager avec vous un certain nombre d’idées fortes ou, en tout cas, d’interrogations que la puissance publique se pose elle-même. Cela ne l’empêche pas d’avancer, en se tenant parfois sur une ligne de crête afin d’éviter la censure du juge constitutionnel, comme vous l’avez constaté dernièrement.

Quoi qu’il en soit, je crois profondément qu’il faut considérer que ces questions sont très principielles si l’on veut que les démocraties libérales et les pays qui ont une conception un peu différente du contrôle ne soient pas les seuls capables de réguler efficacement internet.

Il ne faut pas se tromper, si l’on n’est pas capable de réguler efficacement internet et de protéger nos concitoyens, ces derniers finiront par opter pour des solutions plus radicales.

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