Intervention de Arnaud de Belenet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 2 décembre 2020 à 9h00
Proposition de loi constitutionnelle visant face à la crise actuelle à construire le monde d'après fondé sur la préservation des biens communs — Examen du rapport et du texte proposé par la commission

Photo de Arnaud de BelenetArnaud de Belenet, rapporteur :

Mes chers collègues, je commencerai par la fin, en vous demandant de ne pas adopter cette proposition de loi constitutionnelle, sans toutefois rejeter la notion même de biens communs.

Cette proposition de loi constitutionnelle, inscrite à l'ordre du jour du Sénat à l'initiative du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est riche d'opportunités. Elle nous donne l'occasion de réfléchir à une notion qui rencontre un écho grandissant dans la société et se trouve relayée par un grand nombre d'acteurs. Il s'agit donc de tenter de la définir et de faire avancer ainsi la jurisprudence constitutionnelle, notamment en matière d'environnement.

Les auteurs du texte partent du constat des défaillances de notre modèle de développement, révélées par les crises écologique et sanitaire, la progression des inégalités sociales et la persistance du chômage. Ils relèvent également l'affaiblissement de la coopération internationale au moment même où l'interdépendance des nations et la nécessité d'une réponse globale à des problèmes mondiaux sont plus évidentes que jamais. Face à ces constats, nos collègues nous proposent un ensemble de dispositions visant, d'une part, à autoriser le législateur à porter plus largement atteinte au droit de propriété et à la liberté d'entreprendre, d'autre part, à « questionner » la notion de souveraineté étatique, en contribuant à l'élaboration d'un « État de droit opposable aux États », ainsi qu'à la transformation de la « souveraineté solitaire des États en souveraineté solidaire ». À cet effet, la proposition de loi constitutionnelle prévoit d'inscrire dans la loi fondamentale les notions de « biens communs » et de « biens communs mondiaux », dont la « préservation » ou le « respect » seraient constitutionnellement garantis - sans qu'il faille les opposer de manière systématique au droit de propriété et à la liberté d'entreprendre. Seraient par ailleurs consacrés de nouveaux objectifs de valeur constitutionnelle tenant à la protection des sols, à la sécurité et à l'autonomie alimentaires, ainsi qu'un principe de conciliation entre le « respect des biens communs », d'une part, et le droit de propriété et la liberté d'entreprendre, d'autre part.

La notion de « biens communs » peut surprendre, car elle est inconnue dans notre droit. Nous imaginons, bien entendu, que l'air, l'eau, les sols et autres ressources vitales sont concernés. Il existe en revanche, en droit international, une notion de « patrimoine commun de l'humanité », concernant notamment le droit de la mer. La décision du Conseil constitutionnel du 31 janvier 2020 consacre également l'objectif de protection de l'environnement en tant que « patrimoine commun des êtres humains ».

Notre droit connaît, en revanche, les « choses communes », les choses « hors commerce », le domaine public dans ses diverses acceptions, des modes collectifs de propriété privée, ou encore les licences libres. Par ailleurs, il reconnaît à la puissance publique diverses prérogatives pour porter atteinte à la propriété privée à des fins d'intérêt général, telles que le droit d'expropriation, le droit de préemption, le droit d'imposer des servitudes d'utilité publique ou encore la soumission de certaines activités à un régime d'autorisation ou de déclaration.

Un grand nombre de catégories et d'institutions juridiques peuvent en principe être mobilisées pour construire des régimes visant à protéger certaines ressources et en garantir l'usage partagé.

Cela n'interdit pas de consacrer, en droit, la notion de « biens communs », à condition de déterminer quels effets juridiques seraient attachés à cette qualification. Le rapport rendu en 2008 par la commission Rodotà, en Italie, fournit, à défaut de définition transposable des « biens communs », des pistes de réflexion. Nous pourrions envisager les « biens communs » comme des « choses matérielles ou immatérielles dont l'usage et la jouissance sont nécessaires au plein exercice de droits et de libertés constitutionnellement garantis ». Néanmoins, une fois que nous aurions dit cela, nous n'aurions pas tout dit...

La notion de « biens communs » est avant tout une notion économique, son appréhension a été profondément renouvelée, à partir des années 1980, par les travaux d'Elinor Ostrom. Celle-ci a montré comment des communautés de taille limitée parviennent à organiser la gestion de certaines ressources communes - pêcheries, systèmes d'irrigation, nappes aquifères, prairies, forêts - de manière que tous les membres de la communauté puissent y accéder, dans une mesure plus ou moins étendue, sans que la ressource s'épuise. Cette gestion repose sur la mise en place, par les utilisateurs eux-mêmes, d'un système de règles socialement sanctionnées. Les analyses d'Elinor Ostrom ont ainsi remis en cause la thèse fameuse de la « tragédie des communs ».

À compter des années 1990, au moment même où le droit de la propriété intellectuelle connaissait un essor sans précédent, une réflexion théorique s'est également développée sur les « communs de la connaissance », qui a donné lieu à des mouvements tels que ceux des « logiciels libres » ou des « semences libres ».

La notion de « communs » ou de « biens communs » a par ailleurs été mobilisée au service de multiples causes militantes, en vue de combattre les méfaits réels ou supposés de politiques d'inspiration néolibérale.

Cette notion peut-elle être consacrée en droit, et à quelles fins ? La réponse à cette question appelle un travail apaisé.

Le Conseil constitutionnel a pris quelques décisions souvent présentées comme excessivement favorables au droit de propriété et à la liberté d'entreprendre. En réalité, il recherche un équilibre entre les diverses exigences constitutionnelles, au moyen d'un contrôle de proportionnalité.

Dans sa décision du 8 décembre 2016, le Conseil Constitutionnel s'est prononcé sur le « reporting fiscal pays par pays » institué par la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Dans le prolongement de sa jurisprudence antérieure, il a estimé que « l'obligation faite à certaines sociétés de rendre publics des indicateurs économiques et fiscaux correspondant à leur activité, pays par pays, est de nature à permettre à l'ensemble des opérateurs qui interviennent sur les marchés où s'exercent ces activités, et en particulier à leurs concurrents, d'identifier des éléments essentiels de leur stratégie industrielle et commerciale ». Le Conseil constitutionnel a donc jugé que ces dispositions portaient une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre et devaient être déclarées contraires à la Constitution.

En l'espèce, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est assez prudente. Elle n'interdit pas au législateur de prendre des dispositions, même attentatoires aux droits et libertés économiques, pour lutter contre la fraude fiscale. L'apport des nouvelles dispositions par rapport au droit en vigueur était, selon le juge, non indispensable à la réalisation de l'objectif constitutionnel de lutte contre l'évasion fiscale, alors même qu'il apportait une atteinte substantielle à la liberté d'entreprendre.

La seconde décision, du 16 mars 2017, n'a pas fermé la porte à ce que le droit de préemption des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER) soit étendu ou à ce que d'autres dispositions affectant les droits des propriétaires fonciers soient adoptées par le législateur, en vue de satisfaire à des objectifs d'intérêt général. Le Conseil constitutionnel exige simplement que ces objectifs soient clairement énoncés et que les dispositions adoptées permettent effectivement de les atteindre.

En outre, on assiste depuis quelque temps à un « verdissement » de la jurisprudence constitutionnelle.

Depuis l'entrée en vigueur de la Charte de l'environnement, un abondant contentieux a permis de mieux cerner le contenu et la portée juridique de ses dispositions, bien que son potentiel normatif ne soit sans doute pas totalement épuisé.

À cet égard, permettez-moi de mentionner la décision du Conseil constitutionnel du 19 juin 2008, qui a reconnu une pleine valeur constitutionnelle à l'ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement, ainsi que celle du 10 novembre 2011, qui a reconnu la valeur constitutionnelle du préambule de la Charte, de manière indirecte et à l'occasion d'une décision relative au secret de la défense nationale.

L'ensemble des droits, devoirs et principes inclus dans la Charte de l'environnement sont invocables dans le cadre du contrôle a priori de la constitutionnalité des lois. Les articles 1er à 4, relatifs au droit à l'environnement et aux devoirs correspondants, ainsi que l'article 7 sont également invocables dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Le Constituant serait néanmoins dans son rôle en intervenant, soit pour clarifier certains principes et objectifs constitutionnels, soit pour en fixer de nouveaux, et donner ainsi au Conseil constitutionnel de nouvelles bases pour procéder à son travail de « mise en balance ». Il s'agirait ainsi de conforter ce « verdissement » jurisprudentiel, voire de l'anticiper, afin d'accélérer la prise en compte des enjeux liés à la protection de l'environnement.

S'agissant des droits et obligations substantiels définis par la Charte de l'environnement, la jurisprudence du Conseil constitutionnel s'est élaborée progressivement. Elle a parfois été décevante pour certains, mais les décisions rendues au cours des derniers mois semblent marquer un infléchissement.

Dans sa décision du 20 décembre 2019 relative à la loi d'orientation des mobilités, le Conseil a accepté pour la première fois de contrôler la conformité à la Constitution de dispositions de programmation, dénuées en elles-mêmes de valeur normative, en prenant pour norme de référence le droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé, énoncé à l'article 1er de la Charte.

Le 31 janvier 2020, il a érigé en objectif de valeur constitutionnelle la protection de l'environnement en tant que « patrimoine commun des êtres humains ». C'est la première fois que le Conseil prend aussi nettement appui sur le préambule de la Charte, en y reconnaissant une nouvelle exigence constitutionnelle.

Par ailleurs, l'érection de la protection de l'environnement en objectif de valeur constitutionnelle, alors qu'elle n'était jusqu'à présent reconnue que comme un simple objectif d'intérêt général, a pour effet d'élargir la marge d'appréciation du législateur lorsqu'il concilie cet objectif avec d'autres exigences constitutionnelles.

Une portée extraterritoriale est, en outre, conférée par cette décision à cette nouvelle exigence constitutionnelle, au motif que l'environnement est le « patrimoine commun des êtres humains ». En l'espèce, il a été jugé que le législateur n'avait pas porté une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre en faisant obstacle à l'exportation de produits phytopharmaceutiques non approuvés par l'Union européenne. Cela témoigne du fait que nos actes locaux ont un impact au-delà des frontières, dans ce monde aux enjeux globalisés.

Néanmoins, la jurisprudence reste lacunaire sur certains points, ce qui laisse toute sa place à une nouvelle intervention du Constituant. S'agissant du principe de non-régression, le Conseil constitutionnel sera amené à se prononcer prochainement. Il lui appartiendra de consacrer ce principe - ou pas. Le principe de précaution demande également à être clarifié.

Je voudrais enfin dire un mot des « biens communs mondiaux » et de leur relation avec la souveraineté de l'État.

Les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle souhaitent contribuer à l'édification d'un nouveau modèle de gouvernance mondiale fondé sur la souveraineté solidaire, voire sur un état de droit opposable aux États. À l'évidence, le renforcement de la coopération internationale, l'accroissement des obligations des États, la consolidation de leur responsabilité juridique internationale, voire la mise en place de nouveaux mécanismes de décision au niveau mondial n'impliquant pas l'unanimité des États, reposent avant tout sur la négociation et la conclusion de nouvelles conventions internationales.

Toutefois, une révision de la Constitution française ne serait pas nécessairement dénuée de tout effet juridique à cet égard. De nouvelles exigences de fond relatives à l'action de la France dans le monde pourraient servir de base au contrôle de constitutionnalité de nos engagements internationaux. Elles pourraient également être opposables aux actes de droit interne, dans la mesure où ceux-ci ont des conséquences globales, dans la lignée de la décision du Conseil constitutionnel du 31 janvier 2020.

Pour produire de tels effets juridiques, les nouvelles dispositions constitutionnelles devraient avoir un contenu suffisamment clair et précis. C'est une tâche qui appartient au Constituant.

J'espère donc que cette notion de « biens communs » a suscité votre intérêt, grâce à l'initiative de Nicole Bonnefoy. Un travail mérite d'être mené sur sa traduction juridique. J'ai d'ailleurs évoqué quelques pistes de réflexion avec les auteurs de la proposition de loi, au cours des travaux préparatoires.

Peut-être manque-t-il dans notre Constitution une section regroupant les dispositions de fond, notamment les objectifs de valeur constitutionnelle. Pour ne pas encombrer l'article 1er, d'autres articles pourraient être ajoutés à sa suite. Le préambule pourrait également être complété afin de faire référence à la contribution de la France à la préservation des « biens communs mondiaux ». À l'article 34, la compétence du législateur pour « déclarer » les biens communs - c'est-à-dire en fixer la liste - et pour en déterminer le régime pourrait être affirmée.

J'ai conscience de vous proposer une méthodologie collective inhabituelle, puisque j'encourage le travail à se poursuivre sur cette notion, tout en vous invitant à rejeter son véhicule actuel qu'est la proposition de loi constitutionnelle. Mais je ne doute pas que l'intelligence collective prévaudra. Le texte qui nous est soumis est inabouti, mais les objectifs méritent d'être partagés et nous ne saurions exprimer une hostilité brutale.

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