Intervention de Denis Badré

Réunion du 10 décembre 2009 à 15h00
Droits syndicaux en europe — Rejet d'une proposition de résolution européenne

Photo de Denis BadréDenis Badré, rapporteur pour avis de la commission des affaires européennes :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, madame la présidente de la commission des affaires sociales – je note que la parité progresse au-delà de toutes espérances ! –, mes chers collègues, après les interventions très claires de Richard Yung, au nom des auteurs de la proposition de résolution européenne, et de Marc Laménie, au nom de la commission des affaires sociales, je ferai simplement ici quelques observations à la suite des débats ouverts et très intéressants que nous avons eus au sein de la commission des affaires européennes, observations qui prolongent le rapport que j’ai eu l’honneur de présenter au nom de cette commission.

Sur les points essentiels, ces observations rejoignent assez largement l’analyse que vient de nous présenter Marc Laménie. Richard Yung, Marc Laménie et moi avons d’ailleurs veillé à coordonner toutes nos investigations afin d’avoir comme base un référentiel commun. Cela mérite d’être souligné.

Je souligne également, avec force, que les inquiétudes exprimées par les auteurs de la proposition de résolution européenne me paraissent parfaitement compréhensibles et totalement légitimes. Le droit communautaire ne doit en aucun cas favoriser ou encourager le dumping social ou remettre en cause le droit de grève. Les débats sur la directive « services » l’ont d’ailleurs bien montré.

Cela étant dit, il me semble que les auteurs de la proposition font une lecture un peu pessimiste de la jurisprudence de la Cour de justice en matière de détachement de travailleurs et des solutions qui sont ouvertes aujourd'hui pour progresser. Je pense donc que nous devrions essentiellement nous interroger sur le point de savoir quelle est la meilleure voie à emprunter pour progresser sur ce sujet essentiel.

La proposition de résolution est axée sur trois points de niveau et de nature assez différents, constat sur lequel nous sommes assez largement d’accord. Tout d’abord, elle met en cause la jurisprudence de la Cour de justice, qui reléguerait la protection des droits sociaux fondamentaux au second rang par rapport aux libertés économiques fondamentales. Ensuite, elle demande la révision de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs. Enfin, elle propose une clause de progrès social pour renverser la jurisprudence de la Cour de justice.

Sur le premier point, il me semble important, comme aux auteurs de la proposition de résolution, que nous affichions clairement notre vigilance concernant la jurisprudence de la Cour et ses éventuels décalages par rapport à l’esprit de la directive de 1996. Cela me paraît d’autant plus justifié que le traité de Lisbonne engage un nouvel équilibre entre l’impératif du développement du marché intérieur et la prise en compte du progrès social.

Sur la remise en chantier de la directive, je suis plus circonspect. Oui, il faut regretter l’interprétation trop stricte à mon goût faite par la Cour de la notion de règles impératives minimales. Cette interprétation donne l’impression que l’on est en présence d’une directive d’harmonisation maximale, les salariés détachés ne pouvant obtenir mieux que le minimum légal.

Pour autant, la révision de la directive ne s’impose pas de manière évidente. Ne négligeons pas le principe de réalité qui est bien au cœur de la méthode Schuman pour construire l’Europe. Ne perdons jamais de vue les véritables objectifs que nous cherchons à atteindre.

Au demeurant, aucun État membre ne demande aujourd'hui la révision de la directive, pas même ceux qui sont directement concernés, c'est-à-dire les États touchés par les arrêts de la Cour. Au contraire, ils réfléchissent à l’aménagement de leur modèle de relations sociales pour le rendre compatible avec la jurisprudence de la Cour. Ainsi des mesures ont-elles été annoncées en Suède en octobre dernier. En Allemagne, une loi a été adoptée en avril 2009.

Je rappelle également que la directive de 1996 a été négociée dans une Europe qui comptait quinze États membres dont les niveaux de développement étaient assez voisins. Dans l’Europe des Vingt-sept d’aujourd'hui subsistent des disparités économiques et sociales assez marquées, même si elles tendent à se réduire progressivement. Le contexte n’est donc pas du tout le même. Dans ce nouveau contexte, une révision de la directive pourrait aller à l’encontre du résultat souhaité par les auteurs de la proposition de résolution.

Ainsi, la liste des matières relevant du noyau dur serait sérieusement rabotée. Or nous savons que le noyau dur de la directive recouvre environ la moitié du code du travail, sans compter les dispositions dites d’ « ordre public ». Soyons intelligents, mais pas trop ! Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain…

D’un point de vue strictement juridique, la révision ne serait pas nécessairement la solution. Il faut rappeler le contexte de ces arrêts. Ils portaient sur des États membres dont le modèle social est très différent du nôtre. Comprenons que l’Europe est constituée d’États très différents.

Le modèle nordique ou rhénan repose sur des négociations collectives très décentralisées aboutissant à la conclusion de conventions ad hoc non étendues. Ce modèle est loin de prendre en compte des notions qui nous sont très familières comme celles de « salaire minimum » ou de « règles impératives minimales prévues par la loi ou des conventions collectives d’application générale », lesquelles sont très intégrées dans notre modèle de relations sociales. Il y a autant de pays que de référentiels. Veillons donc à ne pas vouloir imposer le nôtre en considérant qu’il est le meilleur. Faisons avec respect l’analyse des autres modèles et essayons de progresser avec les autres pays dans le contexte général de l’Union.

J’ajoute que, même si la directive était révisée pour soumettre les entreprises prestataires à des normes sociales allant au-delà des règles impératives de protection minimale, il n’est pas sûr que cela suffise à changer la jurisprudence de la Cour. Celle-ci se réfère en effet d’abord au texte lui-même du Traité.

J’en viens enfin au troisième point de la résolution : la proposition d’introduire une clause de progrès social dans les traités pour infléchir la jurisprudence de la Cour de justice dans un sens moins favorable aux impératifs du marché intérieur. Nous dépassons ici la seule question du détachement des travailleurs. On aborde la question beaucoup plus large de l’équilibre de la construction européenne. L’idée d’une clause ou d’un protocole de progrès social s’inspire directement du précédent de la clause Monti, dont Richard Yung parlait à l’instant.

Je rappelle que cette clause a été insérée dans le règlement de 1998 sur la libre circulation des marchandises. Il s’agissait déjà d’une clause de progrès social dans un contexte économique et libéral, comme dirait Richard Yung. À cette époque, les traités ne comportaient pas de dispositions permettant d’assurer une juste balance entre les droits sociaux fondamentaux et les libertés économiques fondamentales des Communautés. Le sujet de fond est toujours le même.

Or, et c’est l’élément complètement nouveau aujourd'hui, le traité de Lisbonne rééquilibre désormais le système en conférant à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, cela a été dit, mais j’y insiste parce qu’on ne le dira jamais assez, une valeur juridique équivalente à celle des traités. On n’a pas assez souligné cette réalité, que les détracteurs du traité ont d’ailleurs toujours refusé de reconnaître. Maintenant que le traité est en vigueur, misons sur cet élément nouveau, ô combien fondamental, pour progresser. Ne faisons pas la fine bouche !

Passons donc sur le fait que l’introduction dans les traités d’une clause de progrès social ne pourrait plus être aujourd'hui annexée au traité de Lisbonne puisque celui-ci est entré en vigueur. Passons aussi sur le fait qu’il est peu probable que les États s’engagent en faveur d’une nouvelle révision des traités sur un sujet aussi sensible. À cet égard, l’expérience douloureuse du traité de Lisbonne est évidemment très peu encourageante.

Sur le fond, une telle clause n’est pas vraiment indispensable pour infléchir la jurisprudence de la Cour de justice. Le nouveau traité comporte déjà des dispositions de nature à la faire évoluer dans un sens moins favorable aux impératifs du marché intérieur. Le dialogue des juges, en particulier avec la Cour européenne des droits de l’homme – permettez au représentant de la Haute Assemblée auprès de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe que je suis de souligner cet élément avec force –, pourrait lui aussi être fécond. Appuyons-nous donc régulièrement sur la Cour européenne des droits de l’homme et sur l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

Enfin, il ne faut pas occulter les points positifs – il y en a ! – des récents arrêts de la Cour de justice. Le droit à l’action collective est consacré comme un droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire dont la Cour assure le respect. Par ailleurs, elle y affirme que l’Union a « non seulement une finalité économique, mais également une finalité sociale ». Cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant, surtout en matière juridique. Les prémices d’un infléchissement sont bien là. Je suggère d’avancer dans cette direction. Un compromis devrait pouvoir être trouvé dans ce sens.

Bref, il convient, je pense, de conforter la directive de 1996 plutôt que de s’engager sur la voie difficile, aléatoire et dangereuse, de sa remise en chantier. Le mieux peut être l’ennemi du bien !

Une piste a été ouverte par José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne, dans son discours d’investiture devant le Parlement européen. Il a alors évoqué la solution d’un règlement d’interprétation et d’application de la directive de 1996, ce qui permettrait de clarifier la directive, voire de la compléter, sans la fragiliser. C’est dire combien ce point important est reconnu comme tel par le président de la Commission et l’ensemble des autorités européennes, qui sont décidés à aller de l’avant sur cette question.

Je suis également totalement d’accord avec les suggestions des auteurs de la résolution en faveur d’une meilleure information des travailleurs et d’une meilleure effectivité des sanctions. Sur ces points, ils ont mille fois raison. Certains amendements déposés par le groupe CRC-SPG vont d’ailleurs dans ce sens et me paraissent parfaitement recevables.

Le Gouvernement doit porter son effort avant tout sur une meilleure application de la directive en matière d’information ou de coopération administrative entre les États membres. La lecture des arrêts de la Cour nous invite également à rendre plus lisibles et accessibles nos conventions collectives, notamment, puisqu’il s’agit du détachement de travailleurs, en traduisant leurs principales dispositions dans les langues de l’Union.

Au bénéfice de ces observations, la commission des affaires européennes, conformément à l’accord passé entre les groupes politiques sur l’examen des textes inscrits à l’ordre du jour réservé aux groupes de l’opposition et aux groupes minoritaires, a choisi de ne pas apporter de modifications à la proposition de résolution européenne et de la transmettre telle quelle pour examen à la commission des affaires sociales, examen dont Marc Laménie vient de vous rendre compte à l’instant.

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