Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi de vous faire part de mon émotion. Il y a maintenant plus de huit ans, je venais pour la première fois au Sénat – je n’étais pas présente, comme aujourd’hui, sur ces travées, mais en tribune. Il y a plus de huit ans, donc, le Sénat marquait l’histoire en votant le texte que j’avais porté au Parlement sur la pénalisation du négationnisme relatif au génocide de 1915. Je n’imaginais pas, à cette époque, siéger un jour dans cet hémicycle et devoir y dénoncer une autre épuration ethnique, un autre génocide.
Je tiens à remercier du fond du cœur le président Larcher d’avoir inscrit à l’ordre du jour cette proposition de résolution sur l’Artsakh. Je remercie également, et tout particulièrement, Bruno Retailleau, qui a su rassembler les groupes politiques pour cette cause qui nous dépasse et qui nous transcende. Merci à vous, mes chers collègues, d’être réunis pour cette cause, qui n’est pas communautaire, mais bien universelle.
L’histoire est certes un perpétuel recommencement, mais elle ne doit pas être un renoncement éternel. Le 27 septembre dernier, un conflit armé a éclaté dans la région caucasienne du Haut-Karabagh. De nouveau, l’Azerbaïdjan est entré en guerre contre l’Arménie. Toute cette opération a été froidement orchestrée par un membre de l’OTAN, la Turquie. Et le Gouvernement, interrogé sur toutes les travées du Parlement, ici et à l’Assemblée nationale, de se réfugier derrière la neutralité du groupe de Minsk… Ce groupe n’avait pourtant pas vocation à être neutre, mais à éviter une nouvelle épuration.
Je suis très déçue, monsieur le secrétaire d’État, que M. Le Drian ait évité aujourd’hui le débat. C’est vraiment dommage !
Nous ne sommes ni un petit pays ni une grande nation : nous sommes une civilisation. La France, dans son histoire, a toujours protégé les opprimés. Oui, le chef de l’État a désigné le bourreau et dénoncé la volonté expansionniste du président turc. Et pourtant : aucune aide militaire pour l’Arménie, une aide humanitaire timide, voire absente, pas de résolution européenne ! Alors que nous avons su nous déployer sur d’autres théâtres d’opérations, rien n’a été fait pour l’Arménie.
Les mots sont peu de chose quand des milliers d’Arméniens se font exterminer. Sur place, des journalistes courageux, comme ceux du Figaro, ou l’écrivain Sylvain Tesson témoignent et font état des corps mutilés d’Arméniens retrouvés dans les alentours de Chouchi. Des vidéos insoutenables circulent sur internet. Des êtres humains sont traités de « porcs » ou de « chiens », pour reprendre les mots du dictateur Aliyev. Et pourtant, le Gouvernement est resté neutre face à l’usage qui a été fait par l’Azerbaïdjan, avec l’appui de la Turquie, d’armes non conventionnelles telles que des armes au phosphore. J’espère que ces criminels seront jugés pour leurs actes odieux et lâches !
Rester neutre, quand on sait que la Turquie emploie des djihadistes comme mercenaires pour tuer des Arméniens et les mutiler ? Rester neutre, face à l’épuration ethnique et culturelle opérée par la Turquie et l’Azerbaïdjan ? Rester neutre, pour la France, c’est abandonner sa sœur et alliée l’Arménie. C’est être de nouveau spectatrice d’un génocide : hier les Arméniens et les Assyriens, récemment les Kurdes, de nouveau les chrétiens d’Orient, aujourd’hui encore les Arméniens. Rester neutre, c’est choisir la dictature turco-azérie plutôt que la démocratie arménienne. Desmond Tutu avait raison : rester neutre face à l’injustice, c’est choisir le camp de l’oppresseur.
L’oppresseur, c’est l’Azerbaïdjan soutenu par la Turquie, cette même Turquie qui a pour président M. Erdogan et sa folie expansionniste, sa volonté de reconstituer l’empire ottoman, de planter le drapeau de l’islam sur les terres de l’Artsakh, d’occuper Chypre, territoire de l’Union européenne, de violer l’espace aérien et maritime grec, ses chantages migratoires, le massacre des Kurdes, que nous avons abandonnés, son appel aux djihadistes pour en finir avec les Arméniens, son négationnisme récalcitrant concernant le génocide de 1915, sa volonté d’en finir avec les « restes de l’épée », mot terrible pour désigner les Arméniens rescapés du génocide.
Il y a là autant d’atteintes à notre honneur, à la dignité des peuples, à leur souveraineté, à la paix, jusque chez nous, en France, où ses Loups gris traquent les Français d’origine arménienne. La communauté internationale a laissé mourir les Arméniens, qui sont une part de nous-mêmes et de notre civilisation dans le Caucase.
L’Artsakh est une terre arménienne, par son histoire, par sa culture, par son peuplement. Son identité arménienne est aujourd’hui plus que jamais menacée, à l’image du monastère arménien de Dadivank, que nous devons à tout prix préserver. Si les Azéris persistent à détruire de tels vestiges, ce patrimoine disparaîtra à jamais. Pour que ne se reproduisent pas les désastres de la destruction des Bouddhas de la vallée de Bâmiyân ou des trésors de Palmyre, il faut agir ! Nous devons agir pour préserver ces trésors de l’humanité qui sont au cœur du Haut-Karabagh. Il est écrit dans l’Évangile de Saint-Luc : « S’ils se taisent, les pierres crieront. » Aujourd’hui, elles crient ; elles nous appellent à l’aide.
Si la France entend encore être écoutée et respectée, elle doit agir, comme nous le faisons cet après-midi. C’est l’honneur de la France qui se joue dans cet hémicycle aujourd’hui, via cette diplomatie parlementaire qui nous permettra de ne pas faire rougir l’histoire. La reconnaissance de la République d’Artsakh est davantage qu’un symbole ; elle permettra de relancer le processus de paix en y introduisant une discussion juridique sur le statut de cette petite république, petite par la taille, mais grande par la culture, par l’histoire, par les habitants.
Il y va aussi de la reconnaissance et de la fidélité que les Français doivent aux Arméniens, lesquels ont toujours répondu à l’appel des combats de la liberté, et sont français par le sang versé. Au Haut-Karabagh, on ne souhaite pas l’indépendance comme un colifichet de fierté nationale mal placée ; on la vit comme une garantie de sécurité, de démocratie et de développement. Cette indépendance est la garantie de la vie des Arméniens ; elle est aussi la garantie de la vie des Européens, des Français, et la garantie de la paix dans notre partie du monde.
Mes chers collègues, c’est notre droit le plus strict, au vu des circonstances, et surtout notre devoir le plus élevé, de voter cette proposition de résolution. La France a été le premier État à reconnaître officiellement le génocide arménien, en 2001. Elle doit être la première nation à reconnaître la République d’Artsakh, son droit à vivre en paix et en toute indépendance, son droit de peuple à disposer enfin de lui-même.
Demain, cette résolution inspirera d’autres pays européens, et même au-delà. Nous n’avons pas pu éviter la guerre ; évitons le déshonneur. Il y va de la responsabilité morale et politique du monde libre : reconnaissons ce peuple qui a tant donné pour l’humanité ! Reconnaissons ce peuple qui a tant souffert ! « La France ne peut être la France sans la grandeur », disait le général de Gaulle. Aujourd’hui, c’est le Sénat, par ce vote, qui incarne cette grandeur. Votons tous unis cette belle proposition de résolution !